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Revue de rAcademie de Toulouse et
des autres académies de Fempire
Académie des sciences, inscriptions et
belles-lettres de Toulouse
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REVUE
DE
TOULOUSE.
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REVUE
TOULOUSE.
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TYPOGRAPHIE DE BONNAL ET GIBRAG,
RDI lAlRT-ROUI, ii, TODLOUSI.
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J
REVUE
DE
TOULOUSE
BT
DU MIDI DE LA FRANGE
sous LA DIRBCnON
Dï: m. r. uicoii^ta
ONZIÈME ANNÉE. — TOME VINGT-ET-UNIÈME.
ON S'ABONNE
A TOULOUSE : Chez DELBOY, LIBRAIRE, RUE DE LA POMME, 71
ET ÂRMAIN6, LIBRAIRE RUE SAINT-ROME, 44.
TOUT CE QUI CONCERNE LA REDACTION DOIT ÊTRE ADRESSÉ AD DIRECTEUR
DE LA REVUE , RUE DU SENECHAL , 8.
1865.
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HARVARD COLLEGE UBRARV
FROMTHE
ARCHIRALO CARY 060UBQE
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REVUE
DE
TOULOUSE
ET
DU MIDI DE LA FRANGE.
REMERCIEMENT
ADRESSÉ A L'ACADÉMIE DES JEUX-FLORAUX
Par H. Emilb YaImb-Cibibi, éla Xaintaneor.
Messieurs,
Lorsque, le 8 janvier 4864, encouragé par les sympathies de plu-
sieurs d'entre vous, j*eus l'honneur de poser ma candidature au
fauteuil vacant par le décès de M. Hoquin-Tandon , je vous disais :
« Il est téméraire^ à moi plus qu'à tout autre, de revendiquer la
> succession académique d'un savant qui laisse après lui une si légi-
> time renommée ; mais vous voudrez bien, je l'espère, suppléer par
» votre indulgence à Tinsuffisance de mes titres. Je sais aussi, qu'en
» dehors des qualités littéraires, il en est d'autres dont la Compagnie
> des Jeux-Floraux tient compte dans la formation de ses choix. La
> sincérité des convictions , l'indépendance du caractère, la dignité
* d'une jeunesse volontairement soumise à la double loi du devoir et
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— 6 —
» du travail^ sont des titres qui furent toujours appréciés au sein de
n rAcadémie. Cette pensée encourage ma confiance ; elle fera y je
» l'espère, absoudre ma témérité. »
Ce double sentiment, Messieurs, je tiens à en renouveler l'expres-
sion au début de ce Remerciement.
Evidemment, lorsque l'Académie m'a fait l'honneur de me conférer
ses suffrages, elle n'a pas cru combler le vide, qu'après tant d'autres,
hélas! la mort avait fait dans ses rangs. M. Moquin-Tandon, dont une
plume autorisée (i) vient de retracer l'éloquente biographie, était un
de ces esprits auquel, en me choisissant, vous pouviez donner un suc-
cesseur, mais non un remplaçant.
Né à Montpellier , fils de cette noble province qui semble garder
dans la structure harmonieuse de sa langue, dans le relief imposant de
ses ruines et jusque dans l'azur de son ciel, l'empreinte de ses origines
Yomaines , M. Moquin-Tandon devait à sa terre natale la vivacité
d'impression et la souplesse d'intelligence propres aux races du Midi.
A ces qualités si précieuses, mais stériles quand une volonté ferme ne
les féconde pas, M. Moquin sut joindre la discipline dans le travail et
Tesprit de suite dans les idées. Il était né poète par le sang (2) et par
la vocation ; l'étude le fit savant et savant écouté de l'Europe entière.
Propre à tout et presque maître en toutes choses, il écrivait avec un
égal bonheur ce Noyer de Haguelonne (Cary a Magalonensis), super-
cherie spirituelle qui déjouait la perspicacité des maîtres les plus
versés dans la connaissance de la langue romane, et cette Monogra-
phie des Hirudinées, qui, dès ses premiers pas dans la carrière, fixait
sur lui l'attention du monde savant. Déjà connu par son enseigne-
ment à Marseille et à Toulouse ; déjà honoré de vos suffrages et de
ceux de toutes les corporations académiques de notre ville, M. Moquin-
Tandon appartenait de droit à cette élite d'hommes que la province
élève, mais que la capitale fait siens par une glorieuse adoption.
Il quitta Toulouse, il s'éloigna de vos doux entretiens littéraires,
parce qu'il est écrit que, dans notre pays de centralisation, toute re-
nommée doit demander à Paris sa suprême consécration ; mais ce ne
(4) L'éloge de H. Moqain-Taodon a été lu dans cette séance, par M. le Di" Janol,
maintenear.
(2) M. Moqain comptait parmi ses ascendants , André-Auguste Tandon , poèlo
troubadour^ né à Montpellier en 1759, mort dans cette ville en 1894.
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fut pas, dit-oDy sans accorder les plus vifs regrets à la ville qui, pen-
dant vingt années, avait, en mère attentive, encouragé ses travaux et
veillé sur sa réputation naissante. Devenu professeur à la Faculté de
Paris , appelé à siéger à l'Institut , il tenait à vous par les liens
de la reconnaissance et par cet écho toujours caressant des premiers
succès. Je me souviens, non sans émotion, que la lettre par laquelle
Toulouse apprit la mort subite de son enfant d'adoption, lui décer-
nait, avant tout autre, ce titre de Mainteneur qui a tant de racines
dans le passé de notre ville et tant d'écho dans le cœur de nos conci-
toyens.
Vous le voyez, Messieurs, ma modestie n'est point cette fois un
artifice de langage^ et, à tous ces titres, je ne pouvais avoir la préten-
tion de remplacer parmi vous M. Moquin. Devais-je demander à quel-
ques essais publiés dans les Journaux et dans les Revues de notre
ville la confiance que m'enlevait d'avance la célébrité de mon prédé-
cesseur?
Tout en reconnaissant que ces études et ces articles ont été l'occu-
pation utile de ma jeunesse, je ne pouvais, sans forcer ma propre opi-
nion> leur prêter la vertu de me conquérir vos suffrages. En effet,
Messieurs, dans notre temps de douteet de controverse, qui n'a été, à
son heure, un peu publiciste et un peu journaliste ? Qui n'a, entre la
vingtième et la trentième année , confié à la presse le secret de ses
espérances et raconté, à mots couverts , l'histoire de ses mécomptes ?
La publicité est devenue un champ commun où se rencontrent les
intelligences les plus sûres et les vocations les moins justifiées. Dans
ce pêle-mêle, il est parfois difficile de se rapporter à soi-même et de
fournir aux autres le témoignage de sa propre aptitude. Le critérium
existe pourtant, et comme vous. Messieurs, après vous (l), je crois
l'avoir trouvé dans la sincérité des convictions et dans la dignité du
caractère.
Ces qualités constituent la probité de l'homme de lettres et l'hon-
neur du journaliste. Avec elles, la profession d'écrivain s'élève à la
hauteur d'une magistrature-, sans elles, cette profession s'abaisse au
niveau d'un trafic. Celui qui tient une plume ne peut pas plus s'en
passer que le soldat de courage, et la femme de pudeur.
Ces qualités ont brillé de tous les temps, tantôt dans l'ombre, tantôt
(4) Semonce prononcée par M. d'Aygoesyives, le 49 avril 4868.
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en pleine lumière. Tacite nous apprend qu*on les rencontrait sous le
régne de Tibère comme à Tâge des Scipions. Seulement^ sous les
Consuls, elles appelaient les honneurs, et, sous les Césars, elles attiraient
la proscription. Â toutes lès périodes de Tbisloire elles sont également
glorieuses, mais elles ne sont pas toujours profitables. Entre toutes
les époques, s*il en est une où la dignité de la conscience et Findé-
pendance du caractère doivent être recherchées, n'est-ce pas dans un
siècle où, comme le nôtre, les révolutions successives ont trouble
les esprits, confondu les idées et déplacé parfois Taxe du monde
moral?
Dans ce tumulte d'opinions contraires, dans ce conflit de croyances
qui désolent notre génération, ce qu'il importe de rencontrer, c'est
moins une chimérique unanimité, qu'une égale sincérité chez ceux qui
cherchent et un égal désintéressement chez ceux qui luttent. Les dissi-
dences ne créent pas la mésestime. On a vu de loyaux adversaires se
tendre la main en signe de réciproque sympathie. Dans une guerre
récente et à jamais glorieuse, nos soldats, jetés sur les plages lointai-
nes de la Crimée, profitaient des heures rapides d'un armistice pour
échanger une cordiale étreinte avec des ennemis que de communes
épreuves leur avaient appris à estimer.
De méme^ qu'un homme apporte dans le combat de la vie une con-
science intègre et un cœur pur, ob! celui-là, je l'admire, je l'estime,
je suis fier, quel que soit son drapeau, d'établir avec lui le commerce
fraternel des âmes. Avec cet homme d'ailleurs, mon contradicteur du
moment, je suis certain de m'entendre sur ces principes supérieurs,
immuables, qui planent au-dessus de nos mesquines querelles, comme
la voûte du ciel plane au-dessus des sinuosités de la terre. Comme
lui, j'ai foi dans une Providence divine, dans une destinée surnatu-
relle, dans cet ensemble de préceptes dont le Christ a légué le magni-
fique Code à l'humanité. Qu'importent après cela les divergences
passagères! Qu'importe le bruit éphémère des discordes, quand le
but également poursuivi par ces adversaires d'un jour est le triomphe
du Droit sur la terre et le règne de Dieu dans l'éternité !
Oui, 'Messieurs, je crois à une secrète entente entre tous ces hom-
mes de bonne volonté auquel le cantique divin promet le bien suprême
de la paix ici-bas. L'ardeur de la lutte peut créer des défiances mo-
mentanées ; mais l'heure de l'apaisement amène des souhaits sincères
do conciliation.
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Celte pensée, Messieui's, a pu seule me donner adsez de contiance
pour solliciter vos suffrages. Celte pensée, vous l'avez comprise, peut-
être partagée. Dans tous les cas, elle m'a valu de votre part une dis-
tinction qui a été la récompense de ma jeunesse et qui sera Torgueil
de toute ma vie.
Eh! comment ne sera is-je pas fier d'entrer dans celle enceinte,
lorsqu'à côté des maîtres vénérés qui ont éveillé les premières lueurs
de mon intelligence, je vois assis les représentants les plus élevés de
l'Eglise, de la Magistrature, du Barreau ; lorsque mon regard peut
embrasser d'un trait les noms les plus anciens et les plus illustres de
la Cité ! Comment, en se sentant associé à un passé si glorieux ; en se
voyant rattaché par une flatteuse adoption à une Compagnie, où les
préceptes du goût littéraire ne se sont jamais séparés des traditions de
dignité morale -, comment ne serais-je pas enorgueilli de m'asseoir à
cette Ecole du bien dire, mieux encore, à cette Ecole du bien faire !
Ce tribut de gratitude que vos usages m'imposent l'obligation de
vous exprimer aujourd'hui publiquement, mon cœur. Messieurs, vous
Ta payé depuis une année.
Du fond de mon âme émue , au nom de ma jeunesse honorée par
vos suffrages : Messieurs, Je vous remercie.
Ce cri de reconnaissance, contenu depuis un an, avait hâte de sor-
tir de ma poitrine. Maintenant qu'il a pu éclater devant celle assem-
blée d'élite, je me sens plus libre pour aborder un sujet conforme aux
travaux ordinaires de la Compagnie, conforme aussi aux préoccupa-
tions habituelles du récipiendaire.
Je voudrais vous parler. Messieurs, en termes le moins indignes
possible, d'un élément entré dans la littérature moderne, et qui, par
la complicité des écrivains les plus distingués, semble y avoir acquis
une place considérable. Je voudrais, en un mot, vous entretenir de la
Mélancolie. Mot étrange qui, si nous scrutions ses origines, nous con-
duirait plutôt dans le temple d'Epidaure que sur les pentes du Par-
nasse; mol, qui, par une bizarre faveur de la fortune, est passé du
vocabulaire de la médecine dans le dictionnaire de la langue poétique.
D'où vient le mot? Vous le savez. D'où vient la chose? 11 faut essayer
de le dire.
Messieurs, notre âge a d'incontestables grandeurs. Jamais l'intelli-
gence humaine, surexcitée par l'appât de l'utile, n'a pénétré plus
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avdnt dans les régions de Tinconnu. Jamais la matière ne fut plus
complètement domptée par le génie de Thomme ; jamais elle ne fut
mieux asservie à ses besoins. Il est devenu presque banal de citer la
vapeur^ rélectricité, la photographie^ toutes ces applications d'agents
insoumis^ toutes ces découvertes imposantes qui resteront l'attribut
glorieux du xix« siècle.
Tandis que, dans Tordre matériel, l'esprit humain faisait des con-
quêtes capables de lui donner le vertige , dans l'ordre moral sa
marche n'était pas également assurée. Depuis 1789, les sociétés poli-
tiques, dont la France continue, parfois à ses dépens , d'être la géné-
reuse avant-garde, ont été travaillées par des aspirations toujours
renaissantes et jamais assouvies. Ce mal secret, dont il ne rentre pas
dans mon plan de retracer les phases, a provoqué des évolutions
incessantes dans le régime de notre pays. Or, Messieurs, aucun
changement ne s'opère dans le haut sans causer dans le bas de dou-
loureux retentissements. Chaque étape de la France à" travers ces
vicissitudes est marquée par des regrets, des blessures et des larmes.
Il est des hommes^ je le sais, qui ont le talent de s'associer à tous les
triomphes et qui savent tirer parti de toutes les défaites. Ces tristes
exemples ne sont pas rares dans nos annales où l'apostasie n'a que
trop souvent usurpé la place et les honneurs dus à la fidélité. Mais,
j'ai hâte de ledire, il est des hommes aussi, — et ceux-là je les honore,
— qui ne se courbent pas devant la fortune, et qui, dût leur carrière
en dépendre, ne fléchissent pas le genou devant le Dieu-Succès.
Ceux-là, Messieurs, ont vu leur nombre s'accroître à mesure qu'un
caprice du sort jetait les destinées de la France aux mains d'un
maître nouveau. Chaque révolution a fourni son contingent à ce
groupe d'âmes froissées. Le front des pères s'est plissé, et les fils ont
senti un souffle de deuil passer au travers de leurs vingt ans. Les
convictions déçues, les espérances détruites, les institutions renversées
par les coups de la force, le spectacle d'idoles tour-à-tour encensées
et foulées au pied ; tout cela, convenons-en, est bien fait pour porter
le découragement chez l'homme de foi et chez Thomme de bien.
Une immense tristesse. en est résultée; tristesse profonde, à peine
tempérée par les charmes amers de la solitude ; tristesse que, ni les
merveilles de l'industrie, ni les improvisations de la Toute-Puissance
n'ont eu la vertu de dissiper. Or, Messieurs, on l'a dit bien avant
nous : Il ne se produit pas un mouvement dans la société qu'il ne se
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répercute dans la littérature, celte expression vivante de nos mœurs.
Comment s'étonner que cette tristesse, que cette mélancolie, puisque
le mot est consacré^ soit passée du milieu social dans Tatmosphère
littéraire, qa'après avoir éprouvé l'âme des citoyens, elle ait, comme
toutes les douleurs vraies, inspiré la lyre des poètes!
Ce sentiment a un charme indéfinissable. Il attendrit comme les
feuilles d'automne ; il émeut comme la pâleur des lys sur le front des
jeunes filles. Les beaux-arts s'en sont emparés après la poésie. Bellini
l'a modulé dans ses suaves élégies-, Ary Scheffer, Hippolyte F'.andrin
l'ont rendu en traits de flamme dans leurs chastes compositions. H
a inspiré tous les grands artistes contemporains. Les divers âges litté-
raires, sans l'ignorer complètement, n'ont pas également connu •celte
corde mélodieuse et plaintive de Tâme humaine.
Nos ancêtres de TAtlique, ces Hellènes à l'esprit sain et robuste,
ont peu exprimé cet ordre de sensations qui, en somme, touche pres-
que à la maladie. Leur génie éclate dans des œuvres calmes, sereines,
gracieuses, mais fortement assises sur leur base comme l'Iliade et le
Parthénon. Beauté chez les Grecs est équivalent de Force. L'Apollon
du Belvédère et la Vénus de Milo réjouissent l'œil autant par In
plénitude de leur santé physique que par les proportions inimitables
de leurs formes. Que Pindare chante les triomphateurs des' Jeux-
Olympiques ; que Homère raconte les luttes ou les banquets de ses
héros; que Démosthénes ou Périclcs essaient dans leurs immortelles
harangues de fixer la constance du plus inconstant des peuples; que
Platon enfin jette dans ses Dia'ogues les bases inébranlables du spiri-
tualisme, tous ces poètes, ces orateurs , ces philosophes, affirment
l'indissoluble alliance de la beauté et de la force morale. Ces plaintes
vagues , ces aspirations inassouvies , ce douloureux contraste entre le
rêve et la réalité dont notre littérature devait plus tard faire une de
ses notes les plus touchantes, n'ont pas de prise sur ces tempéraments
fortement équilibrés. Chez eux, la mélancolie eût semblé un cas
de clinique et rien de plus.
Les Romains, qui jouirent d'une civilisation plus avancée, ressen-
tirent à la fois les bienfaits et les inconvénients de cet état nouveau.
Epicurienne chez Horace, la poésie latine revêt , dans Virgile, cette
teinte élégiaque qui fait de VEnetde le plus tendre des poëmes. C'est
que Virgile et ses contemporains avaient souffert , eux aussi , de ces
vicissitudes politiques qui ne passent jamais sans laisser dans l'âme
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humaine une empreinte ineffaçable. C'est que le poète de JMantoue
avait pu, du seuil de la maison paternelle, contempler les campagnes
dévastées, les villes détruites^ voir les légions romaines poussées au
feu de la guerre civile par Antoine et Octave tour-à-tour prescripteur
et proscrit. C'est qu'il avait enfin, sur les débris fumants de la Répu-
blique, assisté à l'agonie des dernières libertés.
L'insoucieux Horace se console de ces disgrâces. Le soldat fugitif
de Philippes trouve dans les faveurs d'Auguste une compensation à
ses espérances trahies. L'âme plus sensible de Virgile se replie sur
elle-même et n'oublie point les deuils de l'enfance. Il peut bien,
cédant à l'étiquette, s'écrier en passant :
Deu6 nobis hœc otia fecit. »
Mais le chantre d'Enée ne garde pas moins du spectacle de tant de
ruines cette tristesse voilée , cette grâce émue , qui percent en notes
attendries à chaque vers de son poëme. Qu'il raconte la dernière nuit
de Troie ; qu'il nous rende témoins de l'émotion maternelle d'Andra-
maque à la vue du fils d'Enée ; qu'il peigne le désespoir de Didon
trahie ; qu'il rappelle enfin dans ce vers si profond
« Baud ignora mali miseris succurrere disco, >»
. le précepte de la fraternité humaine, Virgile reste toujours le peintre
inimitable de la douleur et le consolateur des âmes éprouvées.
Ovide et les poètes de la décadence méconnurent les limites
assignées par le goût à l'expression du sentiment mélancolique. Ils
tombèrent de la grâce' dans la manière, et de la manière dans le
matérialisme. Leur étude ne nous apprendrait rien sur le sujet dont
nous suivons la filiation littéraire.
Ce n'est pas non plus à la Renaissance, à ce réveil radieux de
l'humanité, qu'il faut demander les langueurs poétiques de la mélan-
colie. La Renaissance puise dans le génie grec, tempéré par le sen-
timent chrétien, ses inspirations et ses modèles. Comme le siècle de
Périclès, le siècle de Léon X fut un âge de virile fermentation pour
l'esprit humain. L'art, préparé par les naïfs essais des Cimabue, des
Giotto, des Fra Beato Angelico , arrive à la plus haute expression de
la force dans Michel-Ange, au plus parfait épanouissement de la grâce
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dans Raphaël. Chez ces maîtres, comme chez Cléomène etPhidias^
éclate cet équilibre harmonieux des {acuités qui révèle la plénitude
de la santé morale.
S'il fallait chercher un précédent à ce mal poétique , dont est si
profondément touché notre siècle , on le trouverait plutôt dans ces
méditations bienfaisantes qu'inspiraient aux chrétiens du moyen-âge
la solitude des cloîtres et les joies austères du mysticisme. C'est dans
VJmiiation de JéâUê-Chriit par exemple, dans ce livre échappé comme
un cri de détresse à un athlète fatigué du combat de la vie, qu'on
pourrait rencontrer ce parfum de rêverie contemplative, où se complaît
l'âme humaine, quand l'aiguillon de la souffrance la ramène vers Dieu
en la purifiant.
Mais là où on ne trouvera pas assurément ce même'courant d'idées,
c'est dans les dissensions religieuses et les querelles sanglantes qui
désolent notre pays au temps de la Réforme. A cette heure de vie
fiévreuse, toutes les facultés sont tendues vers l'action. Hardi, polé-
miste, novateur, le xvi* siècle lutte et ne rêve pas. Entre une bataille
perdue et un traité violé, entre l'agression d'un parti et les repré-
sailles de l'autre , il reste aux populations le temps de gémir, il ne
reste pas à l'âme humaine le temps de s'épurer par de douloureuses
méditations. Ce rude siècle fut un âge d'enfantement, dur à lui-même,
propice à ceux*là seuls que ses épreuves devaient enrichir de pré-
cieuses conquêtes. Sous ce rapport, il offre plus d'un trait de ressem-
blance avec le nôtre^ auquel on l'a souvent comparé. S'il n'a pas
exprimé les mêmes plaintes que nous, peut-être a-t-il ressenti les
mêmes maux.
Comme nos ancêtres du xvi* siècle, ne cherchons-nous pas dans de
continuelles agitations un bien que chaque commotion nouvelle semble
plutôt éloigner que rapprocher de nous ! ne souffrons-nous pas, comme
eux, de cette satiété des choses acquises, de cette soif des biens incon-
nus, qui, toutes les fois qu'elles essaient d'entrer dans le domaine des
aits, se traduisent par de nouveaux mécomptes. Et pourtant,— étrange
condition de l'homme! — cette impatience de l'état présent, ce souci
d'un avenir meilleur sont peut-être, comme l'a fait observer Pascal,
le signe de notre vocation et la marque de notre glorieuse origine.
Avec ces généreuses inquiétudes, on peut tout attendre de l'humanité.
L'heure où il faudrait désespérer, c'est quand, repu de sa propre
dégradation, satisfait du panem et cireemeSy l'homme resterait sourd
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aux appels de iu conscience et n'entendrait plus ces voix intérieures
qui sont pour lui comme le pressentiment de Tinfini !
L'âge où résonna la voix mâle de Corneille, où le bon sens parla
parla bouebe de Molière, où Bossuet fit ej tendre ses foudres oratoires,
fut encore, comme le siècle de Périclès et de Léon X, une période de
force et de puissance satisfaite. Ce fut aussi une époque de discipline
et de foi. L'unité, introduite par Richelieu et Louis XIV dans Tordre
politique, ne se retrouve pas moins dans l'ordre moral. Les âmes,
pénétrées du double dogme religieux et monarchique, ne portent pas
au loin leurs investigations inquiètes et ne demandent qu'à la Révé-
lation le mot des grands problèmes psychologiques. La foi a résolu
tous les doutes et créé la sécurité pour le présent et les espérances
d'immortalité pour l'avenir. La mélancolie, cette dépression de l'âme
humaine, n'est pas Incompatible assurément avec le sentiment chré-
tien,— j'ai plus haut signalé son existence dans les cloîtres du moyen-
âge i — mais il faut reconnaître pourtant qu'elle se produit surtout
aux époques de crises politiqueset religieuses. C'est quand l'édifice des
croyances est ébranlé \ c'est quand l'homme, jeté hors de ses voies
morales, erre, en quête d'un symbole nouveau, que se développe ce
malaise intérieur. Il nous apparaît alors comme le châtiment d'une
âme séparée de son Dieu. Le xvu* siècle, si ferme et si un dans ses
convictions, devait à peine le ressentir. Tout au plus, en perçoit-on un
écho affaibli dans les cris des solitaires chassés de Port-Royal, dans
les douloureuses incertitudes de Pascal , dans la soumission résignée
de Fénelon, et dans les timides accents du tendre Racine.
A son tour, le dix-huitième siècle, que l'emportement des luttes
philosophiques semble écarter de ce courant d'idées, nous en mon-
trerait peut-être la trace dans la misanthropie paradoxale de Jean-
Jacques et dans les pages émues de Bernardin de Saint-Pierre. Mais
comme ce sentiment a surtout vibré dans la littérature contemporaine,
j'ai hâte d'arriver à l'aube du xix<» siècle.
Ceux qui, les premiers, firent passer dans les lettres le contre-coup
des épreuves que la société venait de traverser, furent et devaient être
deux proscrits. La Révolution avait coûté à l'un sa vie, à l'autre sa
fortune. Ces deux ouvriers de la première heure, ces deux victimes
de la tourmente, qui devaient se faire les interprètes des maux qu'ils
avaient soufferts, sont André Chénier et Chateaubriand.
Le premier nous apparaît sans cesse dans l'auréole sanglante que
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lui prête l'échafaud du 8 thermidor. Notre souvenir^ ému des infortu-
nes d'Âtala, se représente toujours le second errant en fugitif dans les
forêts du Nouveau-Monde. Tous les deux frappés des foudres révolution-
naires, tous les deux atteints du mal nouveau, ils expriment, sous les
grilles des cachots ou sur les chemins sans fin de l'exil , les grandes
tristesses du siècle qui commence. La Muse de Ghénier, inspirée aux
sources de l'art grec , donne aux plaintes du poète un parfum de
renouveau. Si fata sinant.. Si l'échafaud attend un jour, un seul
jour, on verra luire l'auréole d'une renaissance nouvelle. Le soleil de
l'Attique vase lever sur les lettres françaises. Mais non... la hache
tomhe ! et le chantre de la Jeune captive, enseveli sous un monceau
de victimes , s'en va attendre dans les limbes de l'histoire qu'une ré-
surrection tardive rende â son génie la justice qui lui est due.
Chateaubriand survit, lui ; mais dans sa carrière si glorieuse et si
tourmentée, dans ses évolutions , si brusques quoique toujours sin-
cères, comment ne pas reconnaître ce désenchantement précoce que
le poète a bu aux origines du siècle. René porte sur son front le pli
des inefbbles tristesses qui ont assombri sa vingtième année. Qu'il
soit dans les rangs des vaincus ou des vainqueurs, proscrit ou minis-
tre, pamphlétaire ou ambassadeur^ Chateaubriand toujours soucieux^
travaillé sans relâche d'un mal innommé, atteste, par l'instabilité
même de ses humeurs, que la gloire est impuissante à guérir certaines
blessures.
Le souffle d'inquiétude qui règne dans Atala, dans René, dans les
Natchez et dans les premières productions de Chateaubriand a fait passer
ce dernier pour le père du Romantisme. L'appréciation est exacte, si
l'on emploie ce mot nouveau à désigner une chose ancienne. La tris-
tesse inspirée par la contemplation des ruines, par les regrets du
passé et par les incertitudes de l'avenir, est vieille comme la poésie
elle-même. Chateaubriand, en rappelant les regards de ses contem-
porains sur la majesté des traditions chrétiennes, sur les pompes du
culte abrogé, sur la magnificence 'des édifices religieux, imprima à
des sensations vagues une direction précise. Il fut le restaurateur
poétique du christianisme, au même titre que le Premier Consul en
avait été le restaurateur politique. Aux âmes qui souffraient de la
sécheresse des dogmes purement philosophiques, il offrit l'aliment de
la foi enrichi de tous les parfums de la poésie. Grâce a lui, l'Eglise
renaît avec tous les prestiges que lui prêtent les effloresconces du
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— 16 —
style gothique^ l'éclat de la peinture, les accords de l'orgue et l'en-
cens des cérémonies. Ce cortège d'impressions extérieures, si favo-
rable aux élans de la prière et au développement de la foi, sort,
tout armé, des Martyrs et du Génie du christianisme. Grâce à lui
encore, la prose débarrassée du néologisme politique, recouvre une
ampleur harmonieuse qui rend presque le charme de la poésie sans
en subir la gêne. C'est bien, dans la forme et dans le fond, un âge
nouveau qui commence.
Sous r£mpire pourtant, à l'heure même où le gentilhomme breton
publie ses principaux et ses meilleurs écrits, il ne fait point école.
Le goût officiel entraine vers un autre courant les auteurs avides de
succès et de distinctions. Les regards du maître, qui servent si souvent
d'aimant à l'inspiration, se fixent plutôt sur le champ correct, régu-
lier, monotone, de l'ancienne poétique, que vers les horizons vagues
et encore mal définis de l'école nouvelle. D'ailleurs, ce dernier
genre est cultivé par des esprits mal faits, suspects d'opposition,
frappés par là-même de discrédit. Les harangues polies de H. de
Fontanes, les tragédies bien apprises de Luce de Lancival risquent,
moins que les élucubrations de Chateaubriand et les rêveries germa-
niques de M"»" de Staël, d*égarer la docilité des citoyens. Aussi la
surface des lettres est toute aux Grecs et aux Romains. Les traditions
classiques triomphent en apparence. Je dis en apparence, car si l'on
creuse cette surface, si l'on remonte le courant de nos origines litté-
raires, on reconnaît bien vite que la source véritable était, non les
tragédies d'Âmault ou les tableaux de David, mais ce filet d'inspira-
tion qui déjà produisait les Martyrs, et d'où, sous le choc des révo-
lutions nouvelles, allaient jaillir les Odes de Victor Hugo, les
Méditations de Lamartine et les chefs-d'œuvre de Géricault.
Sous l'Empire donc, il y a, dans les lettres officielles, éclipse de ce
sentiment maladif de l'âme humaine que j'appelle mélancolie, et au-
quel Chateaubriand, athlète brisé dans la tempête révolutionnaire,
donnait une expression nouvelle. La Muse timide de Millevoye s'en
fait bien l'écho dans ses obscures retraites. Mais, malgré Taccent péné-
trant de quelques pièces privilégiées, c^tte poésie n'a pas assez de
souffle pour dominer une époque. A vrai dire, c'est ailleurs qu'il faut
jeter ses regards, c'est hors de la France qu'on doit chercher des colla-
borateurs à la réforme des idées littéraires.
Pendant que notre pays accomplissait , à travers des vicissitudes
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— 17 —
inouïes, les actes si divers de Tépopée impériale; tandis que la France
se faisait à la fois la terreur et Tadmiration de TEurope, un peuple
chez lequel des traditions nationales perpétuaient le sentiment d'un
antagonisme séculaire^ résistait à l'ascendant de Napoléon 1*'. Parmi
toutes les puissances, l'Angleterre seule tenait tête à l'homme devant
lequel, depuis le Tage jusqu'au Volga, s'étaient courbés les humbles
et les superbes, les peuples et les rois. La conception étrange qu'en-
fanta, comme moyen de lutte, le génie qui présidait aux destinées de
la France, ce blocus continental, source de tant de haines et de tant
de misères, ne s'appliquait pas moins aux idées qu'aux marchandises.
Quoiqu'à peine séparées par un détroit de quelques milles de large,
la France et la Grande-Bretagne vécurent pendant dix ans, depuis la
rupture du traité d'Amiens jusqu'à la paix générale de i8i5, dans un
isolement réciproque et absolu. Durant cette longue interruption des
relations internationales, deux hommes s'étaient élevés en Angleterre
qui devaient, à l'heure où le courant intellectuel serait rétabli entre
les deux peuples^ exercer une action considérable sur notre littéra*-
ture. Ces deux écrivains, vous les avez nommés avant moi, Messieurs^
sont Lord Byron et Walter Scott.
Le premier, issu de race aristocratique, littérateur par caprice,
poète satirique par humeur, crée un personnage abstrait qu'il habille
au gré de sa fantaisie et qu'il fait voyager à travers les choses et les
hommes. Qu'il s'appelle Childe-Harold , Manfred ou Don Juan, le
héros n'exprimera au fond que les dégoûts amers , les désespoirs
vagues et les dédains suprêmes du noble Lord. Esprit inquiet,
remuant^ aventureux; désabusé, par une jouissance précoce, de
l'amour, de la richesse, de la gloire même ; sceptique au point de
faire douter si son enthousiasme pour la cause hellénique était un
sentiment sincère ou le dernier rôle d'un épicurien blasé. Lord Byron,
grand seigneur jusque dans la république des lettres, dédaigne de
plier ses inspirations à la gêne d'un plan, de réduire ses fictions à la
mesure des réalités, de donner à ses drames un terrain solide et à ses
conceptions un horizon défini. C'est toujours l'ironie, le sarcasme, le
blasphème qui tombent de ces lèvres plissées ; c'est la nuit du déses-
poir qui assombrit ce front altier et soucieux.
Tout autre fut sir Walter Scott. Fils de la bourgeoisie, pénétré, dès
l'enfance, de ces vertus modestes qui sont l'apanage des classes moyen-
nes en Ecosse ; voyant moins loin, mais voyant plus juste que son
s
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— 18 —
illustre contemporain, Walter Scott conserva, dans sa sphère mo-
deste, cet héritage de sentiments honnêtes, chastes, pieux, dont la
littérature ne peut pas se passer plus que la société. Ces avantages,
joints à une solide érudition et à ce bon sens proverbial dont les
Anglais font preuve dans les œuvres littéraires autant que dans les
entreprises commerciales, font du romancier écossais le contraste
vivant du pair d'Angleterre.
Autant celui-ci détache ses portraits de la réalité, autant celui-là
incarne ses conceptions dans des personnages vivants et agissants.
Autant Lord Byron dédaigne les procédés de composition qui entre-
tiennent l'intérêt, autant Walter Scott sème ses légendes de drames
émouvants. Manfred, Don Juan, Childe-Harold, abstractions philoso-
phiques, apôtres du doute, n'expriment que les pensers amers de
celui qui les créa. Les héros de Walter Scott, au contraire, qu'ils s'ap-
pellent Ivanohe, Rawenswood, Durward ou Glaverhouse , vivent tous
d'une existence personnelle et sont l'écho de leurs propres sentiments.
L'auteur des Puritains s'eiïace humblement pour laisser ù chacun de
ses personnages la liberté de ses ressorts. Cette impartialité, dont
profite la vérité historique, est poussée si loin, qu'on se demande, après
avoir lu le roman que je viens de citer, si l'auteur a pris parti dans le
grand conflit national pour les Jacobites ou pour les Orangistes, pour
les Cavaliers ou pour les Têtes-Rondes. Si l'on voulait pousser jusqu'au
dernier terme ce parallèle, on pourrait ajouter que Byron excelte à
créer des types, et Walter Scott à dessiner des caractères j que le pre-
mier est plus grand poète, et que le second est assurément plus grand
artiste. L*un a semé dans le champ littéraire des germes qui ont levé
des fruits malsains: l'autre a posé, dans d'intéressants récits, le mo-
dèle du roman historique. L'un et l'autre, en se révélant à la France,
vers les premières années de la Restauration, ont apporté des élé-
ments nouveaux à notre littérature nationale.
Je n'hésite pas à qualifier de funeste l'influence qu'exerça sur nos
poètes la rapide vulgarisation des œuvres de Byron. André Chénier et
Chateaubriand avaient donné la note exacte à la renaissance roman-
tique. Ce sentiment mélancolique , inspiré par tes regrets du passé
et par les incertitudes de l'avenir, avait trouvé sa juste expression
sous leur plume. En forçant cette note, en imprimant à leurs con-
ceptions la noire empreinte du fatalisme, en faisant de leurs héros
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— 19 — .
des petit^fiis de Manfrcd et de Lara, les imitateurs du poète anglais
s'engagèrent dans une voie qui devait les conduire à de tristes mé-
compies. C'est à la suite de B}Ton, en effet, qu'on voit surgir ces
héros hyperboliques, ces femmes surhumaines j c'est dans le sillon
qu'il a tracé, qu'éclatent ces ambitions tilaniques, ces déceptions
foudroyantes, ces douleurs d'apparat, ces désespoirs de convention,
et tout cet arsenal de procédés faux, violents, déclamatoires dont,
pour sa plus prompte ruine, a tant abusé la littérature romantique.
L'influence de Walter Scott fut loin d'être aussi fatale. Assurément,
ce maître a compté parmi nous plus d'un disciple malbabile. Sans
citer aucun nom, combien est-il d'écrivains en France qui provoquent
le sourire des lecteurs sérieux en attribuant le titre à*hisiorique à des
romans où l'histoire n'est pas moins offensée que la pudeur. Mais cet
esprit d'imitation a produit néanmoins d'heureux fruits, et, grâce aux
efforts de quelques talents privilégiés, le roman historique a pris
dans la littérature contemporaine une place exceptionnelle.
A l'exemple de Walter Scott, nous avons vu M. Prosper Mérimée
retracer avec bonheur le tableau des mœurs galantes et guerrières
du xvi" siècle, M. Jules Sandeau reproduire, dans des composi-
tions qui ne périront pas, le contraste des éléments sociaux que la
Révolution française a mis en présence; M. Octave Feuillet repren-
dre, après celui-ci, ce thème douloureux de l'antagonisme social.
Les lois, en effet , ont bien pu proclamer l'égalité civile , mais les
mœurs 'n'ont pas encore pleinement ratifié l'œuvre du législateur.
Comme au temps des Stuarts et de Cromwell, nous avons en France
le parti des regrets etceluides espérances. Nous comptons des grou-
pes de citoyens qui gardent dans une solitude jalouse le culte du
passé, tandis que d'autres ne songent qu'à jouir des fruits de leur
récent avènement. Lorsque, dans Jjif "« de là SeiglièrCy dans Valcreuse,
dans la Maison de Penarvan, le romancier dessine les profils austères
de ces vétérans qui, renfermés avec leurs dieux dans un castel dé-
mantelé, contemplent d'un œil froid la marche d'une civilisation
frondeuse et sceptique ; quand il accuse d'un crayon vigoureux les
traits caractéristiques qui distinguent encore, en dépit de la lettre de
la loi, les rejetons des anciennes races des fils des générations nou-
velles, on reconnaît dans ces tableaux un air de parenté avec ce^
récits célèbres qui s'appellent les Puritaine et la Fiancée de Lam-
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— 20 -
mermoor. Un même parfum de rêverie et un même accent de tristesse
régnent dans des drames, jetés dans un milieu semblable^ et enfantés
par des événements analogues.
A mes yeux donc. Messieurs, WalterJScott inspira, bien plus heu-
reusement que Lord Byron, nos auteurs contemporains. Tous les
deux firent résonner cette note mélancolique dont je poursuis la
vibration à travers les âges littéraires. Mais tandis que l'auteur de
Wawerley n*en donnait que la juste expression, le chantre de Childe-
Harold l'exagérait dans des compositions hautaines et malfaisantes.
Tous nos poètes pourtant, j'ai hâte de le dire, ne burent point jus-
qu'à la lie cette coupe du doute et de la désespérance. Le premier
de tous, Lamartine , maintint le vol de sa Muse dans les régions
pures de l'idéal. Le chantre des Méditations berce de ses douces
mélodies les âmes atteintes du mal du siècle. Ses chants, limpides
comme le cristal des lacs, cadencés comme les sons de la harpe, ont
le don merveilleux de charmer les souffrances de toute une génération .
Celui-là fut touché de l'aile de la mélancolie ; il fut le poète des afflic-
tions intimes, et il le fut sans inoculer à ses lecteurs les poisons du
scepticisme. Tout ce qui répond aux plus nobles instincts de l'homme.
Dieu, la Patrie, le Devoir, la Famille, la Liberté, trouva un écho dans
ce cœur généreux et une expression sous cette plume éloquente.
Malgré les injures du temps, malgré des tortures trop peu déguisées
peut-être, cette figure reste belle entre toutes. Poète, orateur, histo-
rien , Lamartine est notre créancier à tous. Chacun de nous lui doit
un enseignement historique, une émotion oratoire, un ravissement
littéraire, une parcelle d'idéal !
Aussi, Messieurs, quand je vois la solitude se faire toujours plus
vaste autour de ce grand nom ; quand je vois l'outrage monter jusqu'à
cette figure austère, je me demande où sont nos dieux en France et
pour quelles idoles nous réservons nos hommages et nos respects!
Victor Hugo, qui fut sacré poète dans l'enceinte même où je parle,
devait, tant que les exagérations du système n'égareraient pas son
génie, donner à la Muse un accent pénétrant et original. Sous les
doigts inspirés du jeune maître, la lyre française rendit des accords
oubliés depuis les chœurs i'Àthalie et les strophes de Jean-Baptiste.
Fils d'un soldat et d'une vendéenne, né au milieu de cette vie d'aven-
tures que faisaient à ses parents les exigences de la vie militaire,
V enfant iublime exprima, mieux que tout autre, dans ses odes, les
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— 2i —
convulsions du siècle naissant. Malheureusement, il ne se contenta
pas d'être le premier poète lyrique de notre temps et peut-être de
notre langue. Le dessin de réformer l'art et surtout de renouveler
les conditions du genre dramatique le jeta dans les parti-pris. Le
chef d'école devait singulièrement atténuer en Victor Qugo la valeur
du poète. Au théâtre, en effet, nous ne retrouvons plus ce souffle
éloquent ettM)ntinu, ces notes éclatantes et attendries, ce torrent d'ins-
piration chaude et colorée qui coule dans les Vierges de Verdun et
dans Y Ode à la Colonne, Dans le Roi s'amuse, Ruy-Blas, Marie
TudoTy Lucrèce Borgia, il semble que l'auteur se plaît à montrer la
saillie de ses défauts, c'est-à-dire, l'abus de l'antithèse et la recherche
de l'effet. Tout est poussé à l'extrême, le mal comme le bien, l'hé-
roïsme comme la bassesse. La préoccupation du grandiose produit
l'emphase, quand elle n'enfante pas le burlesque.
Alfred de Vigny accusa les progrès du mal dans Chatterton, Mais
il était réservé à un vrai poète, grand par l'inspiration, faible par la
volonté, d'en fournir un étrange et douloureux modèle dans Rolloy
Mardoche, les Marrons du feu et autres fruits précoces d'une imagi-
nation maladive. Alfred de Musset, marqué du sceau des élus, brûlé
de la flamme divine, poète par l'intensité du désir et l'aimant de la
vocation, ne put s'affranchir des entraves qui l'attachaient à la terre
et l'empêchaient de voler en plein essor dans les sphères supérieures.
Rien de plus douloureux que le contraste des aspirations et des réalités
dans cette existence. Par intervalle, comme dans les Nuits, comme
dans Ylmprécation à Voltaire^ le jet de l'inspiration le porte aux
sommets de lumière ; mais peu à peu le poids de l'enveloppe hu-
maine ralentit son vol et ramène l'enfant de la terre vers les ténèbres.
Et cependant. Messieurs , cette lutte entre la foi et le doute, entre
l'idéal et les passions, qui E^it le tourment du poète, fait aussi sa gran-
deur. Ses déchirements nous attristent ; ses révoltes soudaines nous
émeuvent. A travers ces alternatives de faiblesse et d'énergie, d'ombre
et de clarté, de chutes dégradantes et de subites réhabilitations, il
nous semble voir se développer l'image même de notre destinée.
Musset s'est appelé lui-même VEnfant du siècle ; ce titre n'est
point usurpé. Nul homme n'a mieux exprimé, par ce combat per-
pétuel de deux influences, par l'anomalie de vers où les raffinements
de la luxure se heurtent aux accents les plus chastes de la pureté, les
élans et les défaillances des générations contemporaines.
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— 22 —
De Tauteurde Rolla passer à la foule des romanciers qui ont exploité
le sentiment mélancolique pour plaider des causes équivoques, c'est
encore descendre de plusieurs degrés dans la hiérarchie littéraire.
Certes je ne suis pas de ceux qui ont voué au roman un dédain sys-
tématique. J*estime que les sentiments élevés, les critiques justes,
surtout Tobservation morale, trouvent une place utile dans le cadre
d'une fiction. Don Quichotte, Gil BldSy Paul et Virginie attesteraient
au besoin que le roman peut, en interprétant les mœurs d'un peuple,
répondre à l'attente des lecteurs honnêtes, et procurer à son auteur
une renommée de bon aloi. Nul genre n'est mauvais, a-t-on dit, hors
le genre ennuyeux ; et, pour quelques productions malsaines dont
notre époque s'est justement indignée, il serait injuste d'infliger à la
littérature d'imagination une proscription sommaire. Il faut recon-
naître pourtant que c'est ici surtout qu'a été exagéré le sentiment
dont je m'occupe. C'est dans le roman qu'a été poussée à l'excès
cette mélancolie qui, mise en œuvre par une main discrète, est le
parfum même de la poésie ; qui, exploitée par une imagination dévoyée,
devient une source de dérèglements et de. scandales. Que de fois
avons-nous gémi en voyant ces prétendus héros de roman afTecter
envers les devoirs pratiques de la vie un mépris superbe, s'envelopper
dans une majestueuse incrédulité, s'armer de l'ironie contre les der-
niers scrupules d'une conscience alarmée, abriter leurs passions ou
leurs crimes sous le prétexte commode de la fatalité, rouler enfin de
chute en chute dans l'abime sans fond du suicide !
Oh ! voilà bien l'excès avec ses périls î Voilà l'abus qui a justement
alarmé la conscience publique et jeté môme sur la littérature roma-
nesque une sorte de discrédit. Dans leur légitime indignation, les
hommes de goût n'ont pas tenu suffisamment compte à quelques
romanciers des qualités éminentes qu'ils mettent au service de leurs
plus aventureuses conceptions. Ils ont méconnu ce sentiment profond
des harmonies naturelles qui, renouvelé de Bernardin de Sainl-Pierre
et de Jean-Jacques, résonne en accents bucoliques dans les romans
d'une plume célèbre. Ils ont négligé de rendre justice à la magie de
ce style, à l'éloquence pathétique des personnages, à la puissance
analytique des passions, à cette intelligence souveraine des choses de
l'art, à tous ces dons merveilleux qui font de cet auteur, non un pré-
cepteur de morale peut-être, mais un modèle précieux de composition.
La hardiesse de certains sujets, la saillie paradoxale de certaines pro-
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— 23 —
positions, et, — il faut tout dire, — < l'imprudence de quelques opinions
battant ouvertement en brèche les institutions les plus sacrées, ont
ompèché Tadmiration de se faire unanime autour de cet esprit supé-
rieur. Tant qu'il vivra, cet écrivain, dont un pseudonyme masculin
ne déguise aux yeux d'aucun de nous la brillante personnalité,
servira de thème aux controverses. Mais quelque opinion qu'on ait,
quelques justes réserves qu'on puisse faire sur les tendances de ses
livres, parler de la littérature contemporaine et omettre le, nom de
George Sand, serait plus qu'un oubli, ce serait une injustice.
Le romantisme, dans sa forme la plus usuelle, a donc forcé cette
note plaintive de l'âme humaine dont Lamartine a si bien rendu la
divine harmonie dans ce vers célèbre :
L'homme est un dieu tombé qui se souyient des deux.
Il a flétri cette fleur de poésie qui s'élève d'un cœur éprouvé comme
un hommage envers Dieu, source de toute consolation. Il a associé
son parfum délicat aux acres senteurs du libertiuage. Mais la littéra-
ture romantique a cru du moins en cette lueur d'en haut ; elle l'a
adorée comme une vision de l'idéal. 11 était réservé à une école plus
récente de nous ôter cette dernière consolation et de bannir comme
une chimère l'inspiration du domaine de l'art.
Le Réalisme, puisqu'il faut l'appeler par son nom, fut la réaction
d'un abus contre un abus. Les Romantiques avaient poussé à l'cx-
irême l'emploi des sentiments vagues, prétentieux, hyperboliques.
A Pexemple des révoltés de l'âge biblique, ces enfants de la terre
Avaient tenté d'escalader le ciel. Mais leur ambition était haute du
moins ; et leurs yeux, animés d'un feu parfois sacrilège, ne se fixaient
que sur les sommets. Les Réalistes se donnèrent la triste mission de
couper les ailes à nos aspirations et de nous ramener vers la fange
natale.
C est vers i850 que se produisirent les premiers symptômes de
cette émeute littéraire. Les novateurs, pleins d'embarras, pénétrés
d'une juste défiance d'eux-mêmes, crurent prudent de choisir pour
chef un homme dont la mort venait de briser la plume, et qui, du fond
de la tombe, ne pouvait réclamer contre les honneurs imprévus de
cette apothéose. Honoré de Ralzac qui, vivant, avait vu son talent
discuté et ses œuvres méconnues, fut, après sa mort, proclamé l'oracle
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— 2* —
infaillible de la secle nouvelle. Le choix était habile, car nul roman-
cier de notre temps n'a dépensé plus de talent et de courage que Fau-
teur du P^e ffortot; il était significatif, car nul n'a mieux accusé,
dans des œuvres innombrables, le parti pris d'un système et les
aphorismes d'une morale particulière.
Organisation faite de patience et d'énergie, ouvrier dur à la tâche,
doué d'une finesse d'observation incroyable, propre à s'assimiler tous
les détails et à se perdre dans des analyses sans fin, dépourvu de
méthode, mais habile à poursuivre une conclusion à travers la con-
fusion des prémisses, Balzac reconnaît et adore dans le monde
romanesque qu'il a créé deux puissances : l'Argent et la Force. Il
groupe autour de ces deux divinités une foule de personnages, qui,
sous des masques divers et dans des attitudes variées, gravitent tous
autour du même pivot et adressent aux deux idoles les mêmes
hommages. Les délicatesses de la conscience, les raffinements du
spiritualisme attirent bien moins l'admiration de Balzac que l'énergie
malfaisante d'un Vautrin ou la puissance anonyme des Treize. Cet
affaissement du sens moral se révèle encore par un symptôme plus
alarmant et qu'il est difficile de traduire en langage honnête : Balzac
trouve licite qu'on arrive à son but per fas et nefas^ même en em-
ployant les bons offices de celles qui doivent contribuer à notre
bonheur, mais qui^ sous peine de déchoir, ne sauraient contribuer à
notre fortune. Ces réserves faites et ces avertissements donnés à ceux
qui s'engagent dans la lecture de la Comédie humaine, on ne saurait
trop louer la puissance des conceptions, la ténacité des déductions,
la vigueur des caractères^ l'exactitude rigoureuse de l'observation, en
somme l'ampleur imposante de l'œuvre.
Mais, — comme il arrive toujours, — les sectaires empruntèrent à
leur chef ses défauts et laissèrent sans emploi ses remarquables qua-
lités. Balzac avait négligé l'aspect moral et synthétique des sujets
pour se perdre dans un labyrinthe de détails ; les réalistes abandon*
nèrent complètement le côté psychologique de l'homme et jugèrent
l'enveloppe matérielle seule digne de leurs observations. Le chef avait
à peine entrevu l'idéal, les disciples le proscrivirent comme un hors
d'œuvre. Le premier enfin, réservant toute son admiration pour les
tempéraments forts, avait rejeté comme un symptôme inexpiable de
faiblesse, cet état de l'âme que j'étudie, la mélancolie. Les seconds la
poursuivirent de leurs traits ironiques et n'admirent plus comme
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— 25 —
source d'inspiration que les réalités les plus triviales de la matière et
! les splendeurs périssables de la chair.
j ils se trompaient, Messieurs, ils se trompaient, ai-je besoin de le
• dire, ces barbares qui coulaient chasser le Dieu du temple, bannir la
P poésie de nos cœurs, étouffer dans TArt cette étincelle surprise au
foyer céleste. Leur erreur fut de prendre la conformité matérielle
pour l'expression de la beauté, de confondre le réel avec le vrai. Qui
dit Art dit Création. Le peintre, le musicien doivent, non pas copier
servilement les objets, mais bien choisir parmi eux, combiner les
nuances, associer les sons, créer dans leur œuvre celte harmonie que
le Ïout-Puissant a si bien établie dans l'ordonnance de l'univers.
Pourquoi l'Artiste est-il le privilégié entre les hommes ? Pourquoi
Phidias, Raphaël, Rossini sont-ils marqués, môme avant leur mort)
du sceau de l'immortalité ? précisément parce qu'ils ont participé de
cette faculté divine qui consiste à créer un tout avec des parties, à
faire le Monde avec le Chaos !
Réagissons, c'est notre devoir, contre les prétentions de ces nova-
teurs. Conservons à l'homme la consolation de la poésie qui, elle
aussi, n'est qu'une forme de la prière. Repoussons les attaques de ces
nouveaux iconoclastes qui, à la religion séculaire de l'idéal, vou-
^ d raient substituer le culte du laid. Notre croyance, Dieu merci,
trouve derrière elle assez de garants. Quand on marche au combat à
la suite d'Homère et de Phidias, de Cicéron et de Virgile, de Corrègo
er de Raphaël, do Racine et de Lesueur, on peut sans crainte affronter
Tennemi ; on peut sans présomption compter sur la victoire.
J'ai dit. Messieurs, que le Romantisme avait exagéré l'expression
du sentiment mélancolique, et que cet abus n'avait pas été une des
moindres causes de sa chute. J'ai dit, d'autre part, que le Réalisme
avait méconnu cette note délicate de l'âme humaine, et que cette
volontaire prosciiption ne contribuerait pas peu à la raj)ide décadence
de l'Ecole nouvelle. Il me reste à fixer, en forme de conclusion
morale^ la mesure dans laquelle la Littérature doit admettre, suivant
moi, cet élément de composition.
Messieurs, l'homme n'est pas seulement jeté sur la terre pour rêver
et pour gémir. La volonté providentielle, qui lui impose les épreuves
de sa carrière terrestre, lui signale aussi, par la voix de la conscience,
des devoirs à remplir et des combats à affronter. La vie est une lutte,
^ tUa rertamen, cl c'est à l'énergie avec laquelle nous soutiendrons cet
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— 26 —
assaut quotidien, que se mesurera cette Justice incorruptible qui nous
attend tous au réveil d'outre-tombe. Il nous importe donc de ne
négliger aucun de ces devoirs, qui, suivant qu'ils seront accomplis ou
transgressés, décideront de notre destinée éternelle. La poésie peut
bien jeter Téclat de ses reflets sur notre terrestre horizon ; elle peut
bien semer de fleurs le rude chemin que nous parcourons, charmer
nos blessures et rallumer nos espérances ; mais son rôle ne saurait
aller jusqu'à étouffer les impérieuses prescriptions de la loi morale.
Plus encore: quand elle se traduit par ces notes sympathiques que
j'appelle mélancolie, il^nejaut pas, sous peine des plus graves périls,
qu'elle vienne énerver le courage dont nous avons besoin pour sup-
porter les luttes de chaque jour. Le danger permanent de cet état de
Tâme est précisément celui que je signale en ce moment et qui con-
siste à nous rendre impropres au combat en amollissant nos cœurs.
Si donc la Littérature s'empare de ce sentiment, elle doit toujours
s'associer à l'idée plus ferme, plus noble de la Loi morale. A côté,
au dessus de c^tte figure rêveuse et penchée de la Mélancolie, elle
doit placer la statue sévère du Devoir, nous avertissant que la tâche
est rude, mais que le salut est au prix de l'effort.
Soyez donc poètes, mais soyez hommes, dirais-jeàceuxque Tins-
piration entraîne dans les champs azurés de la fantaisie. Bercez un
instant vos douleurs du bruit harmonieux de vos plaintes, abandonnez-
vous à l'enivrement du rêve. Mais que le réveil soit prompt, car, pareil
à cet arbre du Nouveau-Monde, dont nous parlent les voyageurs, la
mélancolie finit par donner la mort à ceux qui prolongent leur som-
meil sous son ombrage.
S'il m'était permis, en finissant, de compléter ma pensée par un
exemple, je dirais :
Il s'est rencontré près de nous, dans un vieux manoir de l'Albi-
geois, une noble créature qui, elle aussi, goûtait avec délices le
charme ineffable des forêts, le rhythme harmonieux des vents, la
musique inspirée des oiseaux, qui buvait à longs traits cette poésie
enivrante de la nature que Dieu prodigue au pauvre comme au riche,
au petit comme au puissant. Elle aussi se plaisait à murmurer des
vers avec Lamartine, à prier avec Fénelon, à pleurer avec sainte
Thérèse. Nulle femme ici-bas n'eut de plus suaves élévations et de
plus chastes attendrissements. Nulle ne ressentit plus profondément
l'aiguillon de la douleur, quand la perte d'un frère adoré vint froisser
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— 27 —
celle âme séraphique el lui annoncer par celle suprême épreuve rap-
proche de la suprême récompense.
Eh bien ! que le son d'une cloche, que la voix d'un mendiant se
fassent entendre au milieu de ces extases, sur le champ la sainle fille
quilte les sphères étoilées ; el, devenue servante du pauvre ou
ménagère du foyer domestique, vous lui verrez accomplir sa lâche
quotidienne avec le dévouement d'une sœur et Thumililé d'une
chrétienne.
Oui, Messieurs, Eugénie de Guérin vient en ce jour donner une
consécration vivante à ma thèse et fournir un exemple glorieux à
mes préceptes. Dans sa vie, qu'une volonté d'en haut a ressuscitéo
comme pour nous servir de modèle, nous ne cessons, de voir cette
alliance de la poésie avec la foi, de la mélancolie avec le devoir. Nous
ne cessons d'admirer les plus hautes vertus associées aux dons les
plus merveilleux de l'inspiration.
Cet exemple. Messieurs, en dit plus que tous les discours. Ce nom
d'Eugénie dé Guérin, qui me valut peut-être quelques-unes de vos
sympathies ; ce nom, sous les auspices duquel je suis entré dans cette
enceinte, j'aime à le placer à la fin de ce Remerciement comme la
dernière émotion de mon cœur et comme le dernier cri de ma recon-
naissance !
E. Vaïsse-Cibiel.
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LA VIE AUX ANTILLES
LE SAUT DE LA LEZABDE.
t
parait être produite par les infiltrations deja Grande rivière de Sainte-
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Rose, qui coule presque horizontalement et parallèlement à la chaîne,
avant d'aller se répandre dans la plaine.
La Lézarde est grossie çà et là d'affluents qui la cherchent à tra-
vers les bois, et qui s'unissent à elle sous des abris mystérieux de
lianes, dont des siècles, peut-être, ont épaissi le dais de velours vert,
si richement brodé de fleurs blanches, violettes et rouges. Elle des-
cend, tantôt encaissée entre d'énormes falaises à pic, tantôt roulant
dans un lit de galets sur lesquels elle s'étend à l'aise, jusqu'à l'endroit
appelé le Saut de la Lézarde.
Là, elle rencontre deux masses énormes de rochers, appuyés sur
chaque rive à la terre, qui leur sert de contrefort, et à laquelle les
attachent, comme de gigantesques griffes, les racines de grands
arbres qui les couvrent d'une ombre perpétuelle. Sa course foll*;
s'interrompt. Toutes ces eaux vagabondes qui chantaient, en glissant
entre les galets qu'elles brodaient de leur écume blanche, s'arrêtent,
se rassemblent et vont tomber par une coulisse étroite, dans une
immense cuve circulaire creusée dans le roc.
Le regard ne pénètre que difficilement dans cette cuve mystérieuse ;
car, pour en voir l'intérieur, il faut monter sur la roche qui surplombe,
s'accrocher aux lianes, et ce n'est pas sans danger que le pied se pose
sur cette surface glissante, couverte d'une couche de mousse mince et
douce au toucher, comme un drap léger, perpétuellement humectée
par la condensation des vapeurs qui s'élèvent de la masse énorme des
eaux.
La rivière qui se précipite dans cette cuve dont on n'a pas sondé
la profondeur, après avoir tourné comme un immense serpent enfermé
dans une cage trop étroite et qui se tord sur lui-même, s'échappe par
une coulisse inférieure, et, reprenant ses aises sur la surface unie
des rochers qui s'ouvrent pour lui faire passage^ se précipite en nappe
argentée et écumeuse.
Elle est reçue dans un vaste bassin formé par une double muraille
h^nisphérique, composée de roches énormes qui paraissent avoir été
superposées, rangées et alignées par la main de l'homme et qui s'ou-
vrent pour laisser à la rivière la liberté de son cours. Ces murailles
titanesques laissent tomber de leur sommet, qu'on aperçoit couvert
de la plus éclatante verdure, des filets d'eau qui scintillent de distance
en distance comme de petits rubans d'argent et viennent se perdre
dans l'immense réservoir du bassin. Des mousses, des plantes para-
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sites, au feuillage étrangement coloré et découpé, grimpent le long du
rocher, s*accrocbent à toutes les fentes, à toutes les saillies, à toutes
les anfractuosités. De grandes lianes suspendues aux arbres du som-
met laissent tomber jusqu'en bas leurs fils déliés , qui s'allongent,
entraînés par le courant.
La Lézarde continue ensuite sa course, circulant autour des énor-
mes galets, entre lesquels elle forme des bassins où elle semble s'ar-
rêter de temps en temps pour se reposer, et descend ainsi jusque dans
la plaine, arrosant sur son passage des champs de manioc plantés sur
la déclivité du rivage, des bananiers, d'immenses touffes de bambous,
dont les troncs s'élèvent quelquefois réguliers, droits et serrés comme
les groupes de colonnettes des cathédrales gothiques.
Dans son parcours ^nueux qui se dessine à travers la magnifique
plaine du Petit-bourg, elle forme un bassin tranquille et profond, où
les habitants de la Pointe-à-Pitre viennent chercher l'agrément d'un
bain tiède et ombragé, devant la pauvre demeure d'une créature
solitaire qui a nourri de son lait un homme dont le nom a retenti
bien des fois dans les jours d'agitations politiques, prononcé par des
partisans fanatiques ou d'ardents détracteurs. Et pourtant cette illus-
tration relative est peu connue dans le pays, et bien des gens ignorent
que la vieille négresse qui occupe la case couverte en herbes cou-
pantes, entourée de mangliers, sur le bord de la route et qui s'ap-
pelle Barbe, est la nourrice du révolutionnaire Armand Barbés.
Après avoir quitté le bassin de Barbe, la rivière reprend sa course
folle jusqu'au gué de la route de la Pointe-à-Pître à la Basse-Terre.
Là, son niveau étant à peu près celui de la mer, elle s'arrête et devient
aussi calme et grave qu'elle avait été jusqu'alors sautillante et folâtre.
Ses eaux passent lentement entre les champs de cannes, réfléchissant
comme le miroir le plus limpide, les touffes de goyaviers qui croissent
sur la berge et suspendent leurs rameaux verts et leurs fruits jaunes,
les palmiers glouglous où se rassemblent des légions de merles à
rapproche du soir, les cannes marronnes qui bordent les savanes où
paissent les bœufs et les mulets de l'habitation Bellevue. Elle se glisse
entre les racines des mangles qui garnissent ses rives dès que l'in-
fluence du mélange de ses eaux avec celles de la mer commence à se
faire sentir. Elle s'élargit sous l'ombre que leurs rameaux verts
répandent sur elle, en se rejoignant presque par leur sommet et for-
mant une immense arcade de verdure dont les échos répètent la
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clameur éplorée du Quio peureux, que le plus léger bruit met en
alarmes. Elle reçoit, en passant, les eaux de la Trinité et va s'éteindre
tranquillement à la mer, dans la baie comprise entre la Polnte-à-
Bagu et la Rivière du coin. On ne peut pas dire qu'elle se jette dans
la mer, car celle-ci fait souvent invasion dans son lit, ce qui a lieu
aux heures des hautes marées et quelquefois d'une manière tellement
manifeste qu'elle semble remonter son cours. Aussi son embouchure
est-elle passablement encombrée de sable et de vase, et il faut être
très-pratique de cette contrée difficile pour en franchir la passe sans
frôler la boue du fond ou sans se heurter à quelque tronc d'arbre
traîtreusement couché sous l'eau tranquille.
Dans le courant de 4855, un homme était venu s'établir sur le
bord de la Lézarde. A l'endroit où les voyageurs venant de la Pointe-
à-Pître prennent le gué de la route de la Basse-Terre, il avait loué
une maison qui s'élevait sur la berge de la rive gauche et que le pro-
priétaire laissait tomber en ruines. Il en avait fait rétablir la toiture
dont les aissantes pourries ouvraient un libre passage au vent et à la
pluie. Des planches neuves étaient venues prendre la place des plan-
ches brisées de la palissade. L'intérieur avait été divisé en deux ou
trois chambres, et sous un hangar qui s'appuyait à la maison, s'éîen-
Jant parallèlement à la route, se dressa un fourneau surmonté d'un
énorme soufflet, et les passants purent lire sur une enseigne qui se
balançait à une tringle de fer : « Saurin, forgeron, maréchal-ferrant,
armurier, entreprend toutes réparations de moulins, alambics et
armes de chasse. »
La maison de Saurin faisait pendant, sur la rive gauche, à une
construction établie sur la droite et où se débitaient des substances
alimentaires de toute sorte, ce qu'indiquait suffisamment une enseigne
fort concise : ]V.... , cabaretier-licencié. Ici on donne d manger.
Avoine. Cet établissement existe encore et prospère sous la direction
d'un homme entreprenant, qui a joint à son commerce un service de
pirogues pour le transport du sucre à la Pointe-à-Pître. La maison
s'est agrandie pendant que celle de Sauriu est redevenue ce qu'elle
était primitivement, un amas de ruines.
Lorsque Saurin vint s'établir là, il ne connaissait personne dans le
quartier. Il amena avec lui un nègre ouvrier de la Pointe-à-Pître, et
ils exécutèrent ensemble les réparations. Il se montra lui-même
habile ouvrier, maniant avec adresse la scie^ la hache et le marteau.
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~ 32 —
Il avait suspendu un hamac dans un endroit à peu prés abrité, cl il
passait la^nuit dans son futur domicile^ pendant que son aide allait
coucherjau bourg ou sur quelque habitation voisine. Il se pourvoyait
de vivres chez son voisin de Tautre rive, et pour cela il traversait la
rivière comme on le faisait alors, tout à fait à gué, en relevant son
pantalon et ùtant ses chaussures. Les choses se sont améliorées depuis
lors, et les piétons ont maintenant à leur disposition une passerelle^
étroite il est vrai, commode disent quelques-uns, mais cédant un peu
trop facilement à la pression des eaux. Il se montrait peu causeur et
payait régulièrement, mais avec une grande parcimonie.
Quand tout fut achevé, que la maison fut bien close, qu'il eut rangé
ses outils et quelques meubles que lui avait apportés une pirogue, il
ferma hermétiquement portes et fenêtres et partit, emportant la clé
dans sa poche.
Il se passa quelques jours sans qu'on entendit parler de lui. Enfin,
une semaine environ après son départ, on vit un bonboat altérir
devant sa maison. Il faisait déjà très-sombre. Pourtant, X)n put voir le
nouvel habitant de la rive gauche sortir de l'embarcation, portant
dans ses bras quelque chose qui ressemblait à une femme enveloppée
d'une longue robe blanche et d'un châle qui lui voilait entièrement
la tête. Deux enfants suivaient.
Ils entrèrent dans la maison, qui fut reformée presque aussitôt ;
mais on pouvait voir par quelques planches mal jointes de la palis-
sade, par la lueur que jetait une fenêtre qui ouvrait sur le derrière,
qu'elle était éclairée intérieurement.
Les deux nègres bonboatiers qui allèrent prendre un verre de tafia
au cabaret, furent soumis à une interrogation très- pressante. Us ne
purent rien dire, sinon qu'on avait embarqué à la Pointe -à-Pître une
femme qui paraissait malade, à en juger par la manière dont elle
était embobinée, mais qu'ils n'avaient pu en voir ni le visage ni les
mains.
Le lendemain matin, quand les négresses blanchisseuses vinrent à
la rivière, elles virent les deux enfants jouant sur le bord. C'était une
jeune mulâtresse foncée, d'une dixaine d'années, et un petit nègre
qui pouvait en avoir douze. Elles leur adressèrent la parole, mais les
enfants s*enfuirent, et l'on entendit qu'ils parlaient une langue étran-
gère.
La forge seule demeurait ouverte. Les fenêtres donnant sur la
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rivière restaient fermées tout le jour et ne s'ouvraient qu'à la nuit tom-
bante. Alors on voyait une forme blanche assise à Tune d'elles. Mais
comme on n'osait guère s'approcher, on n'y voyait guère qu'une
apparence indécise et on ne savait trop ce que c'était. Seulement, une
lueur qu'on voyait briller et se voiler alternativement comme si un
corps nuageux eût passé devant, donnait à penser qu'il pouvait bien
se faire que cette forme eût l'habitude de fumer.
L'extérieur de Saurin n'avait rien d'engageant, et on ne trouvait
pas extraordinaire que sa forge ne s'allumât que rarement. Un accident
lui amenait parfois un cheval qui s'était déferré en route ; mais cette
branche de sa profession ne pouvait avoir rien de régulier, et, quant
aux travaux des moulins, ils étaient faits à l'entreprise par des ouvriers
de la Pointe-à-Pîlre. Tout le monde, cependant, s'accordait à dire que
c'était un très-habile armurier -, et plus d'un nègre braconnier vint
lui confier un vieux fusil acheté d'occasion, et auquel il donnait
toutes les qualités d'une arme neuve et de choix. Mais il se montrait
rigoureux pour le paiement, ne consentait à aucune réduction sur le
prix une fois indiqué et n'accordait pas de délai : donnant, donnant.
Aussi, ceux qui le faisaient travailler, bien qu'ils sortissent de chez
lui toujours satisfaits, au-delà même de leur espérance, ne lui en
gardaient-ils aucune reconnaissance.
Saurin pouvait bien avoir une soixantaine d'années. La fée qui
avait présidé à sa naissance ne l'avait pas gratifié du don de beauté^
ou au moins, si elle l'avait fait, ce don avait subi avec le temps de
singulières modifications.
Sa figure lui ôtait tout droit à prétendre avoir jamais possédé un
certificat de vaccine. La petite vérole y avait tracé des sillons et creusé
des cavités aussi rapprochées que les trous d'une écumoire. Ses yeux,
assez grands et vifs, étaient bordés de paupières éraillées, entière-
ment dépourvues de cils. Les sourcils n'étaient là que pour mémoire
sous forme de deux bouquets de poils blanchâtres, longs, durs et
rares. Son nez était gros, court, échancré aux narines. Ses lèvres
lippues et d'un rouge violacé, laissaient voir des dents blanches, mais
mal rangées, et surmontaient un menton large, carré, creusé et sil-
lonné comme le reste du visage, et dans les cavités duquel croissaient,
comme des ronces sur une terre aride, quelques brins de barbe d'un
gris sale. Il était carrément bâti et solidement musclé. Sa jambe
droite, qui paraissait atrophiée dans son épaisseur et qui formait un
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arc de cercle en dedans, le faisait boiter et l'obligeait à marcher sur
la pointe du pied. L'auxiliaire d'un bâton solide lui était indispen-
sable;
La forge chômait ; l'enseigne grinçait en s'agitant au vent sans avoir
la puissance d'arrêter les voyageurs. Il ne venait pas de commandes
des habitations voisines, et cela se fût expliqué, du reste, parce que
Saurin n'avait accompli aucune de ces obligations que les convenances
imposent à celui qui a besoin de travailler pour les autres. 11 avait
ouvert sa forge et attendait la pratique sans s'être présenié et fait
recommander nulle part, et la pratique ne venait pas. Personne ne
s'arrêtait pour causer avec un homme dont l'abord repoussait toute
familiarité. Les nègres passaient vite le soir quand ils apercevaient
la forme blanche qui fumait à la fenêtre, et au bout de quelque temps
ils ne désignèrent plus celte maison qu'en l'appelant la case à Zombi
— la maison du Revenant.
Les deux enfants semblaient participer à la taciturnité générale de
celte maison. Us erraient quelquefois ensemble le long de la rivière
qu'ils traversaient pour aller cueillir des goyaves et des icaques dans
la savane de l'habitation Pérou. Mais lorsque des négrillons, entraînés
par l'instinct communicatif de l'âge, s'approchaient d'eux et leur
adressaient la parole, ils s'enfuyaient effarouchés. £n dehors de
cela, ils étaient tout à fait de leur âge, courant la campagne, se bai-
■gnant dans la rivière, niais toujours ensemble ; et lorsque dans les
jeux ils poussaient des exclamations, c'était dans une langue qu'on
ne comprenait pas.
Lorsque la première curiosité eut été satisfaite, ou plutôt lorsqu'on
vit qu'elle ne pouvait se satisfaire, on montra envers le nouveau
venu la môme réserve qu'il faisait voir pour les autres» On avait
essayé d'échanger quelques mots avec lui en passant ; on cessa toute
tentative dans ce sens, et les gens du voisinage affectaient même,
lorsqu'ils descendaient à la rivière, de détourner la tête lorsqu'ils se
trouvaient devant la forge où il se tenait presque toujours assis, fumant
silencieusement.
Les navires qui sont en rade de la Pointe-à-Pître font générale-
ment leur eau au gué de la Lézarde. Jusque-là, bien qu'il y ait une
étendue de près de deux kilomètres depuis l'embouchure, elle est
plus ou moins saumâtre, et n'est véritablement bonne que là où son
courant est bien accusé. C'est là aussi que se réunissent les négresses
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blanchisseuses, qui ont eu bientôt raison du linge le plus solide et
des tissus les plus serrés, par suite d'un contact souvent répété avec
des galets peu arrondis.
Il est bien rare que, le dimanche, on ne trouve pas réunis au gué
les équipages de quelques navires bordelais, marseillais, havrais, qui
fraternisent dans le cabaret de la rive droile. Us y viennent le matin
dans leurs chaloupes chargées de pièces à eau. Poussés par le vent
d'est, ils n*ont besoin de recourir à Taviron que pour doubler quel-
ques sinuosités de la rivière. Us retournent le soir, lourdement char-
gés, ayant quelquefois de grands bambous a la traîne et obligés de
lutter contre le vent qui leur est d'autant plus contraire qu'il était
plus favorable le matin. Aussi ne retournent-ils à leurs navires que
bord sur bord, ayant souvent, comme on dit, du vent dans les voiles,
mais pas de ce vent qui accélère la marche d'une embarcation.
Saurin paraissait goûter peu ces réunions, qui, cependant, variaient
le genre d'animation d'un lieu où ne s'entendaient ordinairement que
les voix criardes des négresses blanchisseuses causant, chantant, riant
ou se disputant, toutes choses qui se font avec les mêmes intonations.
Ce n'était peut-être pas sans raison qu'il n'aimait pas ces réunions,
comme on va le voir.
C'était à l'époque de la chasse des pluviers. J'accompagnais un soir
un ami qui allait chercher chez Saurin un fusil qu'il lui avait donné
à réparer. Deux chaloupes se trouvaient dans la rivière et les mate-
lots qui avaient rempli leurs pièces et fait leur provision de bambous,
se reposaient avant de se remettre en route, au grand profit du caba-
relier de la rive droite. 11 y avait grande allégresse et le chevrotte-
ment des voix qui entonnaient des chansons normandes indiquaient
que les libations n'avaient pas été ménagées. Ils se disposaient à partir,
lorsqu'un vieux maître d'équipage qui tenait la barre d'une des cha-
loupes dont l'arrière touchait presque à la rive, du côté où nous nous
trouvions, demanda du feu pour allumer sa pipe.
— On va vous en faire, lui dit-on.
— Pas la peine, répondit-il, j'en prendrai à la forge.
U sauta û terre et s'avança vers nous, d'un pas rendu titubant par
le roulement du bord et peut être aussi par un emploi un peu abusif
du tafia du voisin.
Il allait vers le foyer pour y prendre un morceau de charbon après
avoir porté militairement la main à son chapeau, lorsque son regard
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so croisa avec celui de Saurin. J*avais par hasard les yeux fixés sur
celui-ci et je fus surpris de la révolution qui se fit sur son visage. Il
pâlit affreusement y c'est-à-dire que le fond de sa face devint blême^
pendant que le contour des mille trous percés par la variole demeu-
rait rouge. 11 n'était pas beau à voir d'ordinaire, dans ce moment il
était hideux. Pourtant il se remit et affecta de ne pas faire attention
au marin.
Celui-ci était un pelit homme déjà âgé, un peu voûté, sec, de cette
maigreur solide qui fait dire d'un homme qu'il est lout nerfs. Il était
grêlé aussi, quoique moins abondamment que Saurin. 11 portait de
grands anneaux d'or aux oreilles.
Il alluma sa pipe et ses yeux ne quittaient pas le forgeron, pendant
qu'il aspirait bruyamment la fumée de sou tabac humide.
Quand il eut achevé , il vint devant la porte et regarda pendant
quelques instants l'enseigne, en se faisant avec la main étendue, un
abat-]our au dessus des yeux. 11 n'était probablement pas très-forl
en lecture *, il paraissait épeler les trois lignes qui la composaient.
Enfin, il vint se poser devant le forgeron et lui dit avec une sorte
de colère railleuse :
— Tu ne t'appelles pas Saurin, et je sais comment tu t'appelles.
Saurin no répondit rien, mais il fit un mouvement, presque aussitôt
réprimé, avec le bâton sur lequel il s'appuyait.
— Oh î je n'ai pas peur de toi ici, continua le marin, et il regagna
le rivage suivi par le regard inquiet du forgeron.
Le vieux maître remonta dans sa chaloupe, et je le vis qui parlait
avec animation à ses compagnons. L'autre embarcation étant venue
se ranger bord à bord avec la sienne, les matelots se firent répéter ce
qu'il venait de raconter, et une grande agitation se fit parmi eux. Ils
étaient une douzaine environ. J'étais alors près du rivage, et je les vis
qui piquaient avec leurs avirons, montrant l'intention de descendre a
terre. Mais le vieux maître les arrêtait de la main et leur disait : pas
de ça. Ne nous faisons pas une mauvaise affaire, mais envoyons-lui
chacun notre bordée en passant, ça ne diminuera pas trop notre
lest.
La chaloupe du maître défila la première, passant aussi près que
possible du rivage, et lança sur la maison du forgeron une grêle de
galets qu'accompagnaient des hourrahs menaçants, parmi lesquels
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j*enteDdis revenir souvent le mot de pirate. L'autre la suivit et en fit
autant.
Je m'étais écarté pour me mettre hors de la portée des projectiles.
Quand ils furent passés, je retournai à la maison de Saurin. Il était
debout, immobile dans sa forge, appuyé sur son bâton î les deux
enfants effarés étaient accroupis dans un coin.
Je m'approchai de Saurin, et bien que cet homme, loin de m'inspi-
rer de la sympathie, fût pour moi un objet de répulsion, sa hideuse
figure réfléchissait une si navrante expression de désespoir que je me
sentis ému d'une sorte de pitié.
— Vous avez été attaqué indignement, lui dis-je, et vous obtien-
drez une répression facile en vous adressant à la justice. Les témoins
ne manqueront pas, le rivage était couvert de monde de l'autre côté.
Il faut que vous portiez plainte soit au commissaire de police au
Bourg, soit au bureau de la marine à la Pointe-à-Pitre.
Il semblait ne pas entendre, et comme j'insistais...
— Non, non, me dit-il enfin, je ne porterai pas plainte, je n'ai à
me plaindre de rien.
Le soir, j'étais assis devant la maison principale de l'habitation
Bellevue, assistant après diner à un bamboula qui avait réuni les
nègres de plusieurs habitations voisines. La chasse avait rassembléquel-
ques habitants de la Pointe-à -Pitre et du Petit-Bourg, quelques géreurs
des environs. On en causait; onénumérait les vols de pluviers qui
avaient passé, et chacun racontait ses prouesses. Les paquets de gibier
étaient à deux pas de Là, suspendus au frais, témoignant que, s'il
y avait quelques exagérations personnelles dans ce qui se disait, il y
avait au moins une grande vérité générale.
Un groupe de nègres qui se trouvait près de nous et où il était
question de la case à Zombi^ changea le cours de notre conversation et
l'amena sur l'événement de la soirée.
— Mais, enfin, qu'est-ce que c'est que cet homme, dit un géreur?
Il tombe ici comme des nues, s'établit forgeron sans chercher du
travail, comme si cette profession apparente était là pour dérouter la
curiosité. Il ne cherche à faire connaissance avec personne et tient sa
maison ferméecomme si elle contenait un trésor. 11 a avec cela une de
ces figures comme on ne se soucierait guère d'en rencontrer dans un
endroit écarté. Quant à moi, son voisinage me gêne, car dès qu'il fait
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nuit, pas un de mes nègres ne veut aller faire une commission, s'i
lui faut passer par la Lézarde.
— On commence déjà à raconter totites sortes d'histoires, dit un
autre. 11 paraît que cette case sombre et si bien fermée le jour,
s'éclaire la nuit et qu'on y parle une langue que personne ne com-
prend.
— Propos de nègres peureux ; il m'est arrivé bien des fois de
passer le gué la nuit, et je n'ai vu pour toute lumière que la lueur
d'un cigare ou d'une pipe qu'on fumait à une fenêtre. 11 n'y a rien
là de bien effrayant.
— Bon, mais qui est-ce qui fumait à cette fenêtre ? voilà la ques-
tion. Pourquoi ces fenêtres, fermées le jour, s'ouvrent-elles la nuit?
Ce n'est pas lui qui y fume, ou si c'est lui, ce n'est pas lui seul.
Pourquoi cela? On a vu apporter quelqu'un qui ne pouvait pas marcher,
lorsqu'il s'est installé à la Lézarde, et ce quelqu'un n'a jamais reparu.
Les fenêtres donnant sur la rivière sont fermées le jour, et cela sans
exception, et ne s'éclairent un peu que le soir. Qu'est-ce que cela
signifie? Il y a certainement là-dessous quelque chose de louche.
— Et ces matelots, pourquoi se sont-ils attaqués à lui. Vous me
direz que c'étaient des matelots ivres, c'est possible. Mais enfin, ivres
ou non, ils l'ont injurié, ils l'ont attaqué brutalement à coups de
pierres, et s'il supporte cela patiemment, il s'expose au même désa-
grément chaque fois qu'une chaloupe viendra faire de l'eau. Pourquoi
ne pas s'éviter cela à l'avenir en portant plainte.
— Oh! pourquoi il a sans doute ses raisons, cet homme; mais
ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi on l'a appelé pirate. Il est si
laid de visage que son âme ne saurait être belle; il doit nécessaire-
ment avoir quelque chose sur la conscience.
— Il n'a sur la conscience que sa laideur. Il se fait horreur à lui-
même; la preuve, c'est qu'il n'a pas un bout de miroir dans sa forge,
et il suppose probablement et avec raison qu'il doit produire le même
effet sur les autres.
— Qu'il se fasse horreur à lui-même, il en a bien le droit. Quant
à faire horreur aux autres, c'est une affaire de goût, et je suppose que
nous avons à peu près la même manière de voir à son sujet. Mais,
enfin, masque à part, il y a quelque chose dans cet homme qui ne
s'explique guère, et je comprends jusqu'à un certain point que les
nègres soient inquiets du mystère dont il s'entoure.
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[^ même soir, il y avait nombreux rassemblements de nègres dans
le cabaret de la rive droite. C'était, dans un autre langage, h même;
conversation qu'à l'habitation , seulement avec des commentaires plus
osés, avec l'abandon le plus complet et la crédulité la plus absolue.:
On ne se rendait pas bien compte du mot pirate qui avait été proféré
par les matelots, mais on le répétait, on s'exagérait bien plus ce
qui pouvait sembler mystérieux ; on bâtissait les histoires les plus
étranges, comme seule peut en créer l'imagination vagabonde des
nègres, ces grands enfants qui ont rapporté de la côte d'Afrique et
perpétué chez leurs descendants les traditions des Soucougnaniet et la
croyance aux /am6(w.
Il faisait une nuit sombre ; on ne voyait rien de l'autre côté de la
rivière. La maison de Saurin se perdait dans l'obscurité, et quelques
arbres qui croissaient derrière, empêchaient même d'en voir la
silhouette se découper sur le ciel. Tout-à-coup, une voix s'écria avec
un accent de terreur contenue :
— Miy liy mi ZanUfi-là. — Le voilà, voilà le revenant.
Et, en effet, une lueur, comme celle d'une chandelle parutà l'une ,
des fenêtres et permit de distinguer une forme humaine, puis, «He
s'éteignit, et on ne vit plus dans l'obscurité qu'un point lumineux,
comme le foyer d'une pipe ou le bout d'un cigare, dont urje aspira-
tion mesurée alternait l'incandescence.
Un frisson de terreur parcourut le rassemblement, et il se fit le
silence le plus complet. C'étaient tous des nègres esclaves^ On eût
offert la liberté à celui d'entre eux qui la désirait la plus ardemment,
à condition de passer le gué à ce moment, qu'il eût refusé sans hési-
tation.
Ils se séparèrent pour retourner sur les habitations auxquelles ils
appartenaient, mais ils le firent par groupes ; aucun d'eux ne se fût
risqué seul, dans les sentiers étroits qu'il avait à parcourir.
Le lendemain malin, le commissaire de police et le brigadier, do
gendarmerie vinrent à rhabitalion. Ils allaient faire une enquête sur .
le désordre qui avait eu lieu la veille au bord de la Lézarde, et dont :
h rumeur publique leur avait donné connaissance, car nulle plainte
n'avait été portée. Je devinai une curiosité dans la démarche des deux
agents de l'autorité, qui, dans toute autre circonstance, ne se fu^acQt
pas émus d'une querelle de marins^ comme il y en avait souvent à cet
endroit où se rencontraient des matelots de diverses provenances.
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dont le rhum exaltait quelquefois les susceptibilités et les animosités
nationales.
J'étais requis avec plusieurs autres personnes, qui s'étaient trouvées
là la veille, comme témoin du fait, pouvant donner dès éclaircisse-
ments à la justice et aider à la manifestation de la vérité.
Nous arrivâmes au gué de la Lézarde, et, comme il n'y avait pas
de barque, que la passerelle qui y a été établie depuis le tremblement
de terre^ n'existait pas encore, nous dûmes passer comme on le faisait
alors. C'est-à-dire que quelques-uns eurent recours aux épaules
solides de nègres qui les transportèrent sur l'autre rive, et d'autres,
j'étais de ceux-là, ôtèrent leurs souliers, relevèrent leurs pantalons, et
passèrent ainsi.
Bien que nous eussions fait assez de bruit, je puis dire que nous
arrivâmes inopinément chez Saurin. Il était seul dans la première
salle de la maison, se balançant dans un hamac. Lorsqu'il nous vit à
la porte, lorsqu'il vit surtout l'uniforme du brigadier de gendarmerie,
il se fit une grande altération dans sa figure. Il se leva pourtant, vint
à nous et nous demanda ce que nous voulions.
Le commissaire de police lui dit, qu'ayant été instruit de désordres
commis la veille par des matelots, il venait aux renseignements au-
près de lui qui en avait été particulièrement victime, afin de faire son
rapport à qui de droit.
— Je n'ai rien à vous dire, répondit Saurin ; je ne me plains pas.
Ces hommes ne m'ont pas fait de mal et je n'ai pas de raison pour
m'associer à des poursuites qui seraient dirigées contre eux.
— Pourtant, ils vous ont injurié ; ils vous, ont assailli à coups de
pierres } il y a des témoins nombreux qui en feraient foi au besoin.
Si, dans un esprit de modération mal entendue, vous refusez de
porter plainte, vous vous exposez à subir de nouveau les mêmes
agressions. Si vous ne voulez pas aider l'action de l'autorité, dans
une circonstance où votre intérêt est mis en jeu, vous vous exposez
à la trouver sourde, si, une autre fois, vous voulez recourir à son
appui.
— Je vous répète que je ne me plains de rien et que je n'ai à me
plaindre de rien. Si on poursuit ces hommes, qu'on ne compte pas
sur moi pour appuyer l'accusation ; je ne me souviens de rien.
— Une.pareille persistance dans la modération n'est pas naturelle
et pourrait même paraître suspecte, je vous en avertis.
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— Suspecte^ pourquoi? — Parce que je ne veux pas me plaindre
de gens qui ont agi dans l'aveuglement de Tivresse.
— Non, non, iU n'élaient pas ivres. Ils avaient bu, c'estvrai, mais
ils possédaient toute leur raison, les témoins l'aftirment.
— Les témoins se trompent certainement, et il serait difficile qu'on
sût cela mieux que moi.
— Enfin, je vous répèle qu'on comprendra difficilement que vous
vous absteniez de vous associer à une répression à laquelle vous êtes
plus intéressé que personne, et je vous répète aussi que cela peut vous
rendre suspect.
— Mais je ne puis pas être suspect, moi, reprit le forgeron avec
un tremblement dans la voix ; je vais vous montrer mes papiers, puis-
que vous êtes l'autorité, et vous verrez que j'ai le droit de vivre en
paix ici et partout oii j'irai. Vous pouvez pénétrer aussi dans mon
intérieur, ajoula-t-il avec amertume, et lorsque vous direz ce que
vous aveî^ vu, peut-être arnv<îrez-vous à satisfaire la curiosité qui
n'ose venir se satisfaire elle-même, et passera-t-on sans faire attention
ù moi, et en me considérant comme un homme ordinaire qui ne de-
mande que sa part d'air à respirer, que sa place au soleil et à l'ombre.
Et de son pas lourd et boiteux, il marcha vers une porte du fond et
l'ouvrit. Nous l'avions suivi, entraînés par une curiosité qui ne pre-
nait certes pas son origine dans un sentiment bien délicat des conve-
nances. Mais, enfin, c'était celte curiosité avide à laquelle on ne
résiste pas. Elle n'eut, du reste, qu'une médiocre satisfaction.
Nous vîmes, assise sur un fauteuil en bois brut, donl le large dos-
sier était garni d'un cuir de bœuf, une grande femme immobile. Au
bruit de nos pas, elle fit comme un effort pour se lever. On sentait cet
offort, bien que son corps et ses membres demeurassent sans mouve-
meul. Mais ses yeux nous lançaient des éclairs, et des sons inarticulés
et menaçants sortaient de sa bouche. C'était une négresse dont la peau
devait être Irès-noire, mais qui avait celle teinte grisâtre que donne
aux nègres les plus foncés, un séjour prolongé à l'ombre. Il semble
que le soleil soit indispensable pour donner à leur peau le luisant et la
coloration chaude qui indiquent la santé.
Une énorme toison grisonnante couvrait sa tête, et ses lèvres assez
fines laissaient voir, en s'entrouvrant, une double rangée de dents
d'une irréprochable blancheur. Elle était ridée, mais on comprenait
que c'était par la maladie. Ses yeux vifs et perçants indiquaient une
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puissante vitalité, et la vie semblait s*étre concentrée là, car ses deux
mains étaient posées sur les bras du fauteuil^ immobiles et inertes,
ainsi que ses longues jambes, dont les linges qui les couvraient ne
dissimulaient pas la maigreur.
Les deux 'enfants qui se trouvaient dans cette cbambre, au bruit
de notre irruption, étaient allés se blottir derrière le fauteuil.
Saurin alla â une malle de cuir, ^osée sur deux pieds en bois, y
prit quelques papiers qu'il présenta au commissaire de police.
— Voilà nos papiers, dit- il au magistrat, vous verrez que nous
sommes en règle. Quant à celte pauvre créature, vous verrez qu'elle
est paralysée, et ces enfants sont nos... ses enfants.
Le commissaire de police jeta un coup-d'œll rapide sur les papiers
et les lui rendit.
— Ce n'est pas cela que nous venions vous demander, dit-il, nous
voulions seulement avoir des détails sur ce qui s'est passé bicr et
vous inviter à porter une plainte dans les formes régulières.
— Je vous répète que je n'ai pas à me plaindre, et que je ne
m'associerai à aucune démarche dans ce sens.
En effet, tout en resta là et n'eût guère pu aller plus loin, car le
navire auquel appartenait le maître d'équipage qui avait été le promo-
teur de tout ce bruit était parti le matin de ce jour. L'affaire s'éteignit
donc d'elle-même.
Cette modération de Saurin fut impuissante à lui procurer la tran-
quillité sur laquelle il eut dû compter. Sa position devenait de plus
en plus difficile, et la répulsion qu'on avait éprouvée pour lui, loin de
diminuer, ne faisait que s'accroître de jour en jour. La figure noire
que quelques-uns avaient vue décrite avec l'exagération d'esprits pré-
venus, avait pris dans le public des proportions étranges, et, comme
on ne la voyait apparaître qu'aux heures du soir, où sa présence se
manifestait régulièrement à la fenêtre, par le feu de son cigare, le
mystère qui semblait l'entourer n'avait rien perdu de son impor-
tance.
Les matelots qui venaient faire de l'eau, ne manquaient jamais de
lui adresser quelques injures, et, quoiqu'ils ne fussent pas aussi
agressifs que l'avaient été les premiers, il leur arrivait parfois de join-
dre des pierres aux injures dont ils le gratifiaient. Quand on parlait
de lui dans le quartier, on ne l'appelait que le pirate.
Il ne m'inspirait pas d'intérêt, mais une grande curiosité, et je
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cherchais les moyens de me rapprocher de lui. J*étais devenu son seul
client, sa forge ne s'allumait que pour moi. Je me chargeais de quel-
ques réparations de son ressort, qui se présentaient sur les habitations
de mesamis^ et je ;luï c^nfirfis des travaux qu'ils ne lui eussent pas
donné à faire, et dont ils me laissaient la disposition par condescen-
dance amicale.
L'odieuse figure de cet homme s'adoucissait en me voyant; et,
comme je parlais espagnol, j'étais parvenu à apprivoiser à peu près les
deux petits sauvages qui rôdaient dans la maison et qui fuyaient à
l'approche d'un étranger. Lui-même les appelait et les envoyait au-
devant de moi, lorsque je paraissais sur la route, 11 ne voyait que de
la bienveillance dans mes démarches, et j'avoue, à ma honte, qu'elles
étaient surtout inspirées par la curiosité. Mais cette curiosité trouvait
peu à se satisfaire. J'avais bien aperçu une ou deux fois la figure de la
femme paralytique, mais je n'avais jamais pu l'approcher.
Saurin se plaignait avec amertume des gens du pays , établissant
des comparaisons vagues avec d'autres colonies où il aurait été mieux
accueilli. Mais, dés que je risquais une question, même indirecte sur
ce sujet, il devenait muet et semblait craindre d'en avoir trop dit.
Quelquefois, il paraissait plongé dans un profond désespoir, et un jour
je le surpris, tenant serrés dans ses bras les deux enfants, et de grosses
larmes roulaient dans ses yeux.
Il se montrait par occasion très-loquace , mais ses paroles n'étaient
que des exclamations vagues et des plaintes contre le sort. Je m'aper-
çus que, dans ces moments-là, il sentait très-fort le rhum. J'eus bien-
l6t l'assurance qu'il en buvait en grande quantité, ce que je n'avais
pns remarqué d'abord. Peut-être cherchait-il dans l'ivresse là conso-
lation dangereuse qu'on lui demande si souvent.
Cet homme était cruellement à plaindre. Il n'avait trouvé aucune
sympathie ; le vide existait autour de lui. Les sentiments malveillants
que l'on professait pour lui étaient venus se briser sans résultat contre
son inertie, et, à part les injures qui lui étaient lancées de temps en
teropset de loin, à part les agressions devenues plus rares des mate
lots, on se contentait de s'écarter et de le laisser seul. Mais je crai-
gnais pour lui que l'excitation de l'alcool à laquelle il s'abandonnait
avec intention ne le conduisît à être agressif lui-même. Alors il
n'eût trouvé aucune assistance, et j'avoue que je me sentais plus dis-
posé à me ninger du côté de ses adversaires que du sien.
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J'eus à faire un voyage qui me tint pendant cinq ou six mois hors
de la Guadeloupe.
Lorsque je revins et que je me fus libéré du tracas des affaires, je
m'empressai de courir au Petit-bourg, pour y voir mes amis et m'y
remettre, dans le repos que m'offrait Thospitalilé, des fatigues d'une
navigation laborieuse.
Je n'avais guère pensé à Saurin. Pourtant, le milieu où je me trou-
vais le rappela à ma mémoire, et, dès le lendemain de mon arrivée
à Bellevue, je me levai de bonne heure pour aller à la Lézarde.
Gomme j'allais passer le gué, je fus surpris de voir que toutes les
portes et les fenêtres de la maison de Saurin étaient ouvertes. Elles
n'étaient pas seulement ouvertes, mais quelques-unes, détachées de
leurs gonds, pendaient en dehors, et des goyaviers qui avaient crû
contre la palissade extérieure, indiquaient, par l'abandon de leur
feuillage et la liberté avec laquelle leurs rameaux verts pénétraient
dans la maison, qu'elle était complètement abandonnée. L'enseigne
cependant était toujours suspendue à sa tringle de fer.
J'allai aux inrormations et demandai au propriétaire du cabaret de
la rive droite ce que signifiait cet abandon.
— Oh! me dit-il, il y a longtemps-, voilà bien quatre mois que
nous sommes débarrassés de ce mauvais voisinage. Ge n'était tenable
plus longtemps, ni pour lui, ni pour nous. Les matelots semblaient
se donner rendez-vous ici tous les dimanches, pour mettre sa maison
en état de siège, et cela se renouvelait même plus souvent, car il est
venu beaucoup de navires en rade de la Poiute-à-Pitre. Les nègres du
quartier abandonnaient le gué et allaient passer beaucoup plus haut.
On avait peur de lui, la nuit surtout, depuis qu'il avait pris l'habi-
tude de se promener sur la route en gesticulant et parlant tout haut
dans une langue qu'on ne comprenait pas. Enfin, il en a pris son
parti lui-môme ; il nous a débarrassés. Un beau matin, j'ai vu la case
comme vous la voyez là. Je ne sais pas s'il a pris quelque arrange-
ment avec le propriétaire ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il se passera
du temps avant que quelqu'un se risque à la louer, et elle n'aura pen-
dant bien longtemps d'autres occupants que les carapattes, les goya-
viers et le tabac à Jacquot.
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— Sait-on au moins ce qu'il est devenu, ce pauvre diable, avec
ses deux enfants et cette pauvre femme infirme ?
— J'ai entendu dire qu'il avait remonté la Lézarde, qu'il s'était
fait une case dans les grands bois, du côté de YEspérance, plus haut
que le saut. Il a bien fait. Au moins par là, il pourra peut-être
effrayer les braconniers, ce qui ne serait pas un mal. Mais ce que je
vous dis, je le sais pour l'avoir entendu dire et répéter, par les uns et
par les autres. Du reste, peu m'importe où il soit, pourvu qu'il ne me
fasse plus pendant, de l'autre côté de la rivière. Ce n'est pas moi qui
me dérangerai pour aller lui faire visite.
J'aurais pu savoir cela, si je me fusse informé à l'habitation, où on
me répéta ce que je venais d'entendre. On me dit que Saurin s'était
en effet retiré dans les bois, au-dessus de l'habitalion Vernou de
Bonneuil, qu'il avait construit une case sur le bord de la rivière et
qu'on ne l'inquiétait pas là. De temps en temps, mais à de longs
intervalles, il venait au bourg faire des provisions et on avait remar-
qué qu'il était toujours accompagné d*un jeune garçon qui avait pour
charge spéciale de porter une grande dame-jeanne de tafia.
Un braconnier vint nous dire, un soir, qu'on entendait roucouler
les ramiers dans les bois de Vernou. On arrangea une partie de chasse
et nous nous mimes en route le matin, de bonne heure. Arrivés à
l'habitation VEspérance, la dernière que l'on rencontre sur la route
des bois, je laissai mes compagnons s'engager sous les arbres, dé-
clarant que je préférais aller voir le saut. On me dit que je ne ferais
pas chasse, mais peu m'importait ; c'est rarement la pensée de détruire
le gibier qui me conduit dans les bois, et le fusil que j'y porte n'est
qu'un prétexte et souvent un embarras. Je m'engageai dans le sentier
qui conduit à cet endroit que je ne me lasse jamais de voir et j'y
arrivai comme on y arrive, en m'accrochant aux lianes, en glissant
sur la terre détrempée et franchissant des troncs d'arbres au-delà des-
quels on tombe souvent dans des flaques d'eau boueuse. Mais je ne me
plaignais pas, je savais ce que j'entreprenais; j'avais parcouru bien
souvent ce chemin dans lequel je pataugerai encore plus d'une fois
sans doute. A mesure que j'avançais, j'entendais le bruit croissant de
la cascade et j'y trouvais une compensation aux glissades que j'avais
à faire pour atteindre mon but. Il avait plu un peu la nuit précédente
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dans la montagne-, le bruit que j'enlendais m'indiquait que la rivière
était assez grosse^ et je trouvai, en efîet, une énorme masse d'eau qui
passait par la coulisse, s'épanouissait en nappe écumeuse et tombait
en grondant dans le bassin inférieur.
Il y avait un homme dans ce lieu ordinairement désert. 11 était
assis sur une grosse roche en face de la cascade, et il se profilait en
noir sur l'eau qui paraissait d'une blancheur éclatante. Je devinai
Saurin; je ne me trompais pas; c'était lui-même. Je l'appelai, mais
il ne m'entendit pas, soit qu'il fût préoccupé, soit que le bruit de la
cascade empêchât ma voix d'arriver jusqu'à lui. 11 se retourna pour-
tant et se leva dés qu'il m'aperçut. 11 ramassa avec empressement une
bouteille qui était auprès de lui et qu'il mit dans la poche de côté de
son paletot.
Il vint à moi d'un air qu'il tâchait de rendre agréable, et quand
nous fûmes arrivés à un endroit où nous pouvions nous entendre :
— Ce n'est pas moi que vous cherchiez, me dit-il?
— Non; j'étais venu voir la cascade, mais je ne suis pas fâché de
vous rencontrer.
— Ni moi de vous voir. Voulez-vous prendre quelque chose ?
Et il Gt un mouvement pour tirer sa bouteille de la poche où il l'avait
mise. Je Gs un geste de refus. Il n'insista pas. Cependant il allait et
venait sur le bord de la rivière, sautantde roche en roche, en s'appuyant
sur son bâton, se parlant à lui-même, parlant haut, d'une façon qui
me surprit, car je l'avais toujours vu triste et réservé. Je remarquai
cependant, ce qui ne m'avait pas frappé d'abord, que sa Ggure était
très-aùimée, et qu'il riait beaucoup. Je le voyais rire pour la première
fois, et je dois dire que ce qui est considéré généralement comme
l'expression de la joie, ne contribuait en rien à l'embellir.
Je m'étais assis ou plutôt adossé à la berge , et j'étais appuyé sur
mon fusil qui m'avait fort gêné à la descente, et que je regrettais de
ne pas avoir laissé à l'habitation.
— Tiens ! me dit Saurin, vous étiez donc venu pour chasser !
Pourtant il n'y a pas de gibier ici ; il n'y a que de la pêche, et les
ouassous ne se tuent pas à coups de fusil. Vous n'avez pas là une
fameuse arme ; j'en ai manié de bien meilleures.
Et il allait et venait devant moi, et les allures de cet homme que
j'avais toujours vu si contenu et qui se montrait si loquace et si
familier, me produisaient un singulier effet.
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Je remarquai que daus ces allées et venues, s'imaginant sans doute
que je ne Tobservais pas, il prolongeait sa marche et portail à sa bou-
che la bouteille qu'il tirait de sa poche.
Evidemment, il était ivre, et son ivresse allait croissant.
Une mauvaise pensée me vint à l'esprit ; je pensai à proûter de celte
surexcitation momentanée pour lui arracher quelque confidence.
— Ah î ça, lui dis-je, qu'est-ce que vous buvez donc là? Je n'ai
pas de gourdine et je m'aperçois que le froid me gagne ; aidez-moi
donc à me réchauffer.
Et je pris une large feuille de seguine que je pliai en cornet et je
la lui tendis comme un verre. 11 ne se fit pas prier. 11 tira entièrement
la bouteille de sa poche et me versa une portion de ce qu'elle con-
tenait encore. C'était du rhum assez bon.
A votre santé, lui dis-je, en louchant la bouteille avec mon
verre improvisé.
— A la vôtre.
Et il avala une gorgée qu'il n'eut pas, comme moi, le soin de faire
suivre d'un peu d'eau que j'allai puiser dans ma coupe végétale.
— En voulez-vous encore ?
— Non, merci, assez.
— Eh bien ! encore à votre santé et pour la dernière fois.
Et il renversa la bouteille qu'il avait vidée jusqu'à la dernière
goutte^ et qu'il remit avec soin daus sa poche.
Je cherchai à me mettre à son niveau et lui débitai quelques plai-
sanlerieb d'assez mauvais goût qui parurent le charmer.
— Décidément, me dit-il, vous êtes le seul homme auquel il soit
possible de causer dans ce pays. J'ai voulu être forgeron, personne ne
m'a donné du travail. J'ai voulu vivre tranquille dans mon coin, on
est venu m'y déranger, comme si je n'avais pas la liberté de vivre
comme il me convient. On me prend pour je ne sais quoi» pour un
revenant, pour un pirate...
— Ce n'est pas vous qu'on prend pour un revenant, mais pourquoi
diable, ce vieux matelot vous a-t-il appelé pirate?
11 sembla devenir sérieux, malgré l'ivresse qui animait ses yeux et
empourprait les sinuosités, les saillies, anfractuosités de son affreux
visage. Enfin, il me dit avec un sourire résolu : .
— Eh ! bien quoi ? — Il m'a appelé pirate parce que je l'ai été,
parce qu'il le sait, et ce qu'il ne sait pas, c'est que ça n'a pas été de
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raa faute. — Il faut vous dire que j'arrivai à Saint-Thomas sans
argent^ sans connaissances, et ne sachant que faire. Il y a longtemps
décela. Vous ne savez pas, vous, ce que c'est que la misère et
l'abandon dans un pays inconnu. J'arrivai là, croyant, comme on me
l'avait dit, que je n'aurais qu'à me baisser pour ramasser des dou-
blons. J'avais dix-huit ans, j'étais ouvrier forgeron, maréchal ferrant,
armurier, ouvrier habile, je pouvais m'en vanter. Je m'étais dit : Si
on n'y trouve pas tout l'or qu'on me fait espérer, dans ce pays, on y
trouve au moins du fer, et partout où il y aura à travailler le fer, je
suis sur de vivre. Mais je me trompais, on ne travaille pas le fer à
Saint-Thomas, il arrive tout travaillé d'Angleterre, les chevaux ont
assez de leurs sabots pour marcher dans ces rues sablonneuses, de
sorte que je ne savais ce que j'allais devenir. Un soir que je réfléchis-
sais là-dessus eu me promenant hors de la ville où je savais que je
n'avais pas de gîte pour la nuit qui allait venir, car j'avais dépensé
mon dernier sou depuis la veille^ je fus accosté par un homme qui
me dit :
— Vous êtes forgeron?
— Oui.
— Voulez-vous du travail ?
— Je crois bien. Je me creuse la tête dans ce moment, afin de
savoir comment il me serait possible d'en trouver.
— Je vais vous en donner.
Je regardai cet homme, comme j'aurais fait du bon Dieu descendu
sur la terre.
— Vous voyez bien celle grande goélette noire avec pavillon
espagnol ?
Je vis la goélette qu'il me montrait et qui était mouillée presque à
• l'entrée de la passe.
— Eh ! bien, cette goélette est à moi. Elle part pour un voyage de
traite. Mon forgeron est mort il y a quelques jours et je n'avais que
lui. J'ai entendu parler de vous par des matelots qui fréquentent la
posada où vous mangez. Voulez-vous le remplacer?
— Je le crois bien, et que le bon Dieu bénisse les matelots qui
vous ont fait penser à moi. Je suis à vous, quand vous voudrez.
Je craignais qu'il ne revînt sur sa proposition, je lui demandai
d'aller de suite chez le consul et partout ailleurs où il y avait quelque
formalité à remplir, pour que mon embarquement fût régulier.
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— Inutile, me dit-il, vous ne figurerez pas sur mon rôle d'équipage.
Vous n'êtes pas matelot, vous êtes ouvrier forgeron. Il n'y a d'autre
engagement entre nous que notre parole. Quand vous serez à bord,
vous y resterez, si mes conditions et la vie vous y conviennent. Je
vous remercierai si votre travail ne me convient pas. Nous restons
libres vis-à-vis l'un de l'autre.
J'étais jeune alors 5 j'avais, comme je vous l'ai dit, dix-huit ans.
Je n'avais pas la figure couturée comme vous me la voyez. Je n'étais
pas boiteux comme je le suis devenu. Mais j'avais les mêmes larges
épaules que j'ai maintenant, seulement elles n'étaient pas voûtées ;
j'avais des bras... de forgeron et toute l'apparence et la réalité de la
force et de la résolution.
Le soir même, j'étais installé à bord du négrier où je savais que
j'aurais à entretenir des jambières et des barres, et que ce seraient
des hommes que j'aurais à ferrer et non des chevaux. Cela me cha-
grinait bien un peu, mais j'avais la faim à mes trousses, et je me
disais qu'au bout du compte je n'étais qu'un instrument, que si je ne
faisais pas cela, un autre le ferait, et, qu'au demeurant, le diable n'y
perdrait rien. Le lendemain matin, le navire mit à la voile. J'appris
alors que ce n'était pas un négrier, et que ce que j'aurais à entretenir
en bon état, c'étaient des sabres, des fusils, des pistolets. Du reste,
l'équipage était composé de bons enfants, et voilà...
— Mais cela ne m'apprend rien.
— Cela vous apprend que ai j'ai été pirate, je l'ai été malgré moi,
et qu'il eût suffi d'une autre rencontre pour faire de moi le plus hon-
nête forgeron du monde, au lieu d'en faire l'armurier d'une troupe
de forbans. Le reste s'en suit. J'étais jeune, j'étais vaniteux, j'étais
fier de ma force, je ne craignais rien •, j'en arrivai à ne respecter
rien... et je ne me reproche rien, parce que ce n'est pas ma faute,
que ma volonté a été forcée et que j'ai expié ce que j'ai fait de mal>
par bien des douleurs, bien des amertumes et des humiliations. Je
sens que je vous en ai peut-être trop dit, mais j'ai eu confiance en
vous, du moment où je vous ai vu, parce que, dans ce pays, je n'ai
trouvé de bienveillance à mon égard que sur votre visage. J'ai eu du
plaisir à vous revoir tout-à-l'heure, et le rhum que j'ai bu m'a délié
la langue et m'a rendu plus confiant que je ne l'ai jamais été depuis
que je suis redevenu libre. Mais vous ne me ferez pas repentir de ma
confiance...
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— Assurément, mais qu'elle soit entière, cette confiance, vous ne
m'avez dit que des généralités...
— Et vous voudriez savoir des détails? Non, c'est impossible. Et,
continua4-il, en me jetant un regard dans lequel il y avait quelque
soupçon, ne vous en ai-je pas déjà trop dit? Je vous ai avoué la chose,
et vous n'êtes pas satisfait et vous voulez tout savoir.
Dans ce moment, le rhum agissait sur lui avec une énergie doublée
par les souvenirs évoqués et peut-être la crainte de s'être trahi. Je
confesse que je ne me sentis pas à l'aise. J'avais bien une arme à la
main, mais je n'eusse pas trop su m'en servir, et je ne savais même
pas au juste si mon fusil était chargé. Je le prenais généralement par
contenance.
Cependant je me rassurai, en le voyant s'asseoir, appuyer sa tête
sur sa main et fondre en larmes. Ces transitions brusques ne sont
pas rares, comme on le sait, dans l'ivresse.
11 se leva, vint à moi, et, passant le dos de sa main sur sa figure
rugueuse, il essuya les larmes qui la couvraient.
— Vous n'avez pas de raison pour me trahir, me dit-il. Les autres
peuvent m'appeler pirate, sans savoir que je l'ai été; vous, vous ne
m'appellerez jamais ainsi, quoique vous soyez en droit de le faire.
Mais je ne vous en dirai pas davantage. — Du reste, abandonnez-
moi à mon déplorable sort ; nous sommes quatre à le partager. Je ne
vous invite pas à venir me voir, mais enfin, si l'envie vous en prenait,
vous trouveriez la case que je me suis construite, là-haut, en remon-
tant le cours de la rivière, à deux cent cinquante ou trois cents pas
environ au-dessus de la cascade.
Le voyant redevenu calme, je redevins à mon tour pressant et lui
représentai qu'il ne m'avait fait qu'un commencement de confidence
que j'aimerais à avoir complète.
Mon insistance parut le contrarier.
— Non, répéla-t-il avec fermeté, je ne vous dirai pas un mot de
plus. Cependant, vous pouvez en apprendre davantage, si vous voulez,
mais pas par moi.
Et après un moment de réflexion :
— Tenez, me dit-il, on voyage quelquefois dans ce pays ; vous-
même avez peut-être, de temps en temps, l'occasion de le quitter
momentanément. 11 me semble vous l'avoir entendu dire. Eh bien !
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les confidences que je ne puis vous faire, un autre vous les fera
peut-être.
Et il tira de sa poche une patte d'albatros qui lui servait de blague
d tabac. Il me mit dans la main ce meuble de poche très-usité parmi
les matelots baleiniers, mais qui partout ailleurs est considéré comme
une curiosité.
— Gardez cela, me dit-il. Vous n'y attacherez pas grand prix à
cause de moi, sans doute; mais, n'importe; puisque vous êtes curieux
de savoir quelque chose, vous y arriverez peut-être par son moyen.
Et il étala l'objet qui ressemblait assez à un sac de parchemin ou à
une vessie desséchée, mais auquel les ongles de l'animal qui avaient
été conservées, donnaient unaird'étrangeté. Il me fit voir au milieu de
cjq qui devait être h paume de la patte, quelques signes bizarres, mar-
qués en bleu, comme les tatouages qu'on voit sur les avant-bras des
matelots, puis il me dit :
— Si jamais le hasard vous conduit dans l'île danoise de Sainte-
Croix, tâchez d'arriver chez un homme, qui est connu dans le pays
sous le nom danois d'Andersen. 11 a une jolie sucrerie^ bien située,
bien productive, dans un endroit retiré où il n'est en rapport avec per-
sonne. Il faut le chercher pour le trouver. Sa propriété est à deux milles
au sud de Friederichstad, près d'un endroit appelé la Poinle-de-Sable.
S'il arrive que vous le cherchiez un jour et que vous le trouviez, ce
qui ne sera pas difficile, dites-lui que vous venez de ma part, de la
part de Saurin. Il ne vous comprendra pas d'abord et n'en aura pas
Fair, mais faites-lui voir le signe tatoué sur cette patte d'albatros, et,
si vous l'interrogez, vous saurez tout ce que vous voulez savoir. Il est
évident que, pour cela, il faudra que vous y alliez exprès, et, comme
je ne suis pas assez intéressant pour que vous vous croyiez obligé à
un si grand dérangement, je dois espérer que vous ne saurez jamais
rien. Mais je vous rends la chose possible, et, si vous y tenez absolu-
menf, vous aviserez. Là -dessus, adieu. J'ai la tête plus calme que
toul-à-rheure, et je vous quitte. On doit avoir besoin de moi là-haut
et je m'oublie, comme cela m'arrive trop souvent. Adieu ; et je vous
demande, pour à présent et pour plus tard, de me plaindre beaucoup
et de ne pas me juger trop sévèrement.
Et, avec une agilité que n'aurait pas fait soupçonner sa claudication,
ron'is qu'expliquait cependant son extrême force musculaire , il
s'élança dans le sentier que j'avais si péniblement descendu, et disparut
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— 52 —
dans le fourré des lianes , des fougères, des immenses feuilles de
seguine qui s'agitèrent un moment et reprirent leur immobilité.
Je fus fort aise de me trouver seul, bien que la frayeur que m'avait
occasionnée cet homme, n'eût été que momentanée et passagère.
J'examinai l'objet qu'il venait de me donner, ne comprenant rien au
tatouage qui se cachait dans ses plis, et qui, lorsque la peau était
bien tendue, se dessinait d'une manière parfaitement nette. Cela devait
avoir une signiGcation pour quelqu'un ; quant à moi, je n'y décou-
vrais et n'y comprenais rien. Je le serrai cependant avec l'intention de
ne pas m'en défaire et d'en tirer parti, si le hasard m'en fournissait
l'occasion. Je ne pouvais guère le faire autrement ; je n'étais pas assez
riche pour chercher en touriste, dans les Antilles^ le dénouement d'un
roman, quelque intéressant qu'il pût être.
Ce fut ma dernière rencontre avec Saurin. Je le vis une ou deux
fois gravissant le morne, qui conduit du bourg du Petit-Bourg à la
Lézarde. Il était reconnaissable, même à distance, à son dos voûté, à
la démarche caractéristique que lui donnait sa jambe difforme. Je
n'eus pas la pensée d'aller à sa rencontre, et me sentais passablement
refroidi à l'endroit de son histoire.
Mathieu Guesde.
{La fin à la prochaine livraison).
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LE CLOITRE DES JACOBINS ET LES FACULTÉS-
Au nombre des plans tracés^ depuis quelques années, en vue d*em-
Jiellir Toulouse, parmi une foule de projets discutés, controversés
sans résultat, il en est un, longtemps oublié, qui vient d'être repris,
et- parait à la veille de recevoir, sinon une réalisation immédiate et
complète, du moins un commencement d'exécution. Nous voulons
parler de la cession de Téglise des Jacobins à la ville par l'autorité
militaire, et de la transformation du cloître qui y est annexé et de
ses vastes dépendances en un monument^ où nos Facultés et notre
Ecole de Médecine, avec leurs bibliothèques, leurs musées, leurs col-
lections scientifiques trouveraient un asile commun et formeraient, au
centre de la ville, une sorte de Sorbonne^ à l'instar de la Sorbonne de
Paris.
L'idée n'est pas neuve ; elle remonte à bien des années ; mais
elle n'a commencé à se faire jour que pendant le court passage de
M. Cabanis à la mairie de Toulouse. Il y avait longtemps que l'esprit
de la population s'indignait de voir l'église des Jacobins servir
d'écurie à un régiment d'artillerie, et M. Cabanis songeait à donner
satisfaction à l'opinion publique, lorsqu'il fut arrêté par la mort,
le 20 juin 1846, dans la pensée de cette pieuse et Giiale restauration.
L'intention de notre premier magistrat était surtout d'effacer la longue
souillure imprimée au vieil édifice des Jacobins. Quant à créer une
Sorbonne modèle, il en avait bien conçu l'idée, mais elle n'avait
pas dans son esprit la consistance qu'elle a trouvée plus tard chez les
magistrats qui lui ont succédé et dans le sentiment publie.
Ce ne fut guère qu'à l'époque où des modifications essentielles
changèrent le système d'administration de l'instruction publique,
lorsque le décret du 14 juin 1854 substitua 16 grands centres acadé-
miques aux 86 divisions départementales qu'avait créées la loi de
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— 54 —
1850^ que Tidée de la fondation d'une Sorbonne é Toulouse vint
sérieusement à l'esprit de nos administrateurs.
Le nouveau décret octroyait à seize villes le glorieux privilège de
devenir les capitales intellectuelles de l'Empire, et rétablissait, dans
le fond, les Universités protinciales d'uuirehls.
Quelques personnes voudront peut-être bien se rappeler que nous
sommes intervenu personnellement dans le débat qui s'éleva à ce
sujet, il y a dix ans, entre les journaux de la localité, et que l'opinion
que nous avons soutenue trouva d'assez nombreuses sympathies.
Nous demandions alors à l'autorité, au nom de la religion et de
l'art, de satisfaire à un vœu général, en rendant au culte le vénérable
édifice des Jacobins, si fatalement détourné de sa noble destination.
Puis, déplorant avec tous les amis do la science l'isolement de nos
chaires d'enseignement, l'insuffisance des locaux devenus plus qne
jamais indignes de nos nouvelles grandeurs, nous demandions encore
que nos Facultés, éparpillées dans les différents quartiers de la ville,
au grand préjudice des études et de l'unité qui en fait la force, fussent
réunies dans les bâtiments contigus à l'église et qui formaient autre-
fois le cloître des Jacobins.
Les raisons que nous apportions dans le débat, nous et toutes les
personnes qui partageaient notre opinion, n'ont rien perdu de la force
qu'elles avaient à cette époque ; il nous semble même que, comme
toutes les bonnes choses, elles ont tiré de la consécration du temps
plus de poids encore et de solidité. On en jugera par l'historique de
cette importante affaire dont nous allons rapporter les phases succes-
sives.
Dans le principe, la première question à débattre était celle de
savoir à qui, do l'Etat ou de la ville, revenait la propriété de l'église
et des bâtiments.
Les droits de la ville furent parfaitement établis dans un Mémoire
justificatif, rédigé par deux savants professeurs de notre Faculté de
Droit, MH. Dufour et Cbauveau.
Les auteurs du Mémoire établissaient, d'une manière péremptoire,
que l'Etat avait pu, à l'époque de la Révolution, confisquer les bâti-
ments du cloître des Jacobins, comme biens nationaux, mais qu'il
n'avait pas le droit de prendre l'église; que l'église n'était point une
propriété nationale; qu'elle appartenait à la commune, comme paroisse;
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— 65 —
qu'on ne pouvait raliéner, attendu que le culte n'avait jamais été léga-
lement supprimé en France ; que^ plus tard. Napoléon avait rendu le
couvent à la ville, mais qu'il en avait réservé l'usufruit à l'Adminis-
tration, tant que celle-ci en aurait besoin ; que la nu-propriété appar-
tient donc à la ville, que l'Etat n'en a que l'usufruit, et, qu'à ce titre,
il ne peut prescrire ; mais que l'usufruit perpétuel équivalant à une
absorption à peu près complète du droit de propriété, ce droit n'était
plus qu'illusoire; que c'était, en quelque sorte, avec uu propriétaire
qu'il fallait traiter, et que si l'administration de la guerre voulait
entrer en arrangement, on devait écouter ses propositions et les
discuter.
Mais^ disions-nous, on n'a pas facilement raison de ces messieurs.
Il n'entre pas dans leurs habitudes de reudre, sur sommation, les
places qu'ils ont prises. Us s'émeuvent peu des réclamations. La justice
des camps, a dit un ancien, est calme et expéditive, secura et obiusior ;
elle tranche bien des difficultés avec le sabre, plura manu agens. —
En effet, toutes les fois que Toulouse avait fait valoir ses droits sur le
paternel logis y on l'avait laissée se plaindre ; ou bien, on lui avait
répondu^ comme dans la fable, que la terre était au premier occupant-,
ou bien encore, on exigeait d'elle des sacrifices qui lui auraient
enlevé jusqu'à son dernier écu.
Il est vrai que toutes les administrations qui s'étaient succédé à
Toulouse, avaient vu leurs intentions et leurs tentatives se briser
contre la résistance de l'autorité militaire. Mais, enfin, il se rencontra,
en i854, non pas un, mais deux ministres conciliants, prêts à
entrer en arrangement.
L'un, M. Fortoul^ ministre de l'instruction publique, venait de
désigner Toulouse comme le centre de la plus importante Académie
de l'Empire ; et, pour la rendre digne de ses nouvelles destinées, il
offrait de l'aider à élever un palais à la science, heureux par là de
payer sa dette de reconnaissance à une ville qui avait été le théâtre
de ses premiers succès dans l'enseignement. L'autre, le ministre de
la guerre, se prêtant aux désirs de son collègue, et rabattant des
prétentions de ses prédécesseurs, faisait, pour la cession des Jacobins,
les propositions les plus désintéressées.
Et d'abord, quelle est l'importance des cours et bâtiments dont la
ville revendiquait la cession à l'Etat ? C'était le premier point à
détenniner.
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— 56 —
Nous en avons publié le devis dans le numéro du Journal de Tou-
louse du 48 décembre 4854, d'après des documents officiels.
Nous savons qu'il nous est interdit de toucher aux questions d'éco-
nomie sociale et politique. Ici, cependant, nous pourrions, croyons-
nous, le faire sans danger, et reproduire les chiffres du devis sans
violer la loi, car il ne s'agit plus d'un traité à faire, mais d'un marché
conclu, il y a dix ans, et signé entre les parties ; d'un fait accompli
et qui appartient à l'histoire. Cependant, nous nous bornerons à dire,
pour l'intelligence de celle notice, que, d'après le rapport détaillé de
M. l'architecte de la ville, chargé de procéder à leur estimation, le
prix des locaux que l'Elat céderait à la ville, — abstraction faite de
l'église des Jacobins et des chapelles qui ne sont et ne peuvent être
estimées et que l'Etat céderait également, — s'élevait à la somme de
un million cent soixante-quatre mille trois cent deux francs,
ci 4,464,302 fr.
Etait-ce bien la revendication que le département de la guerre
faisait à la ville de Toulouse? A la rigueur, il n'y aurait eu rien
de bien étonnant si l'autorité militaire, s'en tenant au prix d'es-
timation, en avait demandé le remboursement. Mais le Ministre
se montra plus accommodant. M. l'inspecteur général Laferrière,
qui prenait la chose fort à cœur, avait élabli dans son rapport que la
contenance du quartier des Jacobins, avec les améliorations proje-
tées, est de 4,080 hommes et de 255 chevaux. Négligeant tout autre
calcul, le Ministre de la guerre regarda ce chiffre comme celui des
ressources que l'Etat délaisserait par l'abandon des Jacobins. Il s'en tint
là. Or, pour en obtenir d'équivalentes, — car si l'Etat perd un caser-
nement sur un point, il faut qu'il le retrouve sur un autre, les trou-
pes ne pouvant rester à la rue; — le ministre évalua la dépense des
constructions à faire à 700,000 francs. Eh bien, ce ne fut pas même
cette somme que le Ministre demanda à la ville. Considérant, — et
c'est en cela qu'éclatèrent surtout les dispositions bienveillantes,
désintéressées de l'autorité militaire, — considérant que le caserne-
ment des Jacobins était déjà fort ancien et n'offrait qu'une installation
incomplète, le Ministre de la guerre estima qu'il y avait lieu à lui
faire subir une dépréciation, et réduisit l'estimation qui en avait élé
faite au chiffre de cinq cent mille francs.
C'était précisément l'offre que la ville avait faite à l'Etat.
Toutefois, comme ce chiffre était loin d'égaler la , valeur des ter
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rains, le Ministre demanda quelque chose de plus ; il voulut que la
ville lui fournit l'emplacement qui lui était nécessaire pour établir le
complément d'un casernement pour deux régiments d'artillerie. 11
en fixa Tétendue à six hectares^ et indiqua, comme étant le plus à
sa convenance, les terrains du boulevard Lascrozes, près la caserne
monumentale. Le prix de ces six hectares fut évalué à la somme de
cent mille francs, par la présomption qu'il ne pouvait excéder le
prix qu'on avait payé pour les terrains où est assis le quartier ac-
tnel. « Si vous adhérez à cette double condition, dit le Ministre de la
guerre, je vous cède la jouissance des Jacobins, et je contracte, en
outre, l'obligation de faire, pour l'extension du quartier Lascrozes,
des travaux évalués à près de deux millions. »
La proposition était trop avantageuse pour n'être pas prise eu
sérieuse considération. Aussitôt tout le monde s'y fit. Le maire,
M. le colonel Cailhassou, un des adjoints surtout, M. le professeur
Massol, qui déploya dans cette affaire le zèle le plus actif et le plus
intelligent, le préfet, M. Mignerel, entrèrent en rapport avec le comité
du génie, organe du Ministre de la guerre, et si dignement présidé à
Toulouse par M, le chef de bataillon Perchais. M. l'inspecteur général
Laferrièrc, délégué pour les fonctions de Recteur, apporta dans ces
négociations son intelligente et active coopération. L'architecte de la
ville, M. Bonnal, refit à nouveau les plans et devis ; une commission,
prise dans le conseil municipal, se transporta au quartier des Jacobins,
visita les lieux en détail, et fit, par l'organe de son honorable
président, M. Gaze, un rapport favorable, chef-d'œuvre de discussion
calme, élevée, puissante, qui est resté comme un monument de
cette importante affaire.
Il ne faut pas croire cependant que la proposition ait marché sans
résistance, sans ambage, vers le dénouement que désiraient les hommes
sérieux et réfléchis. Les choses ne vont jamais ainsi. Des bruits de
ville, hostiles au projet, avaient trouvé de l'écho en haut lieu et une
opposition s'était formée au sein du conseil municipal. On disait que
l'autorité avait l'arriére-pensée de rendre l'église aux Dominicains j
que c'était faire trop de concessions au clergé ; qu'on donnait à l'en-
seignement trop d'importance ; que l'Université allait devenir une
puissance envahissante; que la population des Ecoles serait attirée
vers les Jacobins, au grand préjudice des quartiers de l'Ecole de
Droit et de l'Ecole de médecine ; que, d'ailleurs, il y avait incon-
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vénient y danger même , d'agglomérer sur un point la jeunesse
turbulente des Ecoles; que, d'ailleurs^ il ne fallait pas trop se
hâter de conclure le marché proposé , parce que le quartier des
Jacobins était un fardeau pour Tadministration de la guerre, à qui il
tardait de s'en défaire, le local étant impropre aux hommes et aux
chevaux; que le ministre n'en voulait plus, et qu'avant peu, il
l'abandonnerait. La question d'argent se mêlait aux récriminations pour
les irriter et les aigrir. C'est l'ordinaire. La Gazette du Languedoc,
très-peu universitaire, — chacun le sait, — demandait la restauration
de l'église; mais ses vœux se bornaient là; la question des Facultés
l'intéressait médiocrement, ou plutôt, elle s'en préoccupait trop; elle
voulait qu'elle fût réservée, probablement avec l'arrière-pensée de la
combattre plus tard, quand elle aurait obtenu la restauration de
l'église. Pourquoi se presser, disait-elle? quel inconvénient y a-t-il à
ce que les bâtiments du cloître restent inoccupés pendant trois ou
quatre ans, s'il le faut? — Elle s'attaquait aussi aux calculs du ministre
de la guerre, et prétendait que la proposition qu'il faisait à la ville
n'était pas aussi désintéressée au fond qu'elle le paraissait (1).
Tous les nuages se dissipèrent dans une discussion vive et
lumineuse qui s'engagea au sein du Conseil municipal, à la suite
d'une nouvelle étude de la commission. Dans cette séance du 7
avril i855, l'honorable M. Caze prit une à une toutes les objections
faites au projet et les combattit victorieusement.
Il démontra le peu de fondement de l'opinion qui attribuait au
ministre de la guerre la pensée d'abandonner gratuitement les locaux
à la ville, puisqu'il venait d'approuver un devis de dépenses pour
écuries et autres transformations, évaluées à 526 mille francs, et qui
devait être mis à exécution dans le plus bref délai ; il fit voir que la
demande en revendication de la propriété que proposaient quelques
opposants, ne pouvait atteindre que l'église et non l'ensemble de ces
vastes bâtiments; et que, en définitive et après un examen sérieux,
le prix demandé pour cette cession devait être considéré comme une
véritable transaction.
Il repoussait également comme erroné et inconsistant le bruit
(0 Voir la GazeiU du Languedoc^ principalement les numéros des tt, 28 mars
et 7 aTTil 1855.
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répandu que Téglise no serait acquise que pour être rendue aux
Dominicains.
Il ne fut pas moins explicite et moins concluant sur raiîectation
des locaux et les appropriations à faire, que sur les voies et moyens
d'acquisition. Sur ce dernier point, qui était le point capital du débat
et le grand argument des membres de l'opposition, l'honorable rap-
porteur Gt voir qu'on s'exagérait beaucoup le montant de la dépense;
que, d'abord, la somme à payer serait divisée par annuités; ce qui, par
conséquent, dispensait de recourir à un emprunt ; la caisse municipale
pouvant, sans grand effort, faire face à chaque paiement annuel ; —
ensuite, que le prix d'achat des terrains pour la caserne à construire
serait amiablement arrêté à une indemnité fixe, sans que la ville eût
à encourir les chances d'une adjudication. 11 fit remarquer que, dans
l'intervalle des paiements, le marteau et la truelle auraient transformé
le quartier des Jacobins ; que les Facultés seraient venues, l'une après
l'autre, y prendre place ; que les bâtiments occupés aujourd'hui par
elles se trouvant vacants et libres, la ville, par des ventes successives,
serait rentrée dans la plus grande partie de ses déboursés ; que M. le
ministre de l'instruction publique offrait, d'ores et déjà, une somme
de cent mille francs pour les premiers frais d'appropriation ; et, qu'en
dernier résultat, c'était quatre cent mille francs environ que la ville
aurait à débourser.
Et> en compensation de ces sacrifices, que d'avantages à recueillir !
Entrée en jouissance d'un immeuble magnifique et du plus grand
prix ; dotation d'une nouvelle caserne monumentale qui , par ses
vastes proportions n'aurait d'égale que les casernes de Paris et de
Vincennes; et, -— conséquence immédiate, — garantie de travail,
pendant plusieurs années, à une classe nombreuse d'ouvriers, — les
constructions à faire devant coûter deux millions ; assainissement du
quartier des Jacobins, — le voisinage d'une caserne et "Surtout d'une
caserne de cavalerie étant constamment une cause d'insalubrité;
enfin, but final et couronnement de tant d'efforts, un hôtel à appro-
prier, un asile commun à ouvrir aux Sciences et aux Lettres.
La raison l'emporta, et, dans cette même séance du 7 avril 1855,
vingt'trois membres sur vingt-six se prononcèrent pour le projet.
Voilà dix ans que ces faits se sont accomplis ; voilà dix ans qu'a
été conclu le marché entre l'Etat et la ville. Dans l'intervalle, les
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travaux ont marché; la nouvelle caserne monumentale se dresse
aujourd'hui fière et superbe, près de sa sœur aînée^ comme une sœur
jumelle ; elle est prête à recevoir les hôtes des Jacobins, et le dépla-
cement, paraît-il, est à la veille de s'opérer.
Que va faire la ville des trente mille mètres carrés de terrains et
des vastes bâtiments que le traité met a sa disposition?
Ici nous nous arrêtons. Il nous semble voir la loi porter le doigt
sur ses lèvres, comme la statue du silence, et nous avertir ainsi que
nous n*avons plus la parole. Ce que nous avons dit, nous avions le
droit de le dire, c'était de l'histoire. Discuter maintenant de nou-
veaux plans, de nouveaux projets, de nouveaux devis, ce sont toutes
questions qui nous sont interdites. Tout ce que nous pouvons nous
permettre de dire encore, c'est que le point sur lequel M. Gaze a le
plus vivement insisté, au sein du conseil municipal, dans la séance
du 7 avril 1855, comme étant le plus essentiel , c'est de dégager du
lycée la bibliothèque de la ville, et de la transporter dans un autre
local ; de faire place aux diverses collections scientifiques que pos-
sède la ville ; de créer un local pour la Faculté des Sciences et pour
l'enseignement supérieur ; « que c'était là le premier emploi, les pre-
mières affectations des locaux acquis (i). »
Ce qui était essentiel, il y a dix ans, ne l'est pas moins aujourd'hui.
La Faculté des Sciences manque toujours des moyens matériels de
travail. Les inconvénients que M. le rapporteur de la commission
signalait alors, subsistent toujours ; l'insuffisance du local n'ayant
permis que des modifications illusoires et sans résultat avan*
tageux.
« Nous éprouvons, disait, en 1855, le doyen de la Faculté des
Sciences, dans son rapport à la séance solennelle de rentrée, nous
éprouvons une gêne extrême pour placer convenablement les nou-
veaux objets destinés à accroître les collections ; et cette gêné ne
tardera pas à se changer en une impossibilité absolue. En outre, ce
qui est plus grave, le cabinet de physique est mal situé; les plus pré-
cieux instruments se détériorent rapidement sous l'influence de
rhumidité des lieux. Il n'y a point de laboratoire pour la physique ni
pour la zoologie, etc. »
Nous sommes convaincu que nos autorités départementales et
(1) Extrait du procès-verbal de la séance du conseil mnnicipal, du 7 avril 1855.
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municipales^ que l'honorable chef de notre Académie qui s'intéresse
vivement, — nous le savons, — à cette importante affaire, la
pousseront avec activité dans le sens qu'indiquent les intérêts de
la ville confondus ici dans une inséparable communauté, avec
ceux de nos établissements scientifiques^ et que, dans un avenir peu
éloigné , nous verrons se réaliser les vœux des hommes les plus
intelligents de cette cité. Nous terminerons par une dernière considé-
ration.
Quelle a été la pensée du Ministre en créant en France seize
grands centres académiques?
Elle est exprimée en termes explicites et formels dans la circulaire
aux Recteurs, transmissive de la loidu 44 juin 1854 et des décrets du
22 août :
« Il est temps de lutter contre le préjugé funeste qui tendrait à
priver les provinces de toute vie intellectuelle, et à faire refluer vers
le cœur de TEmpire, au risque d'en atrophier les membres, l'énergie
vitale de la nation (i). «
Ainsi, c'est clair : rendre la vie à la province, arrêter l'élan irré-
fléchi qui pousse la jeunesse vers la capitale, voilà le désir du
Ministre.
Que faut-il pour arriver au but? Faire cesser l'isolement, rappro-
cher DOS Facultés, éparpillées dans les différents quartiers de la ville,
les unir par une forte organisation, et les fondre en un corps puis-
sant, où se concentreraient, comme dans un foyer, toutes les lumières
de l'enseignement supérieur.
Que de temps perdu aujourd'hui en allées et venues pour passer
d'une Faculté à une autre! que de distractions en chemin qui détour-
nent du but où l'on veut aller ! Un arrêté du ministre de l'instruction
publique astreint, depuis plusieurs années, les étudiants en droit à
suivre deux cours, à leur choix, à la Faculté des Lettres. Nous en-
tendons, chaque année. Messieurs leâ doyens se plaindre, dans leurs
discours de rentrée, de l'inassiduité des étudiants, de leur indiffé-
rence pour les plus belles choses de l'esprit : « Indifférence n'est pas
le mot, nous disait hier encore un des élèves les plus assidus, c'est
impoisïbilité qu'il faut dire. 11 y a trop loin de la Faculté de Droit à
la Faculté des Lettres ; quand je sors de l'une, quelque diligence que
(4) Circulaire auic Recteursi en date du 4 5 septembre 1854.
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je mette , je n'arrive pas toujours à temps pour la leçon que je dois
suivre à l'autre Faculté. Les professeurs n'y prennent pas garde ; mais
la distance à franchir est, pour beaucoup de nous, le vrai motif de
notre absence. »
Nous avons développé autrefois, dans plusieurs articles, les avan-
tages qui devaient résulter, pour les études et pour les étudiants, de
la concentration des Facultés sur un point unique; nous les rappelle-
rons, mais plus tard, lorsque la question sera de nouveau fortement
engagée. Ce sera le sujet d'un second article. Nous nous bornerons
maintenant à détacher seulement de ces études, oubliées aujourd'hui,
quelques pages relatives à l'Eglise des Jacobins, que nous avions
alors constamment devant les yeux et dont nous avons pu voir
quelques-unes des déplorables mutilations.
L'EGLISE DES JACOBINS.
Dans rhistoire générale, comme dans Thistoire des arts, les Eglises
sont des pages importantes à consulter. Expression la plus élevée de
la pensée intime du Moyen-âge, on y retrouve, quand on remonte au
principe de leur formation, la puissance du génie exalté par la puis-
sance de la foi. En surexcitant les esprits, la foi les a élevés au senti-
ment du beau, et a produit au Nord, au Midi, partout, ces riches
Cathédrales, magnifîques monuments de sa force. De TEgUse se sont
ensuite dégagés, par une sorte de travail organique, les arts que
rArchitecture contient virtuellement, la SculpturCf la Peinture,
rOrfévrerie, la Musique. UEglise est la ruche industrieuse et savante
où s'est élaboré le progrès. Elle est tout ensemble la maison de Dieu
et le sanctuaire des arts. Nous ne devons en approcher qu'avec res-
pect ; nous ne devons y porter la main qu'avec précaution.
Par le nombre et la beauté de ses Eglises, Toulouse est assurément
une des villes les plus importantes du Midi. Or, dans la grande
famille de monuments qui nous entourent, et qui proviennent de la
même pensée, nous n'en connaissons pas de plus complet que V Eglise
des Jacobins^ Elle passe, aux yeux des connaisseurs^ pour une des
plus nobles créations de l'art chrétien au Moyen-âge. Mais si nous
avons le culte des souvenirs, nous n'avons pas celui de la conser-
vation. Ce majestueux édiûcc, que nous devrions entourer de soins
pieux, et montrer avec orgueil, nous le laissons souiller cl se perdre,
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— 63 —
comme tant d'autres constructions imposantes. Il semble que nolis
n'en connaissons pas le prix. Au heu d'effacer les traces de dégra-
dations, qui rappellent les plus mauvais jours de notre histoire, nfbus
devenons, par notre indifférence, les complices des passions réfolu-
tionnaires ; nous nous associons h leur œuvre de deslructi/n ; et,
quand l'étranger s'indigne ou baisse les yeux devant les ignobles
transformations de nos plus belles Eglises, nous restons insouciants
et calmes.
Fagére Pudor, Yerumque, Fidesque.
Il paraîtrait cependant qu'on s'est ému. Nous avons entendu parler
d'un projet de restauration. La ville serait en instance auprès du
gouvernement pour revendiquer ses droits de propriété sur VEglise
des Jacobins. Un Mémoire justificatif, rédigé par deux savants profes-
seurs de notre Faculté de Droit, démontrerait, jusqu'à la dernière
évidence, que l'Etat n'en est pas le détenteur légal. L'Administration
de la guerre ne se refuserait pas à une transaction ; et l'Eglise, rede-
venue la propriété de la ville, serait rendue au culte.
Nous nous faisons volontiers l'écho de ce bruit, et nous en ver-
rions avec plaisir la réalisation. Ce serait un acte de haute sagesse.
La Religion et les Arts y applaudiraient.
On ne connaît point assez toute la richesse, toute la valeur artis-
tique de cette belle Eglise. — Ce n'est que par privilège qu'on peut y
entrer. ~ Mais les rares connaisseurs qui la visitent ne se lassent
point de l'admirer ; et souvent, dans leur enthousiasme, ils l'ont
appelée la vraie Cathédrale de Toulouse.
L^époque de sa fondation remonte à l'année 4230. Foulques, évoque
de Toulouse, en avait marqué l'emplacement par une croix, selon
l'usage.
Les temps n'étaient guère sereins. L'hérésie, qui avait causé tant
de maux, tendait à renaître. L'inquisition se dressait menaçante
devant elle, et Louis Ylil était venu jusqu'aux portes de la ville pour
l'étouffer. C'en était fait aussi de l'indépendance du Midi. Le règne
des Comtes de Toulouse était passé ; il ne restait au dernier des
Raymond qu'une ombre de pouvoir. Le vrai maître était déjà le roi
de France.
C'est à cette époque que furent fondées, en même temps que
VEglise des Jacobins, la plupart des Eglises de Toulouse et du Midi de
la France. Malgré le levain d'hérésie qui fermentait encore, les peuples
faisaient amende honorable de leurs erreurs; ils élevaient ces monu-
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roeols magnifiques, en témoignage de leur retour aux croyances
catholiques.
Comme la rouille de Tâge imprime aux monuments un caractère
plus auguste, des auteurs ont exagéré Tancienneté de nos Eglises,
afin de leur donner une vétusté imaginaire. Il est difficile de se laisser
prendre au piège. L'époque de leur efflorescence ne remonte guère
au-delÀ du xii« siècle ou du xui«. Les monuments auxquels on assigne
une origine plus ancienne ont perdu leur physionomie primitive. Ils
ont été modifiés ou refaits. Qui ne sait qu'après la fatale époque de
Van mil, qui, selon les croyances populaires, devait être la fin du
monde, les peu ples> revenus de leur effroi, se mirent à reconstruire
leurs Eglises, en rivalisant entre eux de magnificence ? Ck)mment
alors reconnaître aujourd'hui dans les basiliques de Saint-Etienne ou
de Saint-Sernin les humbles chapelles fondées par saint Martial et
saint Exupère ?
V Eglise des Jacobins et le Cloître qui en dépendait appartenaient h
rOrdre des Dominicains, Dans les premières années du xni* siècle, le
pape Innocent III avait approuvé, mais à titre provisoire, l'institution
de cet Ordre célèbre. Par une bulle, en date du 22 décembre 4216,
le pape Honorius III l'avait confirmée à titre définitif. Mais déjà,
depuis quelques années, les rares disciples de saint Dominique
avaient été recueillis par leur illustre maître dans une maison de
Toulouse ; car c'est ici, dans cette ville, qu'a été élevée, et par le fon-
dateur même de l'Ordre, la première tente qui ait abrité les Frères
Prêcheurs ; c'est à Toulouse qu'a été planté le grand arbre dominicain,
dont les rameaux devaient couvrir le monde.
Lorsque les travaux du Cloître furent assez avancés pour les rece-
voir, les Frères Prêcheurs, à la fête de Noël de l'année 4230, furent
mis en possession de l'Eglise et du Cloître, par le même évêque qui
en avait béni la première pierre. L'Eglise et le Cloître sont donc
contemporains. Le Cloître, attaché au ilanc de l'Eglise, s'est élevé
avec elle ; et l'Eglise s'est appelée de son nom : VEglise des Domi-
nicains (4).
Commencée dans la première moitié du xni* siècle, VEglise des
(4) Dès l'origine, les religieux de l'Ordre de saint Dominique furent appelés
JacobinSy paice que leur première maison à Paris était située dans la rue et à l'hospice
Saint-Jacqiies. Plus tard, en nos temps de trouble, ce Cloître et bien d'autres ayant
senri de point de réunion au parti le plus exalté de la réyolution, le nom de
JacobinSf que le hasard avait tait donner d'abord aux moines dominicains, passa,
par un autre hasard bien étrange, aux ennemis les plus implacables de la Monarchie
et de la Beligion.
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Jacobins n'a été lermînée que vers la fin du xiv«. L'époque de sa con-
sécration est de 1385. 11 a fallu plus de cent cinquante ans pour
mener à fin ce majestueux édifice. Qu'on ne s'en étonne pas ; il n'est
aucune de nos grandes basiliques qui n'en ait demandé bien davan-
tage. Encore en est-il beaucoup qui sont restées inachevées.
Elle appartient alors à la plus belle époque de l'art chrétien. On
est sorti de la première enfance du style ogival. Tous les essais et les
tâtonnements du siècle précédent ont abouti à Tunité. On n'y remar-
que point, en effet, de mélange de styles. Rien d'indécis ni d'incohé-
rent dans le dessin. Tout y révèle, au contraire^ une pensée homogène
et unitaire.
Le plan en est fort simple.
La façade, pleine de grandeur, comme celle de toutes les Eglises
du xui^ siècle, est masquée malheureusement, dans sa partie fhfé-
rieure, par une bâtisse toute moderne qui a son point d'appui sur le
portail même de l'Eglise. Cette construction n'est pas seulement une
dérogation au style de l'Architecture, mais une anomalie choquante
qui nuit à la majesté de Tédifice. Sans cette construction qui se pro-
longe au-delà du portail, sur toute l'étendue de l'ancien Cloître, l'œil
pourrait embrasser la forme extérieure de l'Eglise. La partie supé-
rieure du portail, qu'on peut admirer à distance, se compose de deux
grandes arcades, où s^épanouisseut deux élégantes rosaces. Ces
arcades sont surmontées d'une galerie, fermée par une balustrade à
nombreuses et fines colonnettes. Au milieu du portail et aux angles,
des contreforts supportent trois clochers, percés de fenêtres ogives,
d'une forme élégante et gracieuse.
Les murs extérieurs de l'Eglise, d'une longueur de 80 mètres, sont
étayés, comme ceux du portail, par des contreforts minces, élancés,
sans pesanteur, qui s'étagent, de la base au sommet, par des ressauts
d'une pente légèrement sensible. Deux rangs d'arcades superposées
relient entre eux ces contreforts : l'un, en haut, soutenant les
combles ; l'autre, en bas, plus enfoncé, servant de support à des
fenêtres ogives , d'une hauteur et d'une hardiesse prodigieuses.
Les arcades forment une multitude de courbes gracieuses autour de
rédiûce; et les fenêtres qui occupent un tiers de l'espace d'un pilier
à l'autre, s'élancent de l'arcade du rez-de-chaussée jusqu'aux com-
bles, dans une hauteur de 30 mètres. Mais les vitraux coloriés qui
laissaient pénétrer dans l'Eglise une douce lumière, les menaux
découpés en trèfles, en festons, au sommet des fenêtres, les peintures
murales qui ornaient les côtés des contreforts extérieurs, tout a dis-
paru. Les peiutures sont enfouies sous le plâtre et le mortier. Mais
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comme ces fleurs d'hiver qui percent h travers les frimas, ces pein-
lures ont soulevé la couche de maçonnerie qui les recouvrait, et
laissent voir par intervalles, leurs couleurs encore vives et bril-
lantes.
Les entrées latérales du côté du Cloître et du côté de la rue sont des
portes à voussures profondes. Les arcs diagonals des voûtes retom-
bent, à chaque angle, sur des colonnes légères, en saillie dans le
principe, et maintenant effacées
Contrairement aux règles et aux habitudes qui avaient prévalu
au xiii* siècle, le clocher principal est au flanc de l'Eglise, du côté
du Cloître. Ce clocher, le plus beau de la ville, était formé d'une
tour octogone, étagée, percée de fenêtres ogives, et d'une flèche,
également octogone et en pierre. Entre la tour et la base de la pyra-
mide est une plate-forme, munie d'une balustrade, qui permettait de
circuler autour de la flèche, et d'embrasser, dans un immense
horizon, et la ville entière, et le Canal qui relie les deux mers, et
notre beau fleuve, qu'on voit fuir au loin portant dans nos campagnes
la richesse et la vie. La tour est debout; mais elle est veuve de sa
flèche. Fortement endommagée pendant nos guerres de Religion, elle
a été démolie en vertu d'un arrêt delà municipalité de Toulouse, alors
que la Commune de Paris ordonnait la descente des cloches, comme
outrageant^ par leur élévation, le principe de V égalité [{).
Nous n'insisterons pas davantage sur la forme extérieure de
VEglise des Jacobins, Nous n'avons pas la prétention de faire de l'art
ni d'écrire une monographie. Eh ! qui, d'ailleurs, à Toulouse, n'a
pas eu l'occasion d'admirer cette belle Eglise, ses formes hardies et
accentuées? Qui n'a pas, en passant, attaché sur elle un regard long
et douloureux ? C'est l'intérieur que nous voudrions décrire ; mais le
cœur et la main s'y refusent.
Si, dans nos voyages, nous venons à rencontrer quelque grand
édifice en ruines, nous nous sentons pris aussitôt d'une pensée péni-
ble à la vue de ces murailles écroulées, de ces pierres dispersées sur
le sol. Mais si la nature a jeté sur ces débris son riche manteau, si les
flots de verdure ont recouvert ces pierres mutilées d'une végétation
puissante, ces mystérieuses harmonies de ce qui est et de ce qui
n'est plus, changent l'impression première, et notre âme se laisse
aller aux charmes d'une douce mélancolie. Ici nous n'avons pas ces
compensations. Le spectacle est plus triste. Ne cherchez point de
poésie dans ces ruines.
(4 ; Le %0 brumaire an II.
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Toutes les formes extérieures subsistent, il est vrai ; mais Pâme qui
animait Tédifice, n'y est plus. La vie morale et intellectuelle s'est
retirée de ce grand corps. Le soleil des croyances ne réchauffe plus.
Comme ces grands arbres que la foudre a frappés au cœur, et qui,
quelque temps encore, gardent leur fraîche couronne de verdure,
notre Eglise, avec toutes les apparences de la vie, ne vit plus. Elle
est morte debout. Et cependant le temple n'est pas vide, les voûtes ne
sont pas silencieuses. Vie bien étrange, en vérité ! Mieux vaudrait le
silence de la mort. Où retentirent les chants divins, on n'entend plus
que des cris rauques et le hennissement des chevaux. Le sanctuaire,
le chœur, la nef sont transformés en écurie. Les mosaïques des dalles
ont été brisées ; d'admirables colonnes ont été sciées. Les bas-reliefs,
les peintures, les moulures, les vitraux, les dentelles de pierre, toute
la décoration de TEglise a disparu. Deux étages successifs servant de
chambres et de magasins, dérobent à la vue la beauté des voûtes. Et
nous avons été témoin de la plupart de ces dégradations 1 Lorsque,
pour soutenir le plancher de ces deux étages, il a fallu enfoncer,
bien avant dans la terre, 'd'aff'reux piliers en bois, nous avons vu
remuer des tombes, exhumer des ossements blanchis; nous avons
vu, au milieu des sarcasmes et des saillies bouffonnes, passer, de
main en main, des crânes dépouillés. La scène des fossoyeurs de la
tragédie d'Hamlet n'était plus une fiction pour nous, mais une
effrayante réalité.
Bien des fois, en face de ce spectacle de deuil, TimaginatioD a
rendu ces lieux à leur vie passée. Aussitôt les générations écoulées
sortent de la poussière. Le Cloître retrouve ses premiers hôtes; l'Eglise,
ses vrais habitués. Au son d'une cloche, des vieillards et de jeunes
hommes sortent de leurs cellules rangées symétriquement, et se
répandent silencieux par les galeries, les grandes salles et les longs
corridors. Tout se repeuple, tout s'anime. Le Cloître a repris son âme.
Reconnaissez sous ce froc les maîtres de l'apostolat, ceux à qui saint
Dominique a dit, comme le Christ à ses disciples : « Allez et enseignez
toutes les nations. » Voilà les premiers de ces légions de prédicateurs,
dont la, parole s'est fait entendre jusqu'aux extrémités du .monde.
Voilà ceux que l'Eglise a souvent tirés des austérités du Cloître pour
les mettre à la télé des peuples.
Dans l'Eglise, les roses du grand portail, les vitraux peints des fenê-
tres s'illuminent aux rayons d'un splendide soleil. Les fresques, les
peintures murales, les nervures des arcs des voûtes, les statues sépul-
crales en bronze doré et couvertes d'émaux , les chapelles, tout
scintille de l'éclat de l'or. La hiérarchie sainte est au chœur et au
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sanctuaire, rofBcîant sur son trône dans Tabside, la foule dans les nefs.
La grande voix du peuple ébranle les voûtes.
Mais quelle foule empressée I quel concours i Les routes, les rues
sont obstruées. Le Cloître s^agile d'un mouvement inaccoutumé.
L'Eglise a pris ses habits de fête et déployé toutes ses pompes. L'air
retentit d'hymnes sacrées. Un char s'avance péniblement à travers des
flots de peuple. Tous les visages sont radieux. Ah ! c'est le plus beau
jour du Cloître et de TEglise ! Les Moines dominicains reçoivent au-
jourd'hui un hôte illustre, le plus grand des théologiens, le docteur de
l'Eglise, la fleur et l'ornement du monde chrétien, Tange de l'école.
Le pape Urbain V, par une faveur insigne, leur envoie, du fond de
l'Italie, le Corps et le Chef de Saint-Thomas d'Aquin. Hélas I cherchez
aujourd'hui la place où ont reposé ces restes précieux l...
La scène a changé. Quels sont ces cris? quel est ce tumulte? que
veut cette foule? Elle demande du sang. Ah ! la journée du \0 février
1589 est un des plus mauvais jours du Cloître et de TEglise. Près de
cette porte en feu, voyez cet homme grand de taille, noble de figure,
revêtu des insignes de la plus haute magistrature. C'est Etienne
Durant!, premier président au Parlement de Toulouse. Pour échapper
aux fureurs des factieux qui veulent le punir de sa fidélité à son roi,
il est venu chercher un asile dans le Cloître des Jacobins. Mais le
Cloître et l'Eglise ne sont plus inviolables, a Foie» Vhomme/ dit un
furieux en le poussant devant lui, et en le désignant au peuple. Et
aussitôt un autre misérable le renverse d'un coup de feu : « O mon
Dieu I s'écrie la victime en tombant, pardonnez-leur, car ils ne savent
ce qu'ils font 1 »
Comme toutes les grandes choses, VEglise des Jaccbins a eu ses
jours de prospérité et ses jours de détresse. Tantôt c'est un temple de
charité et d'amour, tantôt une forteresse de guerre. Aujourd'hui
c'est un peuple qui l'entoure de ses respects : demain, un autre
peuple, qui enfonce ses ongles dans ses pierres, et voudrait la dé-
truire. Il ne reste rien des marques de l'adoration des fidèles ; mais
partout les traces profondes qu'y ont faites les passions dévastatrices.
N'importe, malgré ses pertes et ses blessures, per damna^ percœdes^
VEglise des Jacobins sera toujours une grande et noble Eglise. Elle
nous plaît au-dessus de toutes les autres. Nous l'aimons pour ses
beautés: nous l'aimons pour ses malheurs et pour ses souillures. De-
puis douze ans elle est là, devant nos yeux. Chaque matin, nous la
saluons de nos regards. Nous l'avons étudiée de l'orteil à la tête, dans
son ensemble et dans ses détails. Toutes les fois qu'il nous l'a été
permis, nous avons pénétré dans son intérieur, monté la sombre
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spirale de son admirable clocher, touché de nos mains les arcs de ses
Toutes. Elle a laissé en nous une image unique, distincte, ineffaçable.
C'est vraiment notre Eglise bien-aimée. Et si jamais elle est rendue
à la Religion et aux Arts, nous aurons vu s'accomplir un de nos vœux
les plus chers.
F. Lagointa.
BIBKIOGRAmn.
L.e monde de la mer, par Alfred Frédol (1).
Ce titre seul suflfiraità piquer la curiosité, Pauteur fût-il un inconnu.
Quels mystères, en effet, ne cachent pas ces profondeurs de TOcéan
à jamais inaccessibles à nos investigations ! Mais si un tel livre émane
d^un homme universellement réputé comme savant, et à la fois litté-
rateur, s'il réalise les dernières pensées de cet homme, et comme son
testament scientifique, s'il est aussi remarquable par le fond que parla
forme, et accessible à tous, s'il réunit le double mérite de parler aux
yeux comme à Tesprit, il devra provoquer un intérêt bien légitime
et de bon aloi, et c'est le sort réservé au Monde de la mer. Grâce à lui,
on peut s'initier aux secrets les plus piquants de la zoologie. Les
questions de l'ordre le plus élevé s'y trouvent traitées avec une
clarté, une simplicité qui les rend accessibles à tous : telle, Vunilé de
composition qui rappelle le grand débat de ^830, entre Cuvier et
Geoffroy Saint-Hilaire; telle encore la théorie des sooni7es déterminant
la limite entre les animaux simples et composés. Tout ce que l'obser-
vation a pu dévoiler à l'homme sur les mœurs des animaux marins
se trouve là condensé, exposé avec l'autorité du savant, avec le
charme du -poète. L'auteur semble se plaire à nous mettre tour-à-tour
en présence des deux extrêmes de grandeur, comme pour nous mon-
trer partout autour de nous l'infini et élever notre âme vers le sou-
verain Créateur des êtres.
Tant de mérites assurent le succès au Monde de la mer, et il primera
sans nul doute parmi ceux que 4 866 va voir éclore.
D' D. G.
(1)4 vol. graad in-8o avec fig..daii3 le texte et atlas de magnifiques planches
coloriées. 30 fr. Chez Hacbette.
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ACADÉMIE IMPÉRIALE
Des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres
de Toalouse.
Séance du 8 décembre 4804. — Présidence de M. Filool.
M. N. Joly, désigné par Tordre du travail, témoigne d'abord le
regret d'avoir été empêché, par de douloureux événements de famille,
de mettre la dernière main à Téloge de M. le colonel Gleizes» qu'il se
proposait de lire en cette séance. Kn attendant qu'il puisse remplir
ce pieux devoir, il communique à TAcadémie, au nom de son fils
Emile et au sien, le résumé d'un long travail, intitulé : Etude sur les
08 et leur coloration par la garance.
Les auteurs de ce travail , fruit de deux années de recherches
assidues, étudient successivement la structure, le mode de formation
et d'accroissement, la nutrition et la régénération des os, et ils met-
tent sous les yeux de l'Académie de nombreuses pièces analomiques
destinées à servir de preuves matérielles à leurs conclusions.
Appuyés sur des expériences qui leur sont propres, MM. N. et E.
Joly démontrent :
40 Que le tissu osseux peut se former partout où il y a du tissu
conjonclif;
«o Que les os des fœtus et des nourrissons se colorent sous l*in-
fluenôe du sang et du lait d'une mère garancée. Mais il faut avoir
grand soin de distinguer la coloration apparente due au sang, de la
coloration réelle produite par la garance.
Lorsqu'il s'est occupé du même sujet, M. Flourens paraît n'avoir
pas fait cette distinction très-essentielle.
Enfin, des nouvelles études auxquelles se sont livrés MM. Joly, il
résulte que :
30 La plupart des solides et même des liquides de l'organisme
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(chyle, lait, bile, urine, e(c.)> prennent une teinte rose plus ou moins
prononcée.
Il en est de même des dents, au moins en ce qui concerne Vivoire
et le cément.
Quant à Vémcnl^ il reste blanc, lors même qu'il parait d'un beau
rose. On se rend aisément compte de cette particularité, si Ton songe
.que les couches d'émail sont translucides, et laihsent voir par trans-
parence la couleur rouge de Tivoire placé au-dessous d'elles.
Deux planches exécutées en chromolithographie et une belle épreuve
photographique accompagnent ce mémoire ; elles sont dues au talent
de MM. Haybrard et Vigé; les deux premières, au moins, constatent
un progrès remarquable dans Part lithographique à Toulouse, et font
honneur aux presses de M. Delor, ainsi qu'à M. Delliés, Tun de ses
plus habiles ouvriers.
M. Noulet donne lecture d'une lettre que M. Tabbé Pouech, profes-
seur-directeur au grand séminaire do Pamiers, lui a adressée, 'avec
recommandation de la communiquer à TAcadémie. Elle contient une
Note sur un calcaire lacustre infra-éocène de VAriége,
Rappelant Topinion que M. Noulet avait émise dès 4854 dans son
travail sur les coquilles fossiles du calcaire lacustre, inférieur au ter-
rain à nummulites du département de TAude, à savoir que, « dans
D le midi comme dans le nord de la France, des lacs exclusivement
» d'eau douce, d'une étendue qu'il n'est pas possible de préciser,
o semblent avoir ouvert la série des dépôts supérieurs aux terrains
n crétacés, » M. l'abbé Pouech annonce que des calcaires lacustres à
coquilles d'eau douce existent, en effet, au pied des Pyrénées, comme
à la base de la Montagne-Noire. Les deux assises sont dans les mêmes
conditions; celle de TAriége, comme celle de l'Aude, se trouve au-
dessous de toutes les assises nummulitiques et autres de la formation
éocèoe. On a donc, dans TAriége, le calcaire lacustre de Conques et
de aïontolieu.
M. Tabbé Pouech avait déjà décrit ce calcaire dans un précédent
mémoire, mais sans lui assigner de fossiles. C'est le môme calcaire
que M. d'Archiac a considéré comme tertiaire et dont il a fait l'assise
moyenne de son groupe d'Alet, et que M. Leymerie a nommé (/arum-
nium, en l'attribuant à la craie.
C'est une bande qui régné d'une extrémité à l'autre du départe-
ment de l'Ariége, d'où elle se continue dans celui de la Haute-
Garonne.
Quant aux fossiles qui la caractérisent, M. l'abbé Pouech a confié
le soin de leur détermination à M. Noulet. Malheureusement, les
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coquilles communiquées sont toutes incomplètes et ne peuvent per-
mettre que des déterminations génériques. Celles-ci conûrment
pleinement l'origine lacustre du calcaire qui les a fournies, arnsi que
M. Tabbé Pouech Pavait annoncé. Ce sont plusieurs espèces de
Cyclostoma^ un Ptipa, un Physa et un Limnœay c'est-à-dire des coquilles
représentant deux genres de mollusques gastéropodes terrestres et
deux genres ayant vécu dans des eaux douces et tranquilles.
En étudiant des fragments du calcaire lacustre coquillier de TAriége,
M. Nouletya découvert un assez grand nombre de fruits de Chara^
de très-petite taille, qui lui ont paru très-voisins de ceux d'une espèce
du terrain inférieur du bassin de Paris, que M. Adolphe Brongniard a
signalé sous le nom de Chara Lemarie. C'est encore là un fait confir-
matif des déductions de M. Tabbé Pouech touchant Toriginc lacustre
du plus ancien terme de la série éocène des Pyrénées françaises.
Des remerciments seront adressés à M. Tabbé Pouech, pour cette
communication.
— M. Esquié met sous les yeux de TAcadémie une peinture à la
fresque qu'il vient de découvrir sur la face nord-ouest du transepts
de l'église Saint-Sernin, et qui représente saint Augustin, en babils
pontificaux, dictant les règles de son ordre à un personnage placé à
sa gauche et qui semble écrire sous sa dictée.
M, Esquié se propose d*en entretenir ultérieurement l'Académie
dans un mémoire détaillé.
Le secrétaire perpétuel ,
Gatibn-Abnoult.
Sianee du 45 décembre 4864. — Présidence de M. Clos, directeur.
M. Astre, appelé par Tordre du travail, lit la fin de son Essai sur
Vhistoire et les attributions de ^ancienr^e Bourse de Toulouse.
Dans cette quatrième partie, M. Astre expose quels étaient les
principes et les usages suivis autrefois à la Bourse et qui sont attestés
par les nombreuses délibérations consignées aux procès- verbaux et
registres du temps.
Ainsi, dans l'intérêt commun, la Bourse portait son attention sur ce
qui concernait l'honneur commercial, la liberté, la sécurité et les
avantages du commerce, les charges et contributions de toute sorte et
sur ce qui en était la conséquence, comme la répartition de la dépense
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intérienre et extérieure, les voies et moyens, sur les règlements et
arrêtés définitifs des comptes.
La Bourse défendait encore, et de son mieux, sa compétence, sa
juridiction, ainsi que les prérogatives et exemptions qu'elle jugeait
dépendre et découler de son institution; elle s*occupait avec soin de
sa police intérieure.
Elle veillait minutieusement à ce qui touchait aux droits et pré-
séances, tant parmi ses membres , qu'envers les Capitouls ou tous
autres contestants.
Enfin, la Bourse conservait d'anciennes traditions, de vieux usages,
pour des actes ou religieux ou profanes, pour sa coopération à des
fêtes publiques, à des manifestations au dehors, autant que pour des
cérémonies où elle seule prenait part.
M. Astre a puisé les éléments du tableau qu'il a présenté, des
mœurs publiques et privées de la Bourse, depuis sa création jusqu'à
sa chute, dans des documents officiels, notamment dans les discours
annuels, ou les allocutions des prieurs et consuls. C'est là que ces per-
sonnages consulaires ont laissé les traces ineffaçables d'un passé dont
les grands comme les petits effets, provenant de causes semblables, se
produisent de nos jours bien plus qu'on ne le croit généralement.
M. Rossignol, membre correspondant, lit une dissertation Sur ta
date de la première guerre d'Henri IIj roi d'Angleterre at^c Raimond F,
comte de Toulouse.
Les historiens et les chroniqueurs ne sont pas d'accord sur sa
durée, et sur l'époque à laquelle elle eut lieu. Rapin de Thoiras, dans
son histoire d'Angleterre, se basant sur la diversité d'opinions à ce
sujet, place la guerre et les événements qui en furent la suite, « con-
» fusément, et en général depuis Tan 44 59 jusques en 4 4 63. » Dom
Vaïssette critique sa sage réserve et rapporte la guerre à l'été de
Tannée 4 4 59 et la fait durer trois mois. Mais le savant historiographe
du Languedoc a commis lui-môme une erreur.
Se basant sur un acte transcrit dans le cartulaire de Yaour et con-
cernant l'abbaye de Sept-Fonds, en Quercy, et qui est du 4 des
calendes de janvier (29 décembre) 4 4 61, Louis, roi des Français
régnant; Henri, roi des Anglais, possédant la ville de Cahors, et étant en
guerre avec Raimond, comte de Toulouse^ M. Rossignol démontre qu'à
cette époque la guerre durait encore. 1! pense que, tout en retournant à
l'opinion de Rapin de Thoiras, il conviendrait d'étudier avec soin cette
question importante.
Et, à ce sujet, il termine par cette remarque, qu'en fait d'histoire il
est rationnel d'accorder une très-large part de confiance, pour la fixa-
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tioD d'une date^ aux chartes écrites, année par année, car elles sont
moins sujettes à erreur que les chroniques rédigées le plus souTent
plusieurs années après les événements et sur le rapport des personnes
étrangères aux localités et aux faits qu'elles relatent.
Ls secrétaire perpétuel
GiTlBIf-ÀENOULT.
REVUE DRAMATIQUE.
Tout le monde a présent k la mémoire ce roi de l'antiquité, ce
Polycrale, tyran de Samos, qui, après avoir régné pendant quelques
années avec un bonheur extraordinaire, fut tout à coup effrayé d'une
prospérité si constante et voulut s'imposer un malheur, afin de pré-
venir ceux que la fortune volage pouvait lui réserver. Il jeta, en
conséquence, dans la mer une bague du plus gran(} prix ; mais peu
de jours après, le sort la lui fit retrouver dans le corps d'un poisson
qui fut servi sur sa table : les malheurs qu'il avait pressentis ne
tardèrent pas à l'atteindre, et, victime d'une odieuse trahison, il
périt de la façon la plus cruelle.
Accueillie, à son avènement, avec une faveur mêlée de défiance, la
Liberté des Théâtres a-t-elle voulu, elle aussi, faire un sacrifice aux
divinités jalouses et ennemies? Et, en jetant à la mer, à défaut d'une
bague précieuse, deux* des théâtres que le nouveau régime a fait
éclore dans notre bonne ville de Toulouse, V Ambigu et le Théâtre-
Populaire, a-t-elle espéré s'assurer parmi nous une prospérité défini-
tive ? On peut le croire ; de môme qu'il est permis de souhaiter, afin
de conjurer une catastrophe finale, que les théâtres engloutis restent
pour jamais, à la difi'érence de l'anneau de Polycrate, au fond de
l'abîme qui les a reçus.
Laissant de côté le Théâtre du Capitale, spécialement affecté à la
représentation des œuvres lyriques, la critique n'a donc plus à s'oc-
cuper, à cette place, que du Théâtre des Variétés et du Théâtre
Montcavrel. La rivalité est grande entre ces deux scènes ; elle est vive,
acharnée, et elle fait accomplir de part et d'autre des prodiges d'ac-
tivité. Il a été dit récemment, dans cette Revue, à quel point cela
profitait aux plaisirs du public par l'abondance des pièces nouvelles
qui lui étaient offertes, mais aussi combien cette rapidité même avec
laquelle tant d'ouvrages étaient montés nuisait h leur bonne exécution.
Si donc on est parfois en droit de signaler des erreurs, des défail-
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lances, il serait injuste de les imputer à crime à qui que ce soit, et il
convient, au contraire, d'admirer les efforts vraiment incroyables de
mémoire et d'intelligence que suppose chez les artistes Tinterprétation
de rôles si nombreux, la création de types si dissemblables.
Au Théâtre des Variétés, le système des représentations à bénéOce,
adopté depuis longues années pour la saison d'hiver, amène tous les
dix ou douze jours un spectacle nouveau, dont les éléments essentiels
sont la longueur démesurée de Taffiche et l'engagement tacite pris par
le bénéficiaire de ne pas renvoyer son public avant une heure du
matin. La quantité avant tout, voilà la devise, voilà le mot d'ordre.
Que si, par hasard, par accident, la qualité s'y trouve aussi, on veut
bien ne pas en être fâché ; mais évidemment ce n'est là qu'une cir-
constance tout à fait secondaire. On s'explique ainsi comment défilent
sous nos yeux tant de pièces qui ne devraient jamais avoir d'autres
auditeurs que le public grossier des boulevards parisiens. 11 nous est
agréable de ne pas dire un seul mot de ces mélodrames de la pire
espèce, chefs-d'œuvre morts-nés des Dennery, des Anicet Bourgeois
et des Ferdinand Dugué.
Les vaudevilles qui leur servent d'escorte sur notre scène devraient
nous occuper plus longuement, car nous aimons fort ce genre si
éminemment français, où des hommes du plus vif esprit ont su faire
éclater tant de verve, tant de malice, tant de vrai comique, souvent
même une observation si profonde sous la forme la plus légère.
Malheureusement, les choix faits dans ces derniers temps par nos
artistes n'ont pas été des meilleurs, et nous croyons n'avoir à rap-
peler ici que les Mémoires de Mimi Bamboche et les Enfers de PariSy où
se trouvent des scènes fort plaisantes sans doute, mais bsaucoup trop
empreintes de cette gailé brutale, fiévreuse, haletante et malsaine
qui nous fait regretter chaque jour davantage la bonne et franche
galtédes vaudevilles d'autrefois. — Une jeune actrice, M"»« Dussar-
gues-Girerdy, se fait remarquer dans l'emploi de Déjazet. Elle est
fine, spirituelle; elle a du mordant ; et, quand le cadre où son aima-
ble talent se déploie n'est pas trop grand, quand elle n'a pas à jouer
une pièce de trop longue haleine, elle mérite et elle obtient de vifs
applaudissements.
La comédie a été plus heureuse que le drame et le vaudeville, et
quelques œuvres d'un mérite réel sont venues capter nos suffrages.
En suivant Tordre de leur apparition, citons d'abord les Plumes du
Paon, agréable comédie en 4 actes, de M. Louis Leroy, Tun des plus
spirituels rédacteurs du Charivari. Le fond est un peu léger , les
scènes se succèdent sans constituer une trame bien compacte, et
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Tesprit qui les anime est trop souvent de Tesprit de petit journal;
mais le tout est vif, leste, bien venu, et, parmi des détails très-comi-
ques, il se présente au second acte une scène charmante et délicate,
traduite par M°>« Maxime avec la grâce exquise, le naturel parfait et
l'adorable ingénuité qn'elle apporte dans toutes ses créations.
Malgré le nom illustre de son auteur, George Sand, le Drac n'a eu
qu'une existence éphémère. Certes, le talent, le génie même, si Ton
veut, y brille en maint passage; la poésie, Téloquence, la pas.sion n'y
fontpointdéfaut: maison est bien forcé de reconnaître qu'une pa-
reille composition n'a rien, absolument rien de scénique. ' Pleine de
charme k la lecture, elle est mortellement ennuyeuse à la représen-
tation. Oublions donc ce Drac infortuné ; mais rappelons-nous avec
admiration, avec enchantement, le Marquis de Villemer.
C'est à l'auteur des Faux Bonshommes et du Feu au Couvent^ à
Théodore Barrière, qu'est âù Un Ménage en ville^ et ce dernier venu
ne fera pas oublier ses aines. 11 serait difficile d'imaginer un sujet
plus téméraire, plus scabreux, nous dirons môme plus révoltant que
celui de cette pièce; et cependant telle est l'adresse, telle est la
dextérité avec laquelle elle est construite et machinée, si nombreux
surtout sont les traits plaisants, les saillies heureuses, les mots k
l'emporle-piéce qu'y a jetés la main prodigue de l'auteur, que, pour
employer une expression vulgaire, on n'y voit que du feu, et qu'il
faut l'aide de la réflexion pour s'apercevoir, k la chute du rideau,
qu'on vient d'assister à un tour de passe-passe, à un véritable esca-
motage. Le sort d'une pièce venue au jour dans de si étranges condi-
tions dépendait, on peut le dire, de ses interprètes : nos artistes se
sont faits résolument les complices de M. Barrière. M. Henri, l'excel-
lent père noble, a joué avec une rondeur et une bonhomie char-
mantes le rôle de l'oncle Vaubernier; celui de l'avocat Chennevière a
été enlevé par M. Maxime avec une verve étourdissante; dans les
autres rôles, M. Délessart, M»^ Haquetle, Hamillon et Maxime n'ont
rien laissé à désirer : il a donc fallu applaudir, sauf à regretter bien-
tôt après une telle indulgence.
Nous arrivons à l'œuvre hardie et vigoureuse, k l'œuvre magistrale
d'Emile Augier, k Maître Guérin. Ce n'est pas en quelques lignes, ce
n'est pas dans une revue à vol d'oiseau comme celle-ci qu'une
comédie si puissamment conçue, si fermement écrite, peut être appré-
ciée k sa juste valeur, et nous devons nous borner à signaler, — à
côté d'une certaine froideur, provenant d'une triple action, qui
affaiblit l'intérêt en le divisant, — la vive impression produite sur
l'esprit du spectateur par cette série de créations individuelles qui
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fait de MaUre Guérin une riche galerie de caractères, parmi lesquels
se dessineut en traits ineffaçables ceux de Guérin, de M»» Guérin et
de Francine, ceux de M«« Lecoutellier et de son neveu le bel Arthur.
Le style d'Emile Augier n'a jamais eu plus de nerf, plus de verdeur et
de reliefi Tesprit y fait rage, et quelques traits d'un goût douteux
sont largement rachetés par mille autres aussi justes que brillants,
aussi vrais qu'incisifs. — La création du rôle de M« Guérin sur la
scène des Variétés fait le plus grand honneur à M. Hamilton. Cet
excellent comédien n'avait pas eu encore Toccdsion de se révéler h
nous tout entier : elle s'est présentée h lui cette fois, il a su la saisir.
Entrant carrément, comme on dit, dans la peau de son personnage,
il a fort bien indiqué cette absence de sens moral qui en est le carac-
tère constitutif, et cette bonhomie effrontée avec laquelle ce vieux fripon
de notaire accomplit de si vilaines choses. Il fallait se garder d'en
faire un homme ténébreux, un nouveau Rodio ; M. Hamilton a par-
faitement évité cet écueil, et c'est vraiment maître Guérin qu'il a fait
vivre sous nos yeux. — A côté de cet habile artiste, on a vivement
applaudi M"»« Périllé, qui a joué madame Guérin avec beaucoup d'âme,
avec l'accent maternel le plus pénétrant, et M"c Maxime, qui a su
exprimer avec bonheur une tendresse d'abord contenue et résignée,
se trahissant tout-à-coup par des élans de cœur touchants et pathé-
tiques.
Dans les Curieuses, qui servaient d'appoint à Maître Guérin, M. Henri
Meilbac, ayant mis en scène des mœurs exceptionnelles encore, grâce
au ciel, hors de Paris, a dérouté notre bon public, qui n'a pas fait
éclater un grand enthousiasme. C'est pourtant là une charmante
bluetle, très-fine, piquante , originale , — un peu froide, il est
vrai, comme tout ce qu'écrit Henri Meilhac, le spirituel auteur do
VAutographe.
La Jeunesse de Mirabeau est le premier ouvrage de M. Aylic Langlé
qui ait été représenté à Toulouse. Otez le nom de Mirabeau, ôtez le
nom de Sophie Monnier, ôlez enfin celui de Gensonné, de Gensonné
le girondin, qui joue là un rôle tout-à-fait apocryphe et singulière-
ment bouffon, et vous aurez un drame Intéressant, ingénieux, écrit
en bon style, que le plus difficile ne pourra se défendre d'applaudir,
applaudissant en même temps, avec toute la salle, MM. Simon et
Lorenziti, M»** Gonthier et Hamilton.
Pour achever de régler nos comptes avec le théâtre des Variétés,
nous devons mentionner, — et nous avons grand plaisir à le faire, —
le sucoès que viennent d'obtenir dans la même soirée deux œuvres
indigènes C*est d'abord une comédie en uu acte ei en vers, V Amour
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dévoilé^ ayant pour auteur M. Gaston Carenet, le jeune et brillant
coryphée de la petite presse toulousaine. Pour son coup dressai dra-
matique, M. G. Carenet nous a offert une petite pièce Pompadour,
écrite en vers élégants et faciles^ à laquelle il a été fait un accueil des
plus bienveillants. — C'est ensuite A trompeur trompeur et demif vau-
deville fort gai et très-amusant de M. Lucien Mengaud, le Jasmin de
Toulouse, le petit-fils de Goudelin et le dernier des troubadours.
Celte pochade, représentée pour la première fois en 4 854, ayait alors
réussi à souhait : elle a retrouvé aujourd'hui son succès d'autrefois.
11 nous reste bien peu de place pour parler du ihéàire' Montcavrel
selon ses mérites et selon nos désirs. 11 faut donc nous abstenir d'énu-
mérer les œuvres nombreuses dont nous lui devons la représentation,
œuvres de tout genre, empruntées à tous les théâtres de Paris , depuis
la Comédie-Française jusqu'au Palais-Royal et aux Bouffes-Parisiens.
C'est le vaudeville et l'opérette qui triomphent sur cette scène, car il
y a là pour les faire valoir des artistes passés maîtres : et d'abord, le
directeur lui-même, M. Montcavrel, acteur plein de sève, de verve
et d'originalité; M. Dalis, le comédien caméléon, qui crée autant de
types qu'il interprète de rôles différents; M«« Dalis, la soubrette des
soubrettes; M«« Josse, émule heureuse de Déjazet; Mtt» Emma
Rivenez, dont le gosier sert de nid k une fauvette; Mtt«« Labaume,
Montcavrel, Germain, etc., etc. De tels éléments de succès, multipliés
par le zèle et l'intelligence qui président à toute mise en scène,
expliquent parfaitement la prospérité de ce joyeux théâtre, qui n'a
qu'un défaut, — défaut capital, il est vrai» aux yeux de son caissier,
— celui d'avoir à peine la grandeur d'une bonbonnière.
E. Amalric.
V Académie des Jeux Floraux était en liesse, hier, 8 janvier, et la Revue de
TouUmte, aussi. L'Académie ouTrait ses rangs au plus ancien, au plus constant, et
nous ajouterons, à Pun des plus distingués des collaborateurs de la Revue, Cétait
donc double fête. Pressé par le temps nous lirrons aujourd'hui sans commentaires,
à Papprécialion de nos lecteurs, le discours de M. E. Vaïsse , le nouvel aca-
démicien , auquel M. Ducos , président et, en même temps, doyen de TAcadémic,
a répondu par un éloge sincère et délicat des titres littéraires qu'avait eus le réci-
piendaire aux tuff^ages de TAcadémic. Nom regrettons également de ne pouvoir
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— 79 —
mentionner qu*en courant une notice savante et pleine d^intérèt'de M. le Di* Janot,
sur M. Moquin-Tandon , dont M. VaYsse [venait occuper la place. Mais la Revue
Tient d'éprouver, dans sa publication, un retard de huit jours, — le premier depuis
dix ans, — et nous tenons à ne pas le prolonger.
Récapitulons en peu de mots les événements du mois :
— La séance de rentrée de la conférence des avocats a eu lieu, le i décembre,
sous la présidence de M« Tournayre, bâtonnier. L'honorable président a rappelé aux
jeunes avocats les devoirs de leur profession et les qualités indispensables à celui
qui aspire à y entrer, et a fait, en terminant, une application heureuse et toute
naturelle des principes qu'il venait exposer, à la personne de Téminent avocat
M« Alex. Fourtauier, que l'Ordre a vu si longtemps avec orgueil placé à sa tête.
La parole a été ensuite donnée à M« Plantade, chargé de la dissertation d'usage.
L'orateur avait choisi pour sujet une question bien controversée aujourd'hui, La
liberté de l'argent et la eupprestion du taux légal de Vintirét, M« Plantade s'est
prononcé pour la suppression. Une dialectique serrée, un style élégant et coloré,
sont les principales qualités à signaler chez ce jeune avocat. Son travail, que la loi
ne nous permet pas d'analyser, a obtenu un succès complet, que la lecture est
venue confirmer plus tard. — Un incident heureux et touchant, qui va devenir
désormais un usage, a clos la séance. Fidèles aux intentions de leur père, les fils
de M. Fourtanier ont fondé un prix en faveur de l'avocat stagiaire que le conseil
de discipline jugera le plus digne de cette distinction par son talent, l'honorabilité
de son caractère et de sa conduite professionnelle. Le choix du conseil, appelé pour
la première fois à se prononcer, est tombé sur M« Abeille, qui est venu recevoir la
médaille d'or des mains de M. le Recteur de l'Académie.
— Notre barreau a eu la bonne fortune d'entendre, ces jours derniers, un des
princes du barreau de Paris. Condamnée en première instance, pour infraction au
décret organique sur la presse, VEtincelU a eu recours, en appel, à l'éloquence de
M« Jules Favre. La brillante plaidoirie de l'avocat n'a pu la sauver ; tout au plus
a-l-elle pu obtenir un adoucissement à la peine qui frappait son directeur. La Cour
a maintenu l'amende \ mais elle a réduit à un mois les six mois de prison auxquels
M. G. Garenet avait été condamné. — Le barreau a profité de la circonstance pour
offrir à M« J. Favre, un banquet cordial, dans lequel le héros de la f&te a ren-
contré une sympathie générale, en portant un toast à V Union de toui les barreaux
de France..
— Plus heureuse que VÉtincelkj la Voix de Touhute, sa rivale, frappée en
première instance, a gagné «a cause devant la Cour. — La Voix de Toulouse a
reparu le 5 janvier j VÈtincelle se propose de reparaître le 15.
— Le 18 décembre, a eu lieu la séance d'inauguration de VÂaoeiation des méde-
cins de lu Haute-Garonne. Le président, le D^ M. Marchant, directeur-médecin de
Tasile des aliénés, dans un discours, inspiré évidemment par le cœur, a exprimé
avec effusion à ses collègues toute la joie qu'il éprouvait en présidant une réunion
dont le but était de resserrer plus étroitement les sentiments de confraternité qui
les unissaient déjà et dont ils devaient retirer de si grands avantages. Le soir, les
membres de l'Association ont cimenté dans un banquet le nouvel engagement qu'ils
venaient de contracter.
— Décidément, Toulouse aura aussi ses Conférences et ses lectures du soir. Six
personnes de bonne volonté ont répondu à l'appel du Ministre. Cest peu. Mais
aussi, il faut être armé d'un grand courage pour s'oflrir à parler en public dans
une ville qui compte deux Facultés. Malgré tou|, les Conférences, placées sons le
haut patronage de M. Gaze, président de chambre, s'ouvriront, samedi prochain,
à 8 heures du soir, au Capitole. M. Musset, rhétérogéniste, a été désigné pour faire
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— 80 —
la première lecture. Le sujet de la Conférence sera la (able de LaTontaine, la
Cigale et la Fourmi, étudiée au point de rue de rhisloire naturelle. Nous désirons
virement que cette tentative réussisse. Mais, comme première condition de succès,
il faut que la salle soit bien éclairée, bien chauTTée ; que les auditeurs soient
commodément assis, et que le lecteur ne soit jamais dérangé par le bruit.
En attendant les Conférences, nous en avons eu un prélude, et comme un
acheminement, le 3 janvier. M. Rozy, professeur suppléant à la Faculté de Droit
a ouvert, ce jour-là, avec Tautorisation de M. leMinutre de Flnstruction publique,
et en présence de M. le Recteur, de tout le personnel des professeurs de la Faculté,
de plusieurs noubilités de la magistrature et du barreau et d'un nombre considé-
rable d'étudiants, un Cours d'Economie politique. Nous ne pouvons que constater
le succès du jeune professeur qui, par sa parole facile et brillante, son talent
d'exposition et la sûreté de ses principes, a conquis les sj-mpalhies générales, et
mérité, en particulier, les félicitations de M. le Recteur et de M. le Doyen de la
Faculté. Ce début heureux nous fait bien augurer de l'avenir, et nous fait espérer
que, grâce au talent du matlre, ce Cours d'Economie politique, qui n'est institué
qu'à titre d'essai, deriendra déOuitif et prendra place dans le programme de notre
enseignement supérieur, entre le Droit romain et le Code Napoléon.
— Deux nouveaux journaux viennent de paraître à Toulouse : le Médium
évangéliqutj fondé par M. Maurice, et la Retue agricole du Midi, fondée par
M. Gourdon.Le premier, qui s'ofTre à nous transporter dans le monde des esprits,
pourra bien nous conduire au pays des chimères ; nous ne l'y suivrons pas. Le
second, en cherchant à populariser les éléments raisonnes de la science agricole,
nous fera marcher sur un terrain moins mouvant , où nous sommes disposés à le
suivre, stkrs de ne jamais nous égarer sur les pas d'un guide qui a fait depuis
longtemps ses preuves dans les bulletins scientifiques et agricoles du Journal de
Toulouse,
•> La Revue théâtrale que nous donnons plus haut était écrite et imprimée,
lorsque nous avons appris que le directeur subventionné du Théâtre du Capitole et
du théâtre des Variétés était en fuite. Ainsi, de cinq théâtres, — dont trois nou-
veaux, — que possédait Toulouse, au i<^'' juillet dernier, deux sont morts de leur
belle mort, VAmbigu Toulousain et le Théâtre-Populaire. Deux autres, qui rece-
vaient de la ville une subvention de 80,000 francs, sont fermés, le directeur ayant
pris la clef des champs. Voilà ce qu'a produit à Toulouse, en six mois, la loi sur la
liberté des théâtres.
— - Un journal de Toulouse, avec qui nous ne sommes pas en communion d'idées,
et auquel néanmoins nous nous plaisons à reconnaître prodigieusement d'esprit et
de talent, le Réteil, a, dans son numéro du 1^ janvier, tourné fort agréablement
un compliment de circonstance à l'adresse de la Retue de Toulouse et de son direc-
teur. L'éloge est toujours bien accueilli ; mais il flatte plus délicatement l'amour-
propre, lorsqu'il part de personnes avec lesquelles on diÎTèrc d'opinion ; et c'est ici
le cas. Messieurs du Réteil sont des hommes jeunes, ardents, pleins de sève, que ■
l'ardeur entraîne quelquefois hors des limites de la modération. Le prisme où ils
voient les choses, les colore à leurs yeux autrement qu'aux nôtres : eflet des ans
sans doute \ l'âge a affaibli notre vue. Il est donc bien des points sur lesquels nous
ne sommes pas et ne serons probablement jamais d'accord. Nous n'en sommes pas
moins très-sensible à l'éloge qui nous vient du Réveil / c'est la preuve d'une grande
honnêteté de sentiments, et n'est-ce rien par le temps qui court ?
Toulouse, 4 0 janvier 4 865. F. L.
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L'ABBAYE ROYALE DES^ SALENQUES*
Ceux qui liront cette notice , s'ils ont jamais feuilleté nos livres
d'histoire, reconnaîtront combien peu nous y avons puisé. Nos histo-
riens sont à peu près muets sur l'Abbaye qui va nous occuper. Les
auteurs de la Gallia Christiana ne donnent sur le monastère de l'iâ-
bondance-Dieu que quelques détails qu'ils ont tirés de la Charte de
fondation et de l'acte d'installation du couvent. Nous allons essayer
de compléter l'histoire de cette maison religieuse depuis son origine
jusqu'à sa suppression en 1792, à l'aide de documents authentiques
que nous avons entièrement puisés dans les pièces manuscrites formant
plus de quarante liasses déposées aux archives de notre département.
Le monastère des Salenques a été une abbaye d^ filles, assez célèbre
pour que tout ce qui se rapporte à cette congrégation, qui se recrutait
exclusivement dans la noblesse du pays, offre un véritable intérêt.
Gaston II, douzième comte de Foix, et Eléonore de Comminges, son
épouse, avaient formé le projet de fonder un monastère de filles dans
la vallée de l'Arize , au territoire des Bordes qui faisait partie de leur
comté. Déjà ils avaient obtenu du pape Clément VI la permission de
faire cette fondation. Le couvent devait se composer de trente reli-
gieuses, y compris l'abbesse. Hais la mort du comte arrivée, au mois
de septembre 1345, à Séville en Espagne, et celle du pape interrom-
pirent les préparatifs de cet établissement. Le projet fut repris par
Gaston III , surnommé Phébus, à la prière de sa mère, Eléonore de
Comminges. Le nouveau comte de Foix, après avoir obtenu de
nouvelles bulles du pape Innocent VI qui avait remplacé Clément VI,
fonda, en 1555 , le monastère projeté dans la paroisse de Saint-Félix
de Salenques, juridiction des Bordes en Foix, dans le diocèse de
Rieux : £n loco propé ecclesiam Sancti-Felicis de ScUenchiSy diœeetis
Tome xii% <• LiyraîMiu 6
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Rivorumy eomitatûê Puxi, Le monastère reçut le nom ie Notre-Dame
de V Abondance-Dieu de Saint-Félix de Salenques, ordre de Citeaux
EléODore de Comminges et son fils, en fondant l'Abbaye, la doté
rent de grands biens, consistant en métairies, moulin, fiefs, rentes
albergues et autres droits dans les lieux de Saint-Félix des Bordes
du Garla-le-Comte, dans les villes de Foix et de Montesquieu-de-Vol
vestre, et dan^ un grand nombre de communautés du pays de Foix
Les religieuses du monastère furent mises en possession de tous ces
biens par le commissaire député par le comte de Foix (i),
Gaston Phébus et sa mère avaient fait bâtir un couvent pour les
religieuses et une église magnifique sur le portail de laquelle Ëléonore
de Comminges fit placer ses armoiries qui n'étaient autres que celles de
la maison de Comminges. C'est dans cette église, suivant une ancienne
tradition du couvent, qu'aurait été transporté après sa mort et enterré
avec grande pompe, le corps de cette princesse, selon la recomman-
dation qu'elle en aurait faite à son fils.*
Le comte de Foix et Ëléonore de Comminges avaient nommé pour
première abbesse du monastère Matheline de Castillon (Mathellio de
Castelleone), religieuse professe du couvent de la Lumière-Dieu. Ma-
theline fut installée en cette qualité par les commissaires délégués (2),
le i«' septembre 1553, avec cinq religieuses venues avec elle du
même couvent ou appelées de celui de Mirepoix :
Maurande de Muo,
Esclarmonde de Verniole,
Jeanne de Lévis,
Fides de la Rivière,
Egidie de la Rivière ;
(4) La métairie dite de la Hilette {de insulâ)^ siluée dans les territoires de Mon-
tesquieo, Rieui et Goûtererniâse, avait été achetée par Ëléonore de Comminges
pour le prix de 800 écus d'or, avec la justice hante^ moyenne et basse. Par Pacte
de fondation du4«>r septembre 4353, la comtesse de Foix donna cette métairie à
l'abbaye. — Par une Charte du 46 mai 4 365, Gaston Pbébus donna à Tabbaye
sur son trésor du Béarn cent florins d'Aragon. — Le 20 février 1360, Ëléonore de
Comminges avait acheté à Jacques de Carrière, pour le prix de 2,400 florins d'or,
une métairie dite de Carserot, située dans la juridiction de Montesquieu. La comtesse
la donna franche et allodiale aux religieuses de Salenques; et cette donation fut
confirmée par Gaston, son fils, par tin acte du 26 avril 4374 , retenu par
H* Arnaud de Nogareda, notaire public de la ville de Foix.
(2) Les trois abbés d'Eaunes, de Lézat et de Calers.
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Et avec d'autres jeunes personnes qui s'étaient vouées à Tétat mo-
Dastique , et qui avaient été également nommées par la comtesse de
Foix :
Margaerite de Lévis,
Jeanne de Lé vis,
Margaerite de Barbazan,
Bsdarmonde de Montfaucon,
Blanche de Rabat,
Miracle de Foix, fille naturelle du prince Loup , seigneur de
Rabat.
Jacquette de Assurtz (de Lassur),
Jeanne de Castillon,
Flore d'Ysarn.
Onze ans après la fondation du couvent, Gaston Phébus, outre les
biens dont il l'avait déjà gratifié, lui donna son château de Salen-
queê situé près du monastère avec divers meubles^ à l'exception de ses
armes qu'il fit transporter dans son château de Foix. Depuis cette
époque» le monastère fut appelé plus communément le cmventdee Sa-
leaques.
L'origine illustre de ce couvent y attira, à toutes les époques, un
grand nombre de jeiines personnes appartenant, toutes, aux familles
les plus distinguées du pays, même aux maisons souveraines de la
province. Eléonore de Foix et Yolande de Gomminges s'y retirèrent
et y firent profession.
L'histoire de l'abbaye de Y Abondance-Dieu peut se diviser en trois
grandes époques : la première, depuis sa fondation, en 1555, jusqu'à
l'émigration des religieuses dans la ville de Hontesquieu-de-Volvestre,
durant la dernière moitié du xvi« siècle ; la deuxième, comprenant
le temps qui s'écoula entre cette époque et la translation de l'abbaye,
en i68i, dans la ville de Toulouse ; la troisième^ depuis cette trans-
lation jusqu'au moment de la suppression du monastère, en 1702.
Pendant la première période de son existence, l'histoire de l'abbaye
n'offre aucun iait digne d'être remarqué (i). La vie des religieuses
(4)D faut considérer comme erroné tout ce que rapportent certains historiens
(efttra antres OUuigaray, p. S47), de la naissance du prince Loup au couTont des
Sateiiqiies à la suite des relations de Gaston I*', comte de Foix, atec une dame
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s'écoule dans les exercices de la vie monastique^ Les documents qui
nous restent des premiers temps de l'abbaye^ ne nous font guère con-
naître que les hommages rendus aux seigneurs dont relevaient les
terres possédées par les religieuses. Mais tous ces documents nous
indiquent, ce qui pourrait ne pas être sans intérêt pour un grand
nombre de familles qui y retrouveraient le nom de quelques-uns de
leurs membres^ le personnel de notre monastère à différentes époques.
Nous avons recueilli dans ces pièces plusieurs listes des religieuses de
Salenques. Mais, pour ne pas dépasser le cadre d'une simple Notice,
nous nous abstiendrons de les reproduire.
A la fin de cette première période de son existence, le couvent des
Salenques eut sa part de fléaux. Ce couvent ne pouvait pas échapper
aux désastres et aux dévastations des guerres religieuses du xvi* siècle.
L'abbaye avait été fondée, comme on l'a vu, à Saint-Félix de Salen-
ques, dans un lieu entouré des villes des Bordes, Campagne, Daumazan
et le Caria. La ville des Bordes et le Caria étant tombés au pouvoir
des religionnaires, ceux-ci ne tardèrent pas à se ruer sur le monastère ;
et, après l'avoir pillé, ils y mirent le feu. Les religieuses, pour échap-
per à la fureur des huguenots, se réfugièrent dans la ville de Montes-
quieu. Sur la foi d'une note qui nous avait été communiquée, nous
avions fixé dans notre Notice historique sur l'arrondissement de
Muret j l'époque de la destruction du monastère par les religionnaires,
au âO juillet 1574 (1). U parait qu'il y a erreur dans cette date ; car,
depuis la publication de notre Notice sur l'arrondissement de Muret,
nous avons eu sous les yeux un acte de notaire, du 17 décembre 1570,
qui constate que déjà^ à cette époque, les religieuses étaient arrivées
dans la ville de Montesquieu. Ces religieuses voulaient réparer leur
monastère pour y rentrer. Afin de se procurer l'argent nécessaire,
elles vendirent, par l'acte du 17 décembre, à un habitant des Bordes,
une pièce de terre pour la somme de 575 livres tournois. L'acte de
vente qui fut consenti à cette occasion, fut passé à Montesquieu dans
la maison de nobles Antoine et Pierre Gryez, sise à la rue Mage, et
retenu par M* Pierre Maux, notaire public de la ville de Daumazan. Le
notaire, après avoir donné les noms des religieuses, venderesses, ajoute :
religieuse, de la maison de Comminges. Le coavent des Salenques n'existait pas
encore à Tépoque de la naissance de ce prince qui fut le chef de la maison de
Rabat. Il ne fut fondé qae plusieurs années après.
(1) La GaJtXia Chrittiana indique également Tannée 1574.
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« Les dites dames assemblées et congrégées dans la dite maôn et illcc
» retenues à cause des troubles derniers pendant les quels le susdit
» monastère (de Salenques) avoit esté bruslé par ceuls de la nouvelle
» prétendue religion, n'y ayant laissé que les murailhes. » Les reli-
gieuses qui consentirent la vente dont nous venons de parler, et qui,
seules, formaient alors à Montesquieu leur communauté, s'appelaient:
Anne de Saint-Etienne, abbesse \ Gabrielle de TersaCy Catherine de
Claveriey Julienne de Corneith et Marguerite de Roquefort,
Suivant les auteurs de la Gallia Christiana (i), qui se sont bornés
à consacrer quelques lignes à Tabbaye des Salenques, faute de docu-
ments, sans doute, c'est sous le règne de Julienne de Corneilh
qu'aurait eu lieu l'invasion de l'abbaye par les religionnaires : Bona
monasterii dnovatoribus.,,. invasa maximo cum dolore perspexit.
L'on vient de voir que, d'après nos recherches, c'est du temps d'Anne
de Saint— Etienne, qui occupa le siège abbatial avant Julienne de
Corneilh, que le monastère eut à supporter sa part des troubles que
firent naître les guerres de religion à cette époque. On lit sur ce point
dans la Gallia Christiana, qui termine ainsi sa trop courte Notice
historique : Eo loci (de Salenchis) cum splendore suhstitit ille par-
thenon ad annum usque iblk^ quo d Calvinistis susdeque eversus,
moniales in urhem Montesquivum se receperunt, et seculo sequenti^
ampld domc in urbe Tolosœ emptâ^ sedem suam ibidem fixere. Nous
raconterons plus loin l'histoire de cette translation.
A l'époque déplorable dont nous venons de parler, les religion-
naires ne se contentèrent pas de démolir le couvent des Salenques ;
ils dévastèrent aussi les biens de l'abbaye et finirent môme par s'en
emparer. Outre les rentes , la métairie et le moulin que l'abbaye
possédait dans le pays, elle avait encore, d'après un dénombrement
de d545, soit autour du monastère, soit au territoire des Bordes,
soixante-quatre sétérées de terre labourable et cent quarante-huit
journaux de vigne. Tous ces biens restèrent, pendant plus d'un demi-
siècle, sans produire aucun revenu pour le monastère, à tel point que
les religieuses qui vivaient à Montesquieu, furent forcées de contracter
de nombreuses dettes pour subvenir à leur entretien.
Les dames de Salenques vécurent, pendant plusieurs années, à
Montesquieu, dans la maison Grycz ou toute autre. Ne pouvant espérer
(OTom. ini, col. 444.
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- 86 -
de reprendre, dans un temps prochain, possession de leur ancien
monastère, le 22 juin i587, Julienne de Corneilb, alors abbesse, ot
Marguerite de Roquefort, seules religieuses dont se composait, en ce
moment, la communauté, achetèrent à demoiselle Marguerite de
Ganichac, veuve de Bernard George, une maison, située dans la même
ville de Montesquieu, à la grande rue, moyennant le prix de SSO
écus d'or valant 750 livres tournois. Elles y firent construire quel-
ques appartements et une chapelle ; et cette maison, ainsi agencée,
leur servit de couvent pendant plus de quarante années. Le 20 avril
1598 , elles l'agrandirent d'un patu qu'elles achetèrent pour la
somme de quarante livres tournois à Pierre Noël, que l'acte de vente
qualifie de maisire cousturief' (tailleur, sans doute).
En 1601, le nombre des religieuses avait augmenté. Un acte de
bail à ferme iPune vigne qu'elles consentirent, le 14 juillet de cette
année^ constate la présence dans le couvent de :
Miramonde de Laviston, abbesse ;
Françoise de Labatut,
Marguerite de Sers,
Catherine de Montant*
Un autre document du 34 septembre 1604, donne les noms des
cinq religieuses de l'abbaye :
Miraroonde de laviston, abbesse ;
Marguerite de Sers, prieure ;
Gabrielle de Mallac,
Gabrielle de Sers,
Glaire-Anne de Noé.
Le comté de Foix ayant été réuni à la couronne, l'abbaye des
Salenques fut considérée comme de fondation royale, et, dés ce
moment, les rois de France en nommèrent les abbesses dans toutes
les vacances, conformément aux stipulations du concordat passé entre
le pape Léon X et le roi François W (1). Vers l'année 1626, Anne
de Noé fut pourvue de l'abbaye par le roi. La nouvelle abbesse forma
de suite le dessein « de retirer cette maison des ruines^. » ,Peu de
(4 ) D'après ce concordat, les abbesses qui, auparavant, étaient élues par \f^
religieuses de leurs abbayes, furent k la nooljnation du roi avec collation du Pape.
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— 87 —
temps après sa nomination, elle fit faire quelques réparations à ce qui
restait des bâtiments de Tancien monastère ; et, en i650, elle quitta
Montesquieu pour aller s'y établir avec ses religieuses.
Mais les réparations faites aux bâtiments de Tabbaye étaient
insuffisantes et les religieuses y étaient très-mal logées. Quelques
années après, elles se plaignaient même que ces bâtiments menaçaient
ruine, et que, de Tavis des gens de Tart qui les avaient visités, elles
ne pouvaient continuer à y résider sans danger. M">« Anne de Noé
conçut alors le projet d'établir son abbaye dans la ville de Toulouse.
Ce projet s'accordait, d'ailleurs, avec les dispositions du concile de
Trente , qui conseillait de transférer lé^ filles , autant que possible ,
dans les villes : ce qui était de nécessité pour les religieuses de
Salenques alors sans clôture et environnées de quatre mille religion-
naires qui, déjà, avaient détruit le monastère. Mais le grand dessein
d'Anne de Noé ne pouvait s'accomplir sans de grandes dépenses, et
les ressources dont elle pouvait disposer, étaient loin de suffire pour
lui permettre de mener à bonne fin une telle entreprise. Force lui fut
d'en ajourner l'exécution à des temps plus propices. Provisoirement,
Anne de Noé mit son application à procurer une retraite sûre à ses
religieuses pour les soustraire aux injures des buguenots. C'est dans
la ville de Foix qu'elle résolut de les placer. Après avoir obtenu de
Fr. Gaston de Poutz, prieur de Bolbonne et vicaire-général de l'ordre
de Citeaux dans le ressort du f^arlement de Toulouse, l'autorisation
d'aller rétablir dans cette ville le prieuré de Sainte-Sopbie de Salen-
ques, maison dépendante de l'abbaye , M"><> de Noé conduisit , en
l'année 4645, dans la maison claustrale de Foix, six religieuses qui
devaient être gouvernées par l'une d'elles avec le titre de prieure.
Mais ces religieuses n'y demeurèrent pas longtemps; car, en i663, à
la suite de quelques difficultés qui s'étaient élevées avec l'autorité
épiscopale de Pamiers, Philiberte de Noé, qui avait succédé à sa
tante, Anne de Noé, les fit rentrer au couvent de Salenques.
Anne de Noé était décédée à Toulouse, vers l'année 1658, pen-
dant qu'dle poursuivait contre les calvinistes, la restitution des biens
de son abbaye. Après sa mort, le roi avait mis à sa place Philiberte de
Noé, sa nièce, qui se montra aussi zélée pour la restauration de sa
maison. Mais les ressources lui manquèrent d'abord comme elles
avaient manqué à sa tante, à ce point qu'un jour, elle fut obligée de
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— 88 —
congédier ses filles et de les envoyer en subsistance chez leurs
parents, laissant seulement dans la maison deux ou trois anciennes
religieuses pour continuer d'y faire le sen'icc divin. La maison de
Bolbonrie, de laquelle Tabbaye des Salenques dépendait, était restée
sourde, quoique riche, aux demandes de secours que Tabbesse lui
avait adressées. Le monastère des Salenques se trouvait composé, à
celte époque, de :
Philibertd de Noé, abbesse ;
AoDO de Latour, prieure;
Catherine de Muo,
Marguerite de Betcbat^
Mario de Mootaut de Brassac,
Germaine de Saint-Jean de Boursaguet,
Marthe de Latour,
Marie de Saint- Jean de Boursaguet,
Autre Marie de Saint-Jean,
Magdeleine de Nougerolles,
Louise de Sarrecaye,
Cécile Nicole de Bicbet,
Gabrielle d*Erce,
Gabrielle de Saint-Sulpice,
Catherine d'Ustou,
Thérèse Dupac^
Hélène Dupac.
Cependant Philiberte de Noé ne se découragea point. Comme sa
tante, elle employa toutes ses pensées, tous ses soins, à poursuivre la
restitution des biens de l'abbaye qui étaient encore en grande partie
au pouvoir des religionnaires, et elle eut le bonheur d'y réussir. Une
transaction du 23 mai 4662, qu'elle souscrivit avec les consuls des
Bordes, finit par lui procurer une somme assez considérable. Avec
cette ressource et le produit de quelques emprunts qu'elle était par-
venue à contracter, elle résolut de donner suite au projet conçu par
Anne de Noé. Elle demanda l'autorisation de se transférer de Saint-
Félix de Salenques dans la ville de Toulouse. 11 y eut d'abord des
difficultés ; mais, à la fin , ces difficultés s'aplanirent, « grâce é
9 M. de Château-Neuf (i), qui prenoit cette afiEaire à cœur. » Il fallait,
(1) Colbert, devenu marquis de Chàteau-Neuf-sur-Cher, ou Baltbasar Philip-
peaux, secrétaire d'Etat, raarquis de Chàteau-Neuf-sur-Loire.
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— 89 —
pour opérer Ja translation du monastère deSalenques à Toulouse,
Tautorisation des Capitouls, la ' permission de rArchevêquc, des
Lettres-patentes du Roi et le consentement de l'abbé général de Tordre
de Gîteaux.
Les Capitouls de Toulouse donnèrent leur consentement, le 2 sep-
tembre 4677. Le 5 février 1679, Tarchevôque Joseph de Montpezal
donna le sien, à la condition que l'abbesse se soumettrait à la juridic-
tion qui pouvait lui appartenir sur sa communauté. Mais Farchevêque
ne tarda pas à retirer cette condition qui ne pouvait être acceptée sans
violer les privilèges de Tordre de Gîteaux. Au mois de mars de la
même année, 4679, Louis XIV accord* des lettres-patentes qui auto-
risaient la translation du couvent dans la ville de Toulouse ou dans
ses faubourgs : ces lettres-patentes furent enregistrées au Parlement,
le 27 mai suivant.
Il paraît que le chapitre général de Tordre de Gîteaux avait d'abord
refusé l'autorisation que Philiberte de Noé avait sollicitée « à cause des
» empeschements que les religieuses recevoient du voisinage des gens '
» de la religion prétendue réformée dont le monastère de Salenques
» étoit environné, et à cause aussi du passage continuel des gens de
» guerre dans le pays, ce qui les empeschoit de travailler utilement
» au restablissement du monastère. » Néanmoins, le refus des chefs
de Tordre ne persista pas; et Dom Fr. François de Faule-Gurelz,
supérieur du couvent de Bouilhas, alors vicaire et visiteur-général de
Tordre pour la province de Toulouse, permit à la communauté de se
transporter à Toulouse pour y établir sa résidence, sous la direction
et la juridiction de ses supérieurs réguliers , et nommément du
R. abbé de Morimond , père et supérieur immédiat du monastère des
Salenques.
Cette autorisation accordée, Philiberte de Noé, assistée de dames
Marthe de Latour, Gabrielle d'Erce, depuis abbesse , et Andrée de
Lassalle, religieuses de ce monastère, achetèrent, pour Tétablissement
de leur couvent, quelques maisons et jardins contigus, sis dans l'an-
cienne rue Saint'Juliai'iieQUSsides Vigoulousesondel PeyroUy depuis
des Salenques, dans la paroisse de Saint-Sernin, capitoulat de Saint-
Pierre-des-Guisines. ù plus grande partie de ces immeubles aboutis-
sant par derrière à la cour des Études (aujourd'hui la Faculté de
Droit), faisaient partie d'un fief qui relevait du chapitre de Sainl-
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— 90 —
Sernia ; et aussi, à raison de des acquisitions, les religieuses eurent à
payer au chapitre la censive annuelle de 43 sols tournois.
C'est, donc, dans la rue des Vigouhuses qu'allait s'établir le nou-
veau monastère; mais, avant de s'y installer, les religieuses eurent
des obstacles à lever. Le pape Alexandre III avait accordé au chapitre
de l'église abbatiale de Saint-Sernin une Bulle, par laquelle il était
défendu à toutes personnes de bâtir église ou oratoire quelconque
dans l'étendue de la paroisse de Saint-Sernin sans le consentement
du chapitre. Lorsque les religieuses de Saienques voulurent s'établir
dans les maisons qu'elles a^ient achetées, rue des VigouUmses, elles
furent obligées d'en demander la permission au chapitre. Les cha-
noines de Saint-Sernin s'opposèrent d'abord à l'établissement de la
communauté dans leur paroisse. Il fallut acheter d'eux cette permis-
sion, qui ne fut accordée que moyennant la redevance annuelle de
dix livres tournois payables, le 25 juin, jour de la fête de la trans-
lation de saint Saturnin, et avec cette condition que, lors du décès
de chacun des chanoines du chapitre, les religieuses prieraient Dieu
pour le repos de son âme, et feraient, à cet effet, le jour de son décès
ou celui de son enterrement, un service qui devait consister en la
récitation de VOffice des morts et une messe de communion à l'in-
tention de l'âme du défunt. Cette condition et d'autres qu'il est
inutile de rappeler, furent constatées dans un acte du 5 avril i68i,
retenu par un notaire de la ville, du nom de Vincens,
filais, u»o avulso twn déficit alter : la translation du monastère de
Saienques â Toulouse rencontra un vigoureux adversaire dans le
R. P. Dom Etienne de Mulatier , supérieur de l'abbaye de Bolbonne.
Les religieuses de VÀbondance-Dieu avaient été placées, par l'acte de
fondation de leur couvent, sous la direction de l'abbé et des religieux
de cette abbaye, qui demeuraient autorisés à leur imposer les règle-
ments que les us et constitutions de l'ordre de Cîteaux pourraient
exiger. Il était dit dans le même acte que le monastère de Bolbonne
devait tenir en celui de VÀbondance-Dieu, pour diriger les religieuses,
deux religieux que l'abbesse serait obligée de nourrir et de vêtir. Enfin,
Mi' de Montpezat n'avait accordé d'abord aux religieuses de Saien-
ques la permission de s'établir à Toulouse, qu'à la charge par elles
d'apporter dans la ville tous les revenus de leur monastère, et, comme
on l'a vu, qu'après qu'elles se seraient soumises à sa juridiction,
condition que l'archevêque avait retirée ensuite.
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— 9i —
Partant de là, le R. P. de Malatier justifiait ainsi son opposition :
« L'intérêt de Tabbé et des religieux de Bolbonne est important à
» empescber la translation du monastère de Salenques dans la ville
» de Tbolose^ parce que ledit abbé a la visite et le droit de règlement
» dans ladite maison : ce qui feroit question et procès dans Tholose à
» cause de la soumission que Tarcbevêque exige des religieuses à sa
» juridiction. Et puis le couvent de Bolbonne ne doit pas souffrir
» cette translation à Tbolose, puisque c'est la communauté de Bol-
B bonne qui doit régir et gouverner le monastère des Salenques et y
n tenir, aux dépens des religieuses de ^tte maison, deux religieux
» pour servir de confesseurs et de directeurs des religieuses. C'est la
» loi de la fondation qui ne peut être violée ; et c'est un avantage
» accordé par les fondateurs à la maison de Bolbonne qui peut se
» déchaîner de la subsistance de deux religieux en les tenant au
> monastère des Salenques, avantage qu'ils perdroient à Tholose,
» parce que, comme les religieuses seroient soumises à la juridiction
» de l'Archevêque de cette ville, il faudroitque les religieux y fus
» sent également soumis, ce qui seroit contraire à la volonté de leurs
>» supérieurs et aux règles de Tordre. »
Cette opposition du supérieur de Bolbonne ne pouvait être un
obstacle bien sérieux à l'établissement des religieuses de Salenques à
Toulouse, après les modifications que l'Archevêque avait apportées à
sa première permission, après surtout le consentement donné par le
supérieur de Bonilhas, au nom du chapitre de l'ordre. Aussi L'établis-
sement se fit ; et le transport des religieuses de Salenques à Toulouse
s'opéra, le 20 mars i681, sous la conduite de F. Jean Passelaigne,
prieur de l'abbaye de Calers, qui avait été commis par le supérieur
de Bouilhas : « Ledit jour, vingtiesme dudit moys de mars, nous
» serions partis, dit le commissaire dans son procès- verbal, avec
> ladite abbesse et les susdites religieuses, et nous nous serions
» acheminés à la ville de Tholose, distante de Salenques de huit
» grandes lieues, où nous serions arrivés en deux iours de marche,
> et aurions establi les susdites vénérable abbesse et religieuses dans
» la maison» par elles choisie, acheptée pour estre à Tadvenir leur
» demeure. Après quoy nous nous serions retirés. »
Au moment où l'on s'occupait de la translation de Tabbayc à
Toulouse, le monastère comptait à Salenques dix-neuf religieuses
dont plusieurs figurent dans la dernière liste que nous avons donnée.
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— 92 —
Il ne faut pas croire que ce soit à l'époque de Farrivée des
religieuses de Y Abondance-Dieu dans Toulouse que remonte la cx)n'-
struction de leur couvent tel qu'il existait lors de sa suppression en
1792, et tel, du reste, qu'il existe encore aujourd'hui en partie. Cette
construction est postérieure de près d'un siècle. Le 22 septembre
1745, Fr. Nicolas Philibert Guyot, abbé de Morimoud, avait visité le
monastère et constaté dans son procès-verbal , « qu'en visitant les
» bâtiments, il avoit trouvé non seulement la maison très-irrégulière-
>* ment bâtie, n'y ayant ni cloistre ni dortoir, mais mesme s'étoit
» aperçu avec douleur qu'elle menaçoit partout une ruine prochaine :
i» ce qui, joint aux dettes considérables de l'abbaye, la jettoit dans
» un état d'autant plus déplorable qu*elle ne pouvoit point trouver
» dans ses propres fonds des ressources suffisantes pour être relevée
» malgré le zèle admirable de Tabbesse et les sages précautions
» qu'elle prenoit pour tirer sa maison de la misère où elle l'avoit
»> trouvée. »
Les arrêts du conseil des iO août ^54 et H février ^58, que
nous avons rappelés dans notre Notice sur l'Abbaye de l'Oraison-
Dieu (1), établie dans la ville de Muret, constataient également que
labbaye des Salenques ne pouvait se soutenir à cause des grosses
réparations qu'il était indispensable de faire aux bâtiments. L'on sait
que celte situation amena le gouvernement du roi et les chefs de
l'Ordre de Cîteaux à réunir l'abbaye des Salenques et celle de
rOraison-Eiieu, qui se trouvait dans la même position, abbayes qui
ne pouvaient plus être conservées séparément. Cette union ayant été
prononcée, en i7G1, le monastère des Salenques devint propriétaire
des biens de l'abbaye de l'Oraison-Dieu. Deux ans après, par lettres-
patentes du roi, du mois de novembre ^65, les religieuses furent
autorisées à en aliéner une partie pour en employer le prix à la
reconstruction du couvent de Toulouse. En vertu de cette autorisa-
tion, les bâtiments, les jardins et la chapelle de l'ancien monastère
de Muret furent vendus. L'on vendit également la maison que l'abbaye
possédait dans la ville de Foix avec le jardin et ses dépendances \ et
avec les deniers provenant de ces diverses ventes, les religieuses firent
réédifier leur monastère.
Le plan et le devis des bâtiments à reconstruire furent dressés par
(4) Voy. celle Notice, pa^. ÎO
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— 93 —
M. de Savignac, professeur à l'Académie de peinture, sculpture et
architecture de la ville de Toulouse ; et Antoine Caboue, maître
maçon, se chargea, pour le prix de 17,800 livres, de l'entreprise des
travaux, qui consistaient principalement dans la construction d'un
appartement pour madame Tabbesse, et d'un cloître pour les religieu-
ses, au dessus duquel devait être un dortoir de onze chambres,
surmonté d'un élendoir ou mirande. C'est sous le régne de l'abbesse
Marie-Charlotte de Montillet que se fit cette reconstruction du mo-
nastère.
A peu près à cette époque, en 1761, il s'éleva dans l'abbaye un
incident qui mérite d'être raconté, comme révélant un détail des
mœurs de ce temps-là : Une pensionnaire du couvent, M"» Anne de
Lassalle, décéda, le 3 mai de cette année. Où devait-elle être enterrée?
Telle est la grande question qui fut soulevée. Les religieuses préten -
daient que, conformément aux privilèges de leur Ordre (c'était le
temps des privilèges : chaque état, chaque association avait les siens,
auxquels il n'était point permis de porter atteinte), la jeune pension-
naire devait être enterrée par le religieux-aumônier, dans l'église
de l'abbaye. Ce religieux était alors Dom Hyacinte Pélegrin, pro-
cureur du collège de Saint-Bernard de Toulouse. Le curé de \n
paroisse de Saint-Semin revendiquait, au contraire, le corps do
M^^ de Lassalle pour l'inhumer, selon le droit commun, dans le
cimetière de Saint-Semin, attendu qu'elle n'avait point fait élection
de sépulture. Le curé soumit le cas au Parlement qui lui donna gain
de cause, avec injonction aux religieuses de lui remettre, sous peine
de saisie de leur temporel, le corps de la défunte. Dom Pélegrin
s'empressa de protester. Mais le curé ayant, malgré cette protestation,
mis l'ordonnance du Parlement à exécution et enterré M**® de Lassalle
. dans le cimetière de sa paroisse, les religieuses le firent assigner,
le 24 mai, devant le Grand-Conseil (1), pour voir ordonner que
l'abbaye serait maintenue dans sçs droits.
Il parait que l'affaire n'alla pas plus loin ; car, le 28 du même
mois, les parties transigèrent. Il fut convenu qu'à l'avenir, toutes
personnes sans distinction, résidant dans l'intérieur de l'abbaye, les
(1) Far lettres-patentes données à Paris, au mois de mars 1749, le Roi avait
confirmé l'Ordre de Ctteaux dans ses privilèges et exemptions, notamment dans sou
droit d^éfocatioo au Grand-Conseil des procès et différends concernant ledit Ordre,
dont la connaissance fat interdite à toutes les Cours et autres juges .
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— 94 —
pensionnaires comprises, seraient administrées par les religieux qui
y seraient attachés, et enterrées dans l'église de L'abbaye ; et que les
personnes résidant dans les lieux dépendant du monastère, mais hors
de la clôture, recevraient les sacrements du curé de la paroisse et
seraient inhumées dans le cimetière d'icelle.
Telle fut la fin de ce procès bizarre, que Taccord dont nous venons
de parler aurait dû précéder et non suivre.
Depuis rétablissement du monastère des Salenques à Toulouse, le
personnel de la communauté ne s'était, en général, composé que de
dix à douze religieuses', Tabbesse comprise. Au mois d'août 1785, les
religieuses n'étaient qu'au nombre de neuf :
Marie- Louise de ViUoutreyx de Fafe, abbesse ^
Françoise de Lauragoel Du Valès, prieure ;
Marie-Anne de Blandinières, sous-prieure ;
Anne d6 Casteras, sacristaine ;
Françoise de Maribail, cellérière ;
Marie-Anne de Berne ,
Thérèse de Sainte-Araille .
Bernarle de Cheverry,
Rosalie de VilleneuTe.
Bladame de ViUoutreyx de Faye est la dernière abbesse inscrite dans
les annales du mouastère qui, depuis sa fondation, en comptait une
vingtaine. Les documents que nous avons parcourus nous ont fait
découvrir les noms de dix -huit de ces supérieures. Nous allons en
donner la liste (i), en indiquant, autant que nous le permettront les
renseignements puisés dans les titres déposés aux archives de notre
département, l'époque de leur nomination et celle de leur mort. On
remarquera que les abbesses dont les noms manquent^ sont celles qui
ont vécu dans le commencement du xv* siècle. Depuis cette époque,
la liste est complète.
La première abbesse du monastère de V Abondance-Dieu fut,
comme ou l'a vu, Matheline de Gastillon, choisie par les fondateurs
de l'abbaye, et installée, en cette qualité, le l*' septembre i353. Elle
était religieuse, avant sa nomination, à l'abbaye de Fabas, et elle était
encore abbesse des Salenques, le i7 février 4358.
(4) Cette liste diffère quelque peu de celle donnée par les écrÎTains de la GaUia
ChrUiiana, lom. Xlll, col. 44«.
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— 95 —
Après Blatheline, on trouve, dans deux actes de i570 et 1598, le
nom de Marguerite de Lévis, sans autre désignation.
Les documents existants du xv^ siècle ne nous donnent que \e^
noms des cinq abbesses qui suivent :
Matheline de Pardailhan, décédée vers Tan 4448. Elle fut rem|ilacéo
par :
Henriette de Cauzano, dont le nom se retrouve dans des actes de
4448, 8 janvier 4456, 6 août 4457.
Halianors de Fuxo (Eléonore de Foix), actes des 45 février et-
20 octobre 4464, SI décembre 4465, 4 février 4470, 27 septembre
4474, 6 septembre 4477, 6 septembre 4479.
Agnès de Montant fut élue, le 40 avril 4482, en présence de M. Jean
Pellicier, abbé de Calers, l'abbaye vaquant par la mort d'Eléonore de
Foix. Agnès de Montant vivait encore, le 50 mai 4497.
Pendant le xvi« siècle, on trouve :
Hélinaïs (Eléonore) de La Roque^ qui fut mise en possession, comme
abbesse élue, du monastère, par Jacques Deverria, abbé d'Eaunes.
Le 4 avril 4550, elle se démit de Tabbaye en faveur de :
Anne de Saint-Etienne de Montbeton, dont le nom est inscrit dans
des actes de 4545, 48 mai 4548, 5 mai 4554, 45 août 4556, 47 et
20 décembre 4570, août 4574. Anne de Saint-Etienne fut rem-
placée par :
Julienne de Comeilh , dont les bulles accordées par le pape
Gr^oire XIII sont du mois d'octobre 4575. Son règne fut assez
long ; car elle vivait encore, le 20 avril 4598.
Miramonde de Laviston succéda A Julienne de Comeilh. Son nom
est inscrit, entre autres^ dans des actes du mois d'octobre 4599 et
50 août 4647.
Nous avons vu le nom de Françoise de Francasal figurer dans un
acie du 8 août 4648, comme abbesse. Mais il parait que ce titre ne
lui avait pas été régulièrement conféré. Car ce fut Suzanne-Margue-
rite de Mauléon de Francon qui fut nommée par le roi, le 10
novembre 4648, en remplacement de Miramonde de Laviston. Ses
bulles sont datées du 50 mai 4649^ et son nom figure dans plusieurs
actes, dont le dernier porte la date du 4 avril 4626.
Claire-Anne deNoé remplaça Marguerite de Mauléon, décédée. Elle
prit possession de Tabbaye, le 20 octobre 4626. Le 42 août 4627,
Fr. Charles Boucherat, abbé de Pontigny, prieur et visiteur de
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— 96 —
Tordre de Citeaux, visita le couvent de V Abondance-Dieu, encore dans
la ville de Montesquieu, et donna sa bénédiction abbatiale a Claire-
Anne de Noé, dans la chapelle de ce monastère.
Philiberte de Noé fut nommée par le roi, le i8 novembre i658,
abbesse, en remplacement d'Anne de Noé, sa tante, décédée. Elle
prit possession de l'abbaye, le 20 septembre 1659 ; et, le 8 décembre
suivant, elle reçut la bénédiction abbatiale, dans l'église des Tier-
cerettes de Toulouse, de M»' Pierre de Marca, arcbevôque de cette
ville.
Gabrielle de Sii^and d'Erce fut nommée par le roi, le i«' novem-
bre 1694, abbesse du monastère après la mort de Philiberte de Noé.
Ses bulles sont datées de Rome, la veille des ides de décembre i698.
Le 25 avril 1700, elle reçut la bénédiction abbatiale de M^^ Jean-
Baptiste-Michel Golbert, archevêque de Toulouse, dans la maison
professe des Jésuites. Gabrielle de Sirgand d'Erce avait supplié le pape
Innocent XII de lui accorder ses bulles gratis, « vu la pauvreté du
monastère. »
Marguerite de Sirgand d'Erce, prieure et maîtresse des novices au
monastère des Salenques, fut nommée par le roi, le 19 mai 1719,
abbesse-coadjutrice de Gabrielle d'Erce, sa tante, à qui l'âge et les
infirmités prescrivaient le repos. Sa nomination fut confirmée par des
bulles du pape Clément XI, datées du 6 des calendes de décembre
de l'année 1719; et, le 12 juillet suivant, elle prit possession de sa
nouvelle dignité.
Après la mort de Marguerite de Sirgand d'Erce qui était devenue,
par le décès de sa tante, titulaire de l'abbaye, Gabrielle de Sirgand
d'Erce, 2* de nom, sa sœur, fut appelée par le roi n lui succéder.
Ses bulles d'institution données à Rome par le pape Benoit XIII, por-
tent la date du mois d'avril 1725.
Marie-Charlotte de Montillet fut nommée, en 1741, après la mort
de Gabrielle de Sii^and d'Erce, 2«de nom, abbesse du monastère des
Salenques. Elle était, avant sa nomination, religieuse professe dans
une abbaye du diocèse de Bellay. Ses bulles d'institution sont datées
du 19 des calendes de janvier de l'année 1742. Elle prit possession
de son abbaye, le 11 mars suivant.
M"« de Montillet gouverna le monastère des Salenques pendant
l'espace de 59 ans jusques au moment de sa mort arrivée au mois
d'octobre 1781.
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— 97 —
Marie-Louise de Villoutreyx de Faye, abbesse de l'abbaye royale
d'Allois (^), au diocèse de Limoges, [remplaça M">« de Montillet. Son
brevet de nomipation est du 25 novembre 178i, et elle fut mise en
possessioo de sa nouvelle abbaye, le 29 juin 4782. Comme nous l'avons
déjà fait remarquer, elle ferme la liste des abbesses du monastère des
Salenques. Le 49 juillet 4792, la veille delà suppression du couvent,
elle signa un procès-verbal rédigé par un délégué de l'administra-
tion départementale de la Haute-Garonne ; elle n'y prit que le titre
de supérieure. Quelques jours après, la maison fut fermée en vertu
des lois de la Révolution, et les biens qui en dépendaient vendus
nationalement; à l'exception des bâtiments du monastère qui ont été
et qui sont encore aujourd'hui transformés en casernes.
Indépendamment des albergues et autres droits seigneuriaux que
l'abbaye avait le droit de percevoir dans 29 villes et villages du
comté, de Foix, le monastère des Salenques avait possédé, jusqu'aux
derniers jours de son existence^ des biens fonds assez considérables
à Saint-Félix de Salenques, dans les juridictions des Bordes et du
Carla-le-Comte, dans les consulats de Rieux, de Saint^Hilaire et de
Muret. Les biens de Saint-Félix, des Bordes et du Caria, consistant
en diverses pièces de terre, en un moulin à eau à deux meules aux
Bordes, en une métairie dite des Salenques à Saint-Félix, en l'église et
la maison presbytérale de ce lieu, furent successivement vendus, les
3 février, 28 mai, 47 juin et 9 août 4794. Ces ventes produisirent
une somme de 405,090 livres dans laquelle le prix de la métairie des
Salenques entrait pour 86.500 livres. Les métairies de la Hilette et
de Laborie ou de Carserot, situées dans le territoire du pays de Rieux,
et que les religieuses de Salenques tenaient des libéralités d'Eléonore
de Comminges, avaient été adjugées, le 20 février de la même année,
pour le prix de 52,900 livres. Les maisons et les fours situés dans la
ville de Muret, et la métairie dite de YOraison-Dieu à Saint-Hilaire,
provenant de l'abbaye de ce nom qui avait été unie, comme Ton sait
en 4764, à celle des Salenques, furent également vendus, les 46
janvier et 6 février 4794 : les maisons et fours à divers, pour 4,055
livres ; et la métairie de VOraison'DieUy au prix de 39,900 livres.
Total du produit des ventes : 204,945 livres.
(4) AUoi8(Haule-yieDne). L'abbaye (TAllois devait son origine à une abbaye de
Bénédictins fondée en 4 435.
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— 98 —
II est facile de voir par ià que les revenus du moDastère des Salen-
ques se portaient, avec les redevances seigneuriales, é dix mille livres
environ. Mais les dépenses de toute nature pour l'entretien et le
service de Tabbaye, s'élevaient annuellement à une somme assez
forte. Le couvent devait de plus des sommes considérables que les
religieuses avaient été obligées autrefois d'emprunter, soit pour
réparer les dégâts occasionnés dans les premiers temps des guerres
de religion, soit pour parer aux dépenses nécessitées par la transla-
tion de l'abbaye de Salenques à Toulouse, ou pour payer les frais des
procès nombreux que les religieuses, pour faire maintenir leurs droits,
avaient été forcées de soutenir, à différentes époques, tantôt contre les
consuls des Bordes et de Montesquieu, tantôt contre ceux de la ville
de Foix. Le montant de tous ces emprunts se portait à une somme de
28,020 livres à raison de laquelle on payait pour intérêts ou rentes
i,33i liv. 16 s. 8 d. : de telle sorte que, toute compensation faite,
le résidu des revenus de l'abbaye était très-modique. Mais des per-
sonnes pieuses faisaient des dons au couvent; et puis, les pension-
naires que l'on y recevait, procuraient quelques sommes qui servaient
à éteindre insensiblement les dettes.
Telle fut l'abbaye royale de Notre-Dame de l'Abondance-Dieu ou
DBS Salenques, dont les religieuses furent toujours recommandables
par leur piété et leur zèle pour le service divin.
Victor Fons,
Juge aa Tribunal civil de Toolouse.
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LA VIE AUX ANTILLES
LE SAUT DE LA LEZARDE.
Suite et fin (<). ,
Le hasard cependant réveilla ma curiosité en m'offrant les moyens
de la satisfaire. La maison à laquelle j'étais attaché spéculait sur les
sucres étrangers, qu'elle envoyait acheter sur place et qu'elle expé-
diait ensuite sur les marchés d'Angleterre et de France. Lorsque les
navires de la Guadeloupe trouvaient leur chargement en produits
français et n'étaient pas dans l'obligation de relever, il fallait aller en
affréter à Saint-Thomas, d'où on les dirigeait sur celle des Antilles
où les attendait un chargement, et un employé de la maison y allait
toujours pour présider à l'opération et faire les règlements. Nous
avions acheté des sucres à Sainte-Croix. Généralement, ces sucres sont
livrables à Saint-Thomas, où les transporte le cal)otage. Mais, sous
prétexte d'éviter les frais de transport d'une île dans l'autre, je ma-
nœuvrai de telle façon que le navire dut aller charger directement sur
la côte de Sainte-Croix. La saison était favorable ; il n'y avait pas de
mauvais temps à craindre. Le capitaine se fit un peu prier, mais enfin
il consentit.
L'ile de Sainte-Croix, chef-lieu des Antilles danoises, est un pays
aussi tranquille, morne et silencieux que sa dépendance, Saint-Tho-
mas, est bruyant, tapageur et animé. Le navire était mouillé dans
une baie peu profonde mais sûre, de la côte nord, sur le littoral d'une
habitation dont nous avions acheté toute la récolte. L'ile est plate et
la côte d'un abord facile. L'embarquement des denrées se faisait donc
sans la moindre difficulté. La position d'un employé remplissant les
(4) Voir hi première partie à Iali?rai80n précédente.
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— iOO —
fonctions dont j'étais chargé était une agréable sinécure dans un pays
où l'on peut trouver quelque distraction.
L'habitation qui nous fournissait notre chargement appartenait à
un Suédois qui m'avait accueilli hospitaliérement et avait mis à ma
disposition les moyens de me promener dans Tile, des chevaux et des
voitures. L'Ile est plate et calcaire. Les routes, qui y sont tracées avec
soin, sont toujours belles pour peu qu'elles soient entretenues, et on
peut circuler dans tous les sens et avec la plus grande sécurité, sans
crainte de se voir barrer le passage par quelque cours d'eau profond,
par quelque vertigineuse falaise, comme cela arrive si souvent dans
quelques autres iles des Antilles, moins sûres sous ce rapport, mais
plus pittoresquement disposées par la nature. Sainte-Croix est d'une
affreuse monotonie. Le regard est frappé d'abord par l'immense tapis
de cannes qui la couvre; mais lorsque, de quelque côté qu'on se
tourne, on voit toujours le même tapis, on se prend à regretter que
ce terrain n'ait pas été plus remué et plus accidenté.
J'avais conservé par écrit trois roots qui formaient pour moi un
mémento complet : Anderseny Friederichstad, la Pointe de Sable.
Comme il n'est pas difficile d'arriver où l'on veut dans un pays de
dimensions aussi réduites et de communications faciles, je n'eus pas
de peine à savoir où était la demeure de l'homme que je cherchais, ce
qui était bien une réalité, quoique j'en eusse douté quelquefois. Je
n'eus pas de peine à m'y transporter et à me cx)nvaincre par le té-
moignage de mes sens que je n'étais pas victime d'une illusion. An-
dersen vivait et j'étais sur ses terres.
Il possédait une sucrerie qui n'avait pas une très-grande étendue,
mais qui donnait à penser par l'état florissant de ses cultures qu'elle
devait avoir une certaine importance. Je vis dans la cam[mgne un aie
lier d'une quarantaine de nègres qui paraissaient bien portants et allè-
gres, travaillant sous la direction d'un de leurs congénères qui n'avait
pas à la main le fouet traditionnel. Et ce qui me surprit surtout, c'est
qu'ils travaillaient avec entrain, malgré l'absence de ce^e indispen-
sable expression de Tencouragement.
Une double rangée de cases à nègres proprement tenues et s'élevant
chacune au milieu d'un petit jardin, dans lequel on entendait caque-
ter les poules et roucouler les pigeons, conduisait à la maison prin-
eipalcy qu'on apercevait au-delà d'une charmante savane couverte
d'herbes épaisses et rasées avec soin.
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— ie< —
Celle maison élait spacieuse, garnie sursesquaire faces d'une large
galerie couverle, comme cela se voil souveul dans les Antilles an-
glaises et espagnoles, et pouvanl recevoir tous les vents par les jalou-
sies mobiles qui la garnissaient.
Un grand jardin fleurissait tout à Tentour, garanti du vent par une
triple allée de Galbas, derrière laquelle on entendait le murmure et
le grondement solennel de la mer.
Un jeune nègre proprement vêtu vint tenir mon cheval et m'invila
à entrer dans la maison. Je jugeai, au moins à ses gestes, qu'il me fai-
sait'cette invitation, car je ne compris pas un mot de ce qu'il me disait.
n parlait danois.
J'avoue que je commençais à me trouver embarrassé, car tout ce
que je voyais ne répondait en rien à l'idée que je me faisais d'un
homme qui eût pu être en relations avec Saurin. Cependant, je pen-
sai que je me tirerais facilement d'embarras, en donnant ma qualité
d'étranger et la curiosité pour motifs d'une visite que le maître de la
maison ne s'expliquerait peut-être pas. Pourtant, il s'appelait bien
Andersen. J'en avais l'assurance par les diverses informations que
j*avais prises sur ma roule, par la réponse du conducteur des nègres
que j'avais interrogé en passant, et elle me fut confirmée par des let-
tres dont je pus lire la suscription, et que je vis sur un guéridon dans
le salon élégamment orné et meublé où l'on me fit entrer. Jusque
là, les indications de Saurin ne laissaient rien à désirer. Elles avaient
été concises, mais elles étaient exactes.
Je restai une douzaine de minutes dans une attente qui n'était pas
exempte d'inquiétude. Je sentais bien dans ma poche la patte d'Alba-
tros qui servait au moins à me convaincre que je n'avais pas rêvé toute
cette histoire ; mais dans ce milieu de bien-être, d'aisance, de goût et
d'él^nce, — car tout cela se trouvait réuni dans le salon où j'étais assis,
— ^jemedemandaiscommentilpouvaityavoir un trait d'union entre le
propriétaire de cette demeure et l'armurier de la Lézarde, qui m'ap-
paraissait plus laid et plus repoussant que je ne l'avais jamais trouvé.
Un bruit de pas se fit entendre ; le cœur me battit ; je me levai, et
un homme parut. Je devins encore plus perplexe en voyant cet homme
dont l'extérieur n'avait aucun rapport, même éloigné, avec l'idée que
je pouvais m'être faite d'un compagnon de Saurin.
Il était petit de taille et couvert de vêtements d'une irréprochable
blancheur. Sa figure avenante respirait la galle et la sérénité ; son
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— 402 —
front blanc et large était couronné de cheveux ép^is^ taillés en brosse
et presque aussi blancs que le linge qui le couvrait. Ses grands yeux,
d'un bleu clair limpide, me regardaient avec une expression de sur-
prise bienveillante. Son nez, un peu long^ surmontait une bouche
assez grande, mais garnie de belles dents. Des favoris blancs s*apla-
tissaient sur ses joues en deux touffes épaisses et drues comme sa
chevelure. Son menton large et proéminent était rasé de frais.
Il m'adressa la parole en danois. Je devinai une interrogation à la-
quelle je répondis que je ne comprenais pas.
Il traduisit alors la question en français, qu'il parlait aisément et
purement, mais avec un léger accent tudesque qui me parut affecté. Il
me demanda ce qui lui valait l'honneur de ma visite.
Je fus alors tout-à-fait embarrassé et ne savais trop que répondre.
Je n'osais en appeler à la patte d'albatros ; je craignais une mystiti-
cation. Il vint à mon aide et me demanda si je n'appartenais pas au
navire français mouillé sur la côte nord. Je lui répondis que oui, et,
continuant à m'assister dans mon embarras, il me dit que j'étais sans
doute en promenade dans l'île et me remercia de l'honneur que je lui
avais fait de m'arrêter chez lui.
— Les visiteurs sont rares dans notre île, me dit-il ; Saint-Thomas
absorbe tout. Nous n'avons, nom, que l'honneur stérile d'ôtre chef-
lieu et de servir de séjour au gouverneur général. Il semble que cette
position officielle doive nous donner toute la solennité de l'ennui.
Vous avez môme dû remarquer qif on ne vous a admis à la libre prati-
que qu'au prix de formalités qui ne s'accordent guère avec l'idée qu'on
se fait du sans-gène danois^ lorsqu'on en juge par Saint- Thomas.
Nous sommes cependant très-heureux lorsqu'un hasard nous amène
quelques étrangers et nous met à même d'exercer une hospitalité qui
fait tout-à-fait exception dans notre existence monotone.
Il fit apporter des rafraîchissements qu'il m'offrit avec beaucoup de
grâce et un savoir-vivre parfait. I! me fit visiter les alentours de sa
maison, où il cultivait avec soin des plantes rares. Il mit à ma dispo-
sition une bibliothèque composée d'ouvrages allemands, anglais, es-
pagnols et français, m*engageant à emporter à bord ceux qui me
plairaient ou à venir les lire chez lui, si je le trouvais préférable.
Nous nous séparâmes sans que j'eusse osé, sans qu'il m'eût été pos-
sible de lui adresser un mot sur le but de ma visite. Seulement,
comme il m'invita avec beaucoup de cordialité à venir le voir toutes
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— 103 —
les fois que mes occupations ne devraient pas en souffrir et qu'il mit
à ma disposition les moyens de le faire^ je me promis de chercher
le mot de l'énigme^ fût-ce par un chemin détourné.
Cet homme me préoccupait vivement. C'était bien celui que je
cherchais^ au moins son nom et sa demeure répondaient aux indica-
tions qui m'avaient été données ; mais comment pouvait-il se faire
qu'il y eût quelque chose de commun, entre le vulgaire, le grossier,
rignoble Saurin et cet homme^ qui paraissait appartenir à une classe
distinguée de la société, qui était lettré, qui avait vu le monde, dont
Saurin ne pouvait certainement avoir même une idée?
Sa manière d'être me plaisait ; je retournai le voir, et il s'établit
entre nous, malgré la grande différence de nos âges, une familiarité
à laquelle je trouvais un grand charme.
Andersen vivait seul, entouré d'un domestique peu nombreux, mais
très-dressé et qui lui paraissait dévoué. Il tenait beaucoup au bien-
être, non seulement pour lui, mais pour ses hôtes, et je n'ai jamais
trouvé dans les Antilles un logement aussi confortable que la petite
chambre où il me logea, pendant trois jours que je passai chez lui.
Je n'osais toujours rien tenter pour arriver à la découverte que
j'aurais dû poursuivre et devant laquelle je me sentais disposé à recu-
ler, tant la question que j'aurais eue à faire pour entrer en matière
me semblait monstrueuse et impossible. Je renvoyais d'heure en
heure, de jour en jour, et je restais muet quand il s'agissait de formu-
ler une interrogation.
J'avais achevé mon chargement ; le navire était expédié et al-
lait faire voile pour l'Europe, et je n'avais rien dit. Pourtant, je ne
voulais pas partir ainsi, et je me creusais l'esprit sans trouver le
moyen d'amener l'occasion.
Un soir que je dînais avec lui, pour la dernière fois sans doute, car
le navire devait appareiller le lendemain matin, et moi-même il me
fallait me rendre à mon poste momentané, qui était Saint-Thomas, je
me demandais comment j'allais faire, et si je pousserais la timidité jus-
qu'à la ridicule exagération de n'oser rien lui dire.
11 ne remarquait pas ma préoccupation et se laissait aller au plaisir
de raconter un de ses voyages dans l'Amérique du Sud, ce qu'il fai-
sait toujours avec un grand charme et un grand intérêt.
n me tira de ma rêverie en me demandant :
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— 404 —
— Mais, à propos, vous étes-vous assuré les moyens de vous rendre
à Saint-Thomas?
— Non, mais je pense que je trouverai facilement une barque à
Christianstad.
— Facilement, oui. Mab quelle barque trouverex-vous? Une affreuse
balandre dont le lest de galets vous servira de lit et d'oreiller, et qui
mettra deux jours pour vous conduire à Saint-Thomas. Je vous épar-
gnerai cet ennui. Aussi bien, j'ai depuis longtemps l'envie de faire une
course un peu longue en mer. Nous partirons demain de bonne heure ;
il vente frais tous les matins, excellente condition pour naviguer agréa
blement. Je vous conduirai avec ma baleinière jusqu'à Monthauban.
Nous nous y arrêterons quelques heures à chasser les oiseaux de
mer, et le soir je vous déposerai au pied du fort de Saint-Thomas.
Cela vous va-t-il ?
Si cela m'allait! Cela me donnait encore vingt-quatre heures pour
trouver le moyen introuvable de poser ma question.
La baleinière d'Andersen était une charmante embarcation à forme
allongée, fine à l'arrière comme à l'avant, glissant sur l'eau comme
un poisson volant, sous l'impulsion de sa voilure démesurée, ou, dans
le calme, sous celle de six rames maniées par de vigoureux nègres.
Nous arrivâmes de bonne heure aux rochers de Monthauban, qui
sont à une vingtaine de milles de Sainte-Croix, à une petite distance
de l'entrée de la passe de Saint-Thomas.
Andersen avait apporté tout ce qui pouvait nous rendre la vie
agréablement supportable pendant le temps que nous avions à passer
sur cet ilôt désert. Une tente avait été confortablement établie pour
nous mettre à l'abri de la pluie, s'il en survenait. Elle avait été fixée
au sol de façon à laisser le vent glisser sur sa surface, sans trouver
prise à un effort qui eût pu l'ébranler. Nous étions convenus de pas-
ser la nuit sur le rocher et de ne nous séparer que le lendemain
matin.
Ce n'était du reste pas un luxe exagéré, car on eût vainement cher-
ché un ombrage naturel sur ce rocher qui n'avait pas un millimètre
de terre végétale. Quelques arbustes tenaces, rabougris, sortaient ce-
pendant des anfractuosités, et des cactus dressaient ça et là leurs tiges
épineuses et leurs fruits richement carminés.
Nous nous livrâmes pendant toute la journée au plaisir barbare de
tirer au vol les malheureux habitants du rocher, dont nous étions ve-
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— <05 —
nus troabler si cruellement la tranquillité, et j'eus plus d'une fois
Toccasion d'admirer l'adresse d'Andersen.
Les pauvres bêtes, efbréeSy voletaient autour de nous. Il en choisis-
sait une parmi les plus éloignées^ et son coup était toujours mortel.
L'oiseau tournoyait dans l'air et allait tomber au milieu des vagues, où
l'attendaient toujours des requins attirés par cette manne que leur en-
voyait le rocher.
Quand nous fûmes las de cette œuvre de destruction, nojus nous
établîmes sous la tente^ étendus à l'aise sur d'épaisses couvertures de
laine. A nos pieds la mer mugissait comme un tonnerre continuel et
les vagues qui venaient se briser contre le rocher perpendiculaire,
s'épanouissant en écume argentée, nous couvraient d'une pluie fine
qui nous mouillait à peine. Nous pouvions voir la longue ligne des
Ues vierges, s'eslompant en vert, en rouge, en gris, suivant qu'elle
mettait en évidence ses arbustes rabougris, serrés et couchés par le
vent de l'Est, sa terre ocreuse, ses rochers sur lesquels la mer s'épui-
sait en efforts étemels, jusqu'à la pointe de Spauish-Town qui se
perdait et s'éteignait dans la pleine-mer.
Vis-à-vis, nous avions Saint-Thomas, nous laissant voir par l'ou-
verture de sa passe, si bien indiquée par ses deux forts aux murailles
blanches, les mâts de navires au-dessus desquels s'élevaient les trois
collines et les maisons jaunes et blanches aux toits rouges. Plus bas,
nie de Vièques, le brigantin, la couleuvre, couchée dans la mer
comme un énorme reptile au repos, et la masse sombre et imposante
de Puerto-Rico.
Le soleil inondait tout cela d'une splendide lumière et ses rayons
se perdaient à l'horizon, qu'il dominait de son immense globe de
feu.
Au dessus de nous voletaient des oiseaux effarésMe notre présence
et dont les cris aigus semblaient nous reprocher la mort de leurs
frères ; au dessous passaient dans toutes les directions des voiles que 1c
soleil fiaisait paraître d'une blancheur éclatante, d'un rouge de feu,
suivant la manière dont il les frappait de ses rayons. La mer était
houleuse et les lames se frangeaient partout de broderies d'écume
blanebe.
Nous étions absorbés dans une contemplation silencieuse. J'avais
tiré machinalement de ma poche la patte d'albatros qui ne la quit-
tait pas, attendant le moment d'entrer en scène. J'allais l'y remettre
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— 106 —
après avoir roulé une cigarette, lorsqu'Ândersen me la demanda par
un geste familier aux fumeurs.
Il allait l'ouvrir sans lui donner la moindre attention, lorsque sa
main s'accrocha à Tun des angles qui bordaient la fermeture. Il
regarda l'objet, puis je vis qu'il retendait dans sa longueur, faisant
saillir sur le tabac qu'il contenait, le signe tatoué qui paraissait être
le nœud de l'intrigue^ s'il y avait intrigue.
Il regarda avec beaucoup d'attention, se leva, alla se mettre en
plein soleil, comme pour mieux voir ou n'en pouvant croire ses yeux.
Enfin il revint auprès de moi :
— Où avez-vous trouvé cela, me dit-il?
Je rougis et j'avoue que le cœur me battit à cette interrogation.
— Je ne l'ai pas trouvé, on me l'a donné, lui dis-je.
— Vraiment! Eh! qui a pu vous donner un objet aussi curieux?
Avez-vous vu oequi est dessiné dessus?
— Assurément, et c'est justement à cause de cela qu'on me Ta
donné. Je ne comprends pas ce que c'est, je ne sais si ce sont des
caractères ou des hiéroglyphes, mais je sais que cela veut dire, au moins
pour quelque chose qui m'intéresse : Sésame, ouvre toi.
— En quoi cela vous intéresse-l-il? Est-ce directement ou bien est-
ce une simple curiosité de votre part?
— Simple curiosité, qui a eu des alternatives dans mon esprit.
Quelquefois j'en ai désiré ardemment la satisfaction, d'autres fois j'ai
poussé la tiédeur jusqu'à prendre le parti d'y renoncer. Le hasard
m'a-t-il fait enfin trouver le mot de ce rébus. Y a-t-il quelque chose,
n'ya-t-il rien là dessous? Si la montagne ne produit en fin de compte
qu'une infime souris, j'aurai au moins appris une chose qui ne me
surprend pas médiocrement, c'est qu'il a pu y avoir quelque part et à
une époque quelconque, des relations entre un homme comme vous
et un être comme Saurin.
— Saurin! cela me semble bien étrange d'entendre articuler ce
nom que je n'ai pas entendu depuis si longtemps, que je ne pensais
plus entendre jamais. Cela me semble étrange, ici surtout, sur ce
rocher, au milieu des flots qui nous entourent et qui paraissent nous
menacer, et en vue de cette ville si calme, si tranquille, si bien assise
dans sa sécurité, qu'on ne voit même pas l'ombre d'un factionnaire
sur les murailles blanches du fort.
Et il se mit à aspirer précipitamment et à rejeter les bouffées de
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— <07 —
sa cigarette qu'il cracha pour prendre un cigare. En même lemps^ il
marchait sur le rocher, les mains derrière le dos et il s'approohait
quelquefois tellement du bord de la falaise, au pied de laquelle
écumait la mer, que je tremblais pour lui. Pour rien au monde je
n'en eusse fait autant. Le bruit seul de la mer me donnait le vertige,
et je n'étais grimpé où nous étions, qu'en fermant les yeux et en
m'accrochant des pieds et des mains aux pointes du rocher.
11 revint auprès de moi, l'air pensif et profondément absorbé. Il
s'assit sur une aspérité du roc et resta quelque temps le regard vague
el comme perdu dans les splendeurs que le soleil couchant répandait
à l'horizon. Enfin, il me dit :
— Où diable avez-vous connu Saurin ? Et comment se fait-il qu'il
vive encore. Et comment le hasard a-t-il fait que nous nous soyons
rencontrés pour parler de lui ?
Je lui contai ce que je savais de cet homme qui m'avait confié,
sans que j'eusse rien fait pour surprendre sa confiance, qu'il avait
été pirate.
— C'est bien de lui et je le reconnais là. Il vous aura fait cette con-
fidence dans un des moments d'extase et d'abandon que lui occasionne
l'excès du rhum. H fallait qu'il se sentit très-malheureux, car il a
beaucoup de force et de résolution, et je ne l'ai vu en venir à cette
dangereuse et suprême consolation que dans les moments où il se
voyait tout-â-fait abandonné. Il faut pourtant que vous lui ayez ins-
piré une grande confiance, car il a bien des raisons pour se montrer
réservé et divulguer son secret le moins possible. Mais enfin, je suis
bien aise ^e ce soit vous qu'il ait choisi pour son confident et que
cela vous ait amené à me rechercher et à me procurer votre con-
naissance.
— Mais, lui dis-je^ comment se fait-il que ces figures, ce tatouage^
ces biéroglyphes, auxquels je ne comprends rien, aient pour vous
une signification claire et précise J
— Ce serait trop long à vous expliquer. Vous trouveriez cela
puéril et par trop bêtement romanesque. Cela ne s'expliquerait que
par la nature des relations qui ont pu exister entre un homme comme
lui et un homme comme moi. Je ne me sens pas disposé à vous l'ap-
prendre, peut-être le saurez-vous plus tard ; en attendant laissons ce
détail de côté.
Et il étalait la patte d'albatros :
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- 108 —
— Cela, dit-il, est comme un acte par lequel Saurin m'institue son
exécuteur testamentaire moral, et me délie la langue pour les choses
que je sais sur son compte. Cela vous amusera ou ne vous amusera
pas, je n'en sais rien. Quanta moi, j'aimerais mieux que vous ne
m'eussiez rien demandé dans ce sens. Cela se rapporte â un temps
passé dont je n'aime pas à évoquer le souvenir. Vous me pardonnerez
donc si je ne suis pas très-prolixe dans ma narration. Du reste, il n'y
sera nullement question de moi, la confidence ne concerne et n'in-
téresse que lui.
Non, elle n'intéresse pas que lui, c^tte confidence, ou plutôt cette
histoire terrible. Elle intéresse aussi au plus Jiaut point l'être impo-
tent que vous avez vu auprès de lui.
Si vous avez voyagé dans les Antilles, dans celles-ci^ dans celles
que l'on appelle les Antilles de dessous le vent, et à Puerto-Rico sur-
tout, si vous avez causé quelquefois avec de vieux habitants du lit-
toral, le soir, quand la mer est grosse et qu'on aperçoit à Thorizon
quelque voile allant on ne sait où, louvoyant au hasard, vous avez
dû entendre raconter bien des légendes, bien des histoires, vraies ou
fausses , et il y en a trop de vraies malheureusement , sur une
négresse nommée Haria-Juana, qu'on appelait par abréviation
Mariana. Hariana que vous avez vue impotente, immobilisée peut-être
par un Dieu vengeur, était, il y a longtemps de cela, trente ans au
moins, la terreur de toutes les terres que vos yeux peuvent voir du
lieu où nous sommes.
C'était alors une belle et puissante créature que bien des gens
n'abordaient qu'en tremblant, et je me rappellerai toujours l'impres-
sion qu'elle me produisit, la première fois que je la vis. C'était à
l'avant d'une goélette qui a laissé de bien sanglants souvenirs dans
ces parages. Elle avait le torse entièrement nu. On eût dit une
magnifique statue de bronze florentin. Mais, pour remarquer cela, il
fallait avoir dans l'âme ce sentiment artistique qui m'animait, alors
<]ue j'étais jeune et qui me permettait d'admirer, même sous l'empire
de la terreur, et on ne pouvait ressentir cette impression en la voyant,
sans être peureux, je vous assure.
Je vous parle de Mariana avant de vous parler de Saurin, parce que
je la vois encore avec sa tête nue, couverte de cheveux crépus ramas-
sés en deux nattes épaisses, encadrant son front élevé, ses narines
ouvertes et ses yeux qui semblaient jeter du feu, ses seins petits
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— 409 —
mais durs comme le bronze dont ils avaient la couleur, sa magnifique
chute de reins et ses bras ronds et musclés sans musculature accusée.
C'était beau, mais passablement effrayant.
Ce que vous a dit Saurin est la vérité ; il a été surpris et ne se
doutait pas que le prétendu négrier fût un pirate. Mais, avec sa nature
ardente, avec une absence complète de moralité^ avec des aspirations
extrêmes au bonheur facile, il en eut bientôt pris son parti, et ii ne
tarda pas à être un pirate complet. Je ne sais s'il convient de cela, j'en
doute, mais, puisqu'il m'autorise à tout dire, je dis tout.
Saurin, je l'appelle Saurin quoique ce ne soit pas son véritable
nom^ et ce nom je ne vous le dirai pas, parce qu'il n'y aurait pour vous
ni agrément ni utilité à le savoir. Saurin n'était pas alors l'homme
hideux que vous m'avez décrit et que je connais. C'était un beuu
jeune homme, aussi beau comme homme blanc, que Mariana était
belle comme négresse. C'étaient deux natures complètes, complètes
surtout dans la force et dans le mal. Ils ne tardèrent pas à se con-
naître et à s'apprécier. Hariana était la maîtresse du capitaine qui
avait embauché Saurin. On ne sait pas comment cela arriva^ mais
enfin, un beau jour, ou plutôt une vilaine nuit, car il faisait un temps
affreux, ce pauvre capitaine tomba à la mer et Saurin et Mariana
demeurèrent maîtres du navire. Je dis maîtres, parce qu'ils se
posèrent de telle façon que personne n'osa discuter leurs prétentions
et qu'ils établirent leurs droits de la manière la plus absolue.
Ce fut alors que Mariana acquit la réputation qui a rendu son nom
légendaire dans les Antilles. Cette femme avait des facultés extraor-
dinaires. En courant les îles, elle était parvenue à connaître toutes les
langues qui s'y parlent. Elle était arrivée à posséder la manœuvre
d'un navire, mieux que le marin le plus expérimenté, et plus d'une
fois des capitaines qui voyaient au large une goélette courir sous toute
sa toile> avec ses flèches dehors, pendant qu'ils serraient prudem-
ment toutes leurs voiles, ne conservant qu'un foc ou qu'un hunier
pour appuyer le navire, ne se doutaient pas que ce bâtiment mysté-
rieux, qui penchait dans le grain jusqu'à tremper son gui dans la mer,
était commandé par une femme qui ne craignait ni le vent> ni les
vagues, et ils étaient émerveillés des manœuvres habiles au moyen
desquelles elle évitait des dangers qu'ils n'eussent osé affronter.
Il arriva cependant qu'elle fut prise. Saurin n'était pas à bord alors,
il commandait un autre bâtiment, ils en avaient deux, ce qui dou-
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— 110 —
Liait dans ces parages les dangers de destruction. Je crois que dans
un abordage contre un gros navire américain, qu'elle heurta trop
violemment, la goélette s'ouvrit et coula sur place. Mariana fut
repêchée, garottée avec soin et livrée aux autorités de Saint-Thomas.
C'était une bonne prise et on lui fit son procès dans les règles. On
était bien aise d'exhiber dans une exposition publique^ cette femme
qui avait été et qui était encore la terreur des Antilles. On donna à
son procès et à son jugement toute la publicité possible, afin qu'il
f(!it avéré que c'était bien elle. On sursit même à son exécution, afin
que tous ceux qui voulaient la voir pussent satisfaire leur curiosité.
Elle était enfermée dans un cachot fermé d'une porte grillée à
double grille. On lui avait donné pour gardien le bourreau, qui devait
être son inséparable compagnon jusqu'au moment fatal, sans parler
des factionnaires qui garnissaient tous les couloirs et se croisaient
sous toutes les fenêtres.
Maison ne connaissait pas toutes les ressources de Mariana.
Le bourreau qui avait été commis à sa garde était un nègre de
trente-cinq à quarante ans. C'était une espèce d'homme fauve, une
bête brute qui avait quelques crimes dans son passé. Mais comme ces
crimes ne pouvaient pas lui être mis sur la conscience d'une manière
absolue, ayant été commis dans des conditions d'exaltation causée par
rivresse ou une passion quelconque, on avait jugé que le libre arbitre
n'y avait pas présidé. On ne voulait pas le relâcher parce que c'était
un animal dangereux, une menace permanente contre la société. On
répugnait à le mettre aux galères ; on se décida à en faire un exécu-
teur des hautes-œuvres, sachant bien que son espèce ne se révolterait
pascontreces terribles fonctions. Seulement, il eut toute la prisonpour
prison ; il y circulait à l'aise, mais ne sortait que lorsqu'il y avait à
rendre le public témoin de l'exécution d'un arrêt de mort.
Cette bête brute avait les passions de la brute. Mariana était belle,
comme je vous l'ai dit, et, comme elle n'avait pas peur de la mort, sa
résolution à l'approche du jour suprême^ l'illuminait d'une sorte
d'exaltation qui la rendait plus belle encore. Le bourreau en devint
éperdùment épris ou plutôt la désira ardemment. La communauté
de logement, un contact de tous les instants avec une créature jeune,
dans laquelle il trouvait des beautés que nous n'y trouverions peut-
être pas , nous autres blancs, la chasteté forcée à laquelle le condam-
nait sa détention, exaltèrent encore sans doute ses désirs. Il pensa
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— 411 —
qu'il n'aurait pas de peine à triompher d'une femme qui n'avait au-
cune prétention à la virginité, ei, du reste^ il comptait sur sa force.
Mais il comptait aussi sans celle de Mariana. Elle lui résista victorieu-
sement et le réduisit à la soumission la plus absolue. On ne sait pas
à Saint-Thomas ce qui se passa, mais la veille du jour fixé pour Texé-
cution, le soir, le feu, un feu violent, se déclara en même temps dans
plusieurs endroits de la prison, et, quand on s'en fut rendu maître et
que l'ordre fut rétahli, on chercha vainement la condamnée et son gar-
dien, ils avaient disparu.
Mais il arriva ce que peu de personnes savent; c'estque, le lendemain,
une goélette, qui avait fait régulièrement son entrée dans le port
après plusieurs jours et qui s'était expédiée en douane, sortait tran-
quillement de Saint-Thomas« pour aller à Puerto-Rico, acheter dos
bœufs. Cette goélette était celle de Saurin, qui s'était procuré, par un
moyen qui lui était familier, des papiers parfaitement en règle. Le
bourreau et Mariana, comme vous le pensez bien, étaient à bord, et
on les chercha vainement sur tout le littoral et jusque dans les lies
vieiijes.
Saurin alla en effet à Puerto-Rico, et vendit le bourreau auquel il
devait le salut de sa maltresse. C'était, comme je vous l'ai dit, un
nègre robuste; un propriétaire d'habitation lui en donna sans mar-
chander six cents gourdes fortes.
Mais cet homme est retombé sous la main de la loi : c'était fatal.
Si vous étiez alléà Puerto-Rico, il y a quelques années, que vous vous
fussiez trouvé dans le bourg de l'Âgandilla, à l'époque delà canicule,
lorsque leschaleurs continues et étouffantes mettent en suspicion tous
les chiens vagabonds, vous eussiez vu, vers midi, toutes les femmes
faire rentrer avec inquiétude ces petits chiens à longs poils blancs,
dont la race est particulière à l'île, et qu'elles élèvent avec tant d'amour.
Vous eussiez pu voir alors sortir de la prison pendant plusieurs jours
de suite, une espèce de colosse noir, le torse nu, vêtu d'un pantalon
blanc, mal serré, avec intention. Cet homme était accompagné de
deux exempts de police qui ne le perdaient pas de vue. Il portait sur
Tépaule une massue que vous eussiez eu peine à soulever do terre et
qu'il maniait comme une badine. Sa fonction était d'assommer tous
les chiens qui se rencontraient sur sa route. — Cet homme était et est
encore sans doute, car de pareilles natures sont étemelles, le Mata-
perrof , le tueur de chiens. C'était sa destinée d'être bourreau.
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— i\2 —
Je ne me rappelle plus à quelle époque, pour laisser le silence se
faire sur leurs noms, Saurin et Mariana se retirèrent à la Jamaïque.
Ce fut là que Saurin fut atteint de la maladie qui l'a défiguré et rendu
hideux comme vous Tavez vu. 11 y eut une épidémie de petite vérole
qui décima la population, il échappa à la mort^ mais au prix de la
plus affreuse transformation. Une blessure qu'il avait reçueà la jambe
droite^ et qu'il n'avait jamais soignée convenablement, s'envenima
par suite de l'intempérance ù laquelle il s'abandonna dans l'oisiveté,
devint incurable et lui donna la difformité que vous lui connaissez.
Il avait alors de grosses sommes d'argent à sa disposition. — Mais
il n'en laissait pas soupçonner l'existence dans la crainte de se rendre
suspect, et, à la Jamaïque comme plus tard à la Guadeloupe, comme
vous me le dites, il se donnait pour forgeron.
La vie tranquille ne leur convenait ni à l'un ni à l'autre, et on ne
tarda pas à signaler un bâtiment suspect dans ces eaux, qu'on croyait
rendues à la sécurité. C'étaient eux, Saurin et la Mariana qui étaient
revenus à ce qui paraissait être leur nature, le brigandage. Je ne sais
comment ils s'y prenaient et il fallait qu'ils eussent des intelligences
partout, car ils trouvaient le moyen de former et de réunir avec la plus
grande facilité des équipages, qui eussent été en état de lutter contre
ceux des bâtiments de guerre. Mais il n'y en avait pas par ici, et ils
avaient les coudées franches dans ces parages, où on ne voyait que des
voiles pacifiques, qui s'enfuyaient à la première alarme.
Ces dernières expéditions ne durèrent pas longtemps, et le dieu des
tempêtes y mit fin, pour la plus grande tranquillité de ces mers redeve-
nues tout'à-fait sûres depuis leur disparition, et depuis la prise et la mort
de Mateo-Isturitz, dont vous avez certainement entendu parler. Vous
savez que, le 2G juillet i825, les Antilles ont été dévastées par un ou-
ragan terrible, qu'on désigne dans bien des endroits, sous le nom de
coup de vent de Sainte-Anne. La goélette de Saurin fut brisée sur les
récifs de l'Anegada. Tout l'équipage périt et il dut y avoir grande
joie aux enfers, quand on y vit arriver cette bande de réprouvés.
Saurin, qui était blessé et malade, les y eût accompagnés sans le dé-
vouement de Mariana. Elle le porta, je ne sais combien de temps ; je
le sais au contraire, mais je n'ose le dire, parce que cela semblerait
invraisemblable. Elle déploya là une énergie et une force corporelle
extraordinaire. Mais elle y épuisa cette énergie et cette force et en sortit
entièrement paralysée, comme vous l'avez vue.
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— 113 —
Ils trouvèrent cependant le moyen de passer dans un pays habité,
et je vous avouerai que je leur donnai asile, et que je cherchai, mais
vainement, les moyens de guérir cette femme qui m'intéressait comme
une créature extraordinaire. J'y épuisai ma faible science, car je suis
médecin, et j'acquis la conviction qu'elle était frappée d'immobilité
pour toute sa vie.
Saurin resta plusieurs années avec moi et enfin il me quitta. U me
quitta et je le vis partir avec quelque regret, je vous l'avoue, car ce
qui vous surprendra sans doute, je lui avais des obligations. Je le vis
partir avec regret, parce que je craignais que sa nature indomptable ne
le rejetât dans les dangers d'une vie aventureuse. Mais, que pouvait-il
faire ? Privé de la coopération de sa compagne, il devenait incomplet.
Je le laissai donc aller, et il partit sans me dire de quel côté il diri-
geait ses pas.
Voilà tout ce que je sais de lui, et, quoique je vous aie dit en com-
mençant que je serais concis, j'ai usé largement de l'autorisation
qu'il m'a donnée de tout dire.
Eh ! bien, dit Andersen en terminant, votre curiosité est-elle satis-
faite, et savez-vous ce que vous vouliez savoir?
— Plus que je n'en voulais savoir. Je me doutais bien que l'atroce
figure de Saurin devait être le masque de quelque chose de plus laid
encore, et vous m'avez donné la preuve que je ne m'étais pas trompé.
Et, il y a bien longtemps qu'ils vous ont quitté ?
— Bien longtemps, oui, dix ou douze ans peu^être. Je les croyais
morts dans quelque coin. Je me demandais s'ils ne se seraient pas
retirés en Europe, mais je doutais qu'ils 'eussent osé le faire ; car là,
on vous analyse facilement les antécédents de l'homme qui se montre
le plus discret sur son passé. Je tremblais, chaque fois que je lisais
dans le Tidende de Saint-Thomas qu'une arrestation avait été faite
quelque part. Mais enfin, j'en étais venu à être tranquille sur leur
compte, c'est-à-dire à les oublier, lorsque votre patte d'albatros est
venue évoquer tous ces mauvais souvenirs.
— Mais ces deux enfants, qui les accompagnent, vous ne m'en
avez rien dit.
— C'est que j'ignore leur existence. — Peut-être est-ce une adop-
tion, une bonne aetion par laquelle ils veulent en racheter bien des
mauvaises. Saurin vous dira cela, quand vous le verrez à la Guade-
loupe ; il n'aura plus rien à vous cacher, car vous savez tout ce qu'il
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— 114 —
avait le plus grand intérêt à taire* L'extradition doit être pratiquée
à la Guadeloupe ; mais vous n'êtes pas homme à leur en faire subir les
conséquences.
La nuit était tombée, pendant la narration d'Andersen, et ses
nègres avaient habilement installé sous la tente une lampe de bord>
qui répandait une lumière suffisante et ne craignait rien du vent qui
la menaçait de tous côtés. Us avaient dressé une petite table qu'ils
surchargeaient de conserves délicates et de quelques bouteilles de bon
vin.
— Assez de mauvaises histoires comme cela, me dit Andersen ;
dînons à notre aise et sans nous presser, nous sommes chez nous.
Après, quand vous sentirez venir le sommeil, nous fermerons la tente
et nous dormirons tranquillement. Vous rêverez peut-être un peu de
Mariana et du Mataperros, en entendant les vagues gronder autour
du rocher, mais vous ne vous en sentirez que plus heureux, lorsqo'en
vous éveillant, vous verrez que vous n'avez rien à craindre, malgré
cet entourage menaçant. Demain matin , avant le lever du soleil^ je
vous déposerai sur la côte, le plus près possible de l'entrée de la passe,
pour vous éviter un trop long trajet pédestre.
Je dormis bien, malgré les prédictions d'Andersen. Un coup de
canon dont le son se répercuta le long de la côte en gamme descen-
dante m'éveilla le matin. C'était le lever du jour salué par le fort de
Saint-Thomas. Andersen était debout et les nègres, qui avaient déjà
porté tous les effets dans la baleinière, attendaient mon réveil pour lever
la tente.
Avant de nous séparer, nous nous serrâmes la main comme de
vieux amis.
— Tâchez de revenir, me dit Andersen.
— J'essaierai, mais je n'ai pas la liberté entière de mes mouvements.
Pourtant, comme je suis souvent à Saint-Thomas, nous pourrions
nous y voir.
— Je n'y vais jamais.
— - Ne pourrions-nous pas nous rencontrer un jour en Europe?
— Encore bien moins.
— Adieu donc.
— Adieu. Vous avez eu la discrétion de ne m'interroger que sur
Saurin. Vous lui reporterez la patte d'albatros, qui a le pouvoir de lui
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délier ausssi ia langue 'sur mon compte. J'espère, s'il vous parle de
moi, que cela établira un contraste dans vos impressions.
J'étais à terre. Andersen fit hisser le foc et la grande voile de son
embarcation, qui se coucha sur la mer, dans laquelle elle traça un long
sillon d'écume, et je restai un bon moment à la coiflempler, glissant,
légère comme un immense oiseau de mer, qui eût effleuré la cime des
lames. Elle doubla Honthauban, d'où nous sortions, French-Rock,
l'îlot de Broken et disparut.
De retour à la Guadeloupe, je me hâtai de rendre compte de la
mission dont j'avais été chargé *, j'étais impatient de me trouver libre
et d'aller au petit bourg. Je voulais voir Saurin et lui arracher con-
fidence sur confidence. Je voulais lui dire que je le connaissais, que
je savais le nom terrible de sa compagne, je voulais qu'à son tour
il m'apprit ce qu'était Andersen. Tant que je m'étais trouvé auprès
de cet homme, j'avais été sous le charme de sa parole aimable, de ses
manières gracieuses et avenantes^ du sentiment des convenances qu'il
possédait au plus haut degré.
A distance, les choses changeaient d'aspect. Je me demandais com-
ment Andersen pouvait connaître Saurin, et de quelle nature étaient les
services que celui-ci avait pu lui rendre; comment il pouvait détailler
sa vie, comme s'il eût été son inséparable compagnon.
Pourquoi Andersen ne m'avait-il pas accompagné à Saint-Thomas?
Ne s'était-il pas trahi en me disant qu'il n'y allait jamais et encore
moins en Europe? Sa demeure même me semblait suspecte. Elle était
écartée, ou^ au moins, je me l'imaginais, de toutes les autres habita-
tions. Il avait une pirogue, qui glissait sur l'eau comme un poisson,
qui était toujours gréée et prête à partir, dans une crique de rocher
bien abritée.
Tout cela me passait par la tête, y prenait des proportions invraisem-
blables et changeait de physionomie par suite du temps qui s'écoulait
et des rêves que m'avait fait faire la narration d'Andersen.
Dans les moments où la raison dominait mon imagination, je me
disais que sou habitation était isolée comme l'est toute exploitation
qui a un centre. J'avais vu sa baleinière gréée, maisétais-je sûr qu'elle
le fût toujours -, et puis, qu'y avait-il de surprenant à ce qu'un homm e
aisé, aimant le bien-être, qui vit au bord de la mer, eût une embar-
cation de choix, un moyen de transport sur l'eau, aussi élégant, aussi
ra[»de, d'aussi bon goût que les voitures avec lesquelles il parcourai
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— 116 —
les routes. Je me disais cela, mais rimagÎDatfoa n'y perdait pas un
pouce de terrain et prenait toujours le dessus.
Je voulais voir Saurin.
Il faisait depuis quelques semaines un temps affreux. La pluie tom-
bait eu abondance, les rivières avaient débordé plusieurs fois, et la
route des montagnes ressemblait au lit d'un torrent.
J'attendis quelques jours, mais le temps paraissant entièrement
pris, je résolus de profiter de la première embellie , sauf à m'arrêter
en route, si je rencontrais des difficultés insurmontables.
Je partis donc, je refusai le cheval qu'on m'offrait , confiant dans
mes jarrets et dans un bon bâton. Mais à peine avais-je fait un tiers du
chemin, que les montagnes au devant de moi se couvrirent d'un épais
rideau de nuages sombres qui couronnèrent d'abord les sommets, les
enveloppèrent et se confondirent avec elles en un horizon compacte,
couleur d'ardoise. Je savais ce que cela voulait dire. Je hâtai le pas,
pour arriver à l'habitation VEspérance, avant que l'averse se fût
déclarée.
L'habitation l'Espérance ou Vernon de Bonneuily située sur un
morne élevé, est à la limite extrême qui sépare les terres cultivées
des grands bois.
J'y fus accueilli, comme on l'est dans toutes les habitations de l'ile,
de la façon la plus hospitalière. J'arrivais à temps, car la pluie com-
mençait et le ciel ne tarda pas à ouvrir ses cataractes. C'était comme
une répétition du déluge universel.
Au milieu du bruit continu de l'eau frappant les feuilles et faisant
rebondir à terre ses gouttes larges et pressées, nous entendions un
grondement sourd à droite et le même bruit à gauche de l'habitation.
C'était d'un côté la Lézarde, et, de l'autre, la Grande rivière, qui
roulaient tumultueusement leurs flots, entraînant tout ce qu'elles
rencontraient sur leur passage. Malheur aux chasseurs égarés dans
les bois par un pareil temps !
Ces croissances de rivières, soudaines comme la foudre, dévasta-
trices comme elle, ne durent souvent pas plus longtemps qu'elle.
Si la brise vient à chasser les nuages qui couvrent la crête des
montagnes, si le soleil arrive à faire miroiter ses rayons sur les mille
surfaces brillantes que la pluie a évoquées dans la montagne, les der-
nières eaux s'écoulent dans la plaine, chaque source ne fournit plus
que son contingent obligé, le grondement des rivières furieuses cesse.
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— H7 —
elles reprennent leur cours tranquille, chantant et sautillant parmi les
galets, se reposant dans les bassins ombragés. Seulement, on voit, le
long de leur cours, les marques de leur colère et de leur puissance :
Des roches déplacées, des ^troncs d'arbres jetés en travers et formant
des ponts naturels qui succèdent à d'autres qu'avaient édifiés des crues
précédentes. Tout le long de la rive , une traînée échevelée de bran-
ches, d'herbes, de plantes de toute espèce, venant des régions
supérieures, indique à quelle élévation est arrivé le niveau des
eaux.
Le lendemain, comme cela arrive assez souvent après des pluies
diluviennes, le jour se leva splendide. La ligne gracieuse des monta-
gnes dessinait nettement sa silhouette, conservant seulement sur les
flancs des flocons de vapeur immobiles et comme suspendus çà
et là.
Les rivières avaient cessé de gronder.
Je savais à peu près où devait être la case dfi Saurin, au moins par
rindièation sommaire qu'il m'avaitdonnée à notre dernière entrevue.
Je crus cependant prudent de me renseigner.
— La case du pirate, me dit-on avec une cerlaine inquiétude ; elle
a dû être battue par le mauvais temps et elle n'était pas des plus
solides.
On me donna un nègre pour me guider et nous nous mîmes en
marche par des sentiers où on faisait difficilement deux pas sans
glisser.
Mon guide me fit marcher à travers bois, par des traces qu'il con-
naissait^ afin d'arriver plus vite au lieu que je cherchais.
Partout les eaux avaient laissé des marques de leur passage, par-
tout nous rencontrions des arbres abattus, des arbustes arrachés, dont
les racines qui avaient pris la place des branches indiquaient avec
quelle force ils avaient été entraînés jusque-là.
Enfin, le nègre s'arrêta sur le bord d'une falaise assez élevée , se
pencha pour regarder, resta un moment, comme cherchant s'il ne se
trompait pas, et, tournant vers moi son visage hagard, me dit : Il n'y
a plus rien ; la case a été emportée.
Je m'approchai, et il me fit voir un plateau de vingt mètres carrés,
qui s'élevait à sept ou huit mètres environ , au dessus du niveau de
l'eau courante.
— C'était là qu'était la case, me dit-il, et il n'en reste plus rien que
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quelques poteaux plantés en terre; tout a été entraîné. Et ces pauvres
malheureux, où sont-ils?
Je le suivis par un sentier étroit, déchiré^ encombré par la terre et
les débris végétaux accumulés, mais dont la trace se retrouvait
cependant, et j'arrivai au plateau où avait été la case de Saurin.
Lorsque je pus me retourner sur cet espace relativement étendu, je
compris qu'on avait pu s'y construire une demeure, car il y avait une
vue, réduite, il est vrai, mais pleine de charme pour un esprit rêveur...
et désolé. Mais je compris aussi l'imprudence qui avait présidé à ce
choix, lorsque je vis au-dessus, les herbes pendantes qui indiquaient
que la masse des eaux avait dû passer par dessus tout cela et entraîner
ce qu'elle rencontrait devant elle.
L'intérêt que m'inspirait la fin probable de cet homme que j'avais
désiré revoir, quel que fût le sentiment qui me poussât vers lui, m'a-
vait donné une force dont je ne me serais pas cru capable. Je des-
cendis le cours de la rivière avec le nègre et ramassai çà et là, sur les
branches et parmi les débris amoncelés des galets roulés par le tor-
rent, des morceaux d'étoffe. Je m'attendais à chaque instant à trouver
un cadavre.
Nous arrivâmes ainsi jusqu'au Sauiy et, nous suspendant à des lianes
que nous pensions être solides, mais au péril de notre vie certaine-
ment, nous jetâmes le regard dans la cuve de roches qui précède la
cascade. Nous vîmes des planches arrêtées en travers et opposant à
l'eau une digue qu'elle devait bientôt entraîner. C'étaient sans doute
les débris de la demeure de Saurin. Nous ne trouvâmes pas de trace
humaine.
Je me sentis la force de descendre tout le long de la Lézarde en
suivant son cours, tantôt sautant sur les galets, marchant dans l'eau,
m'accrochant aux lianes, glissant le long des falaises ; j'en avais pris
mon parti, je traversais les bassins tout habillé.
J'arrivai ainsi jusqu'au gué, sans avoir rien trouvé.
Je m'arrêtai là un moment pour regarder les ruines de la première
demeure de Saurin. L'enseigne se balançait au vent sur sa tige de fer
rouillée.
Là je pris un gommier et suivis les méandres de la rivière dans son
cours tranquille, interrogeant tous les coins obscurs qu'elle présentait,
sondant les palétuvins, dont les racines chevelues auraient pu si facile-
ment retenir quelque chose. Je ne trouvai rien.
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Seulement, à l*embouchure, l'eau de la mer, à cent mètres, au
moins, était jaune et trouble, comme si on eût mis à découvert la
vase qui s'y était amassée depuis des siècles peut-être.
On parla pendant quelque temps de cet homme mystérieux qu'on
appelait le Pirate, de sa compagne plus mystérieuse, qui était pour les
nègres un Zombie on s'apitoya sur la fin probable des deux malheu-
reux enfants, puis il n'en fut plus question. Excepté cependant quand
un chasseur étranger au quartier remonte le cours de la Lézarde,
ayant pour guide un braconnier des environs qui ne manque jamais
de lui raconter sur le Pirate, sur la Zombi, sur les enfants, des choses
infiniment moins vraisemblables que celles que je viens de rap-
porter.
Andersen est toujours à Sainte-Croix, à ce que m'écrit un de mes
amis qui est allé charger des sucres à Christianstad, et auquel j'ai
donné une lettre de recommandation pour cet hôte bienveillant.
Andersen s'est montré avenant, aimable, hospitalier pour mon
recommandé, mais il ne lui a rien raconté.
Il est vrai que mon ami n'avait pas de patte d'albatros.
Mathieu Gubsdb.
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Lettre de M. de Eességoler h M. Bl^non^ poar obtenir la
régalarlsatioB de la Soelété dite des Lanternistes. — Lettres
patentes pour réreetlon de eette Soelété en Académie royale .
Tout le monde sait que VAcadémie des Sciences, Inscriptions et Belles-
Lettres de Toulouse tire son origine de la Société des iMntemistes, ainsi
nommée parce que ses membres tenaient leurs assemblées la nuit.
Le Cabinet historique vient de publier dans sa livraison du mois de
décembre 4 864, deux documents fort curieux et fort intéressants,
relatifs à la régularisation et à la constitution de cette Société. C'est,
40 une lettre du président à M. Tabbé Bignon ; t^ la minute des
Lettres patentes, accordées par le roi, à la date du mois de juin 4 746,
pour l'érection de celle Société en Académie royale. Uabbé Bignon, à
qui la lettre est adressée, était bibliothécaire du roi, membre de
l'Académie Française et de celle des Sciences. C'était un homme
érudit, très-obligeant par caractère, et qui avait fait de sa maison le
rendez-vous des savants et des artistes. La reconnaissance et l'amitié
ont inspiré à Lamotte-Houdard Pépitaphe suivante qu'il a composée
en son honneur :
Les sciences^ les arts, lui durent des hommages;
11 en fut l'ardeut protecteur ;
S'il fût né dans les premiers &ges,
Il en eût été l'inventeur.
L'auteur de la lettre à M. Bignon, M. de Rességuier, président de
la Société des Lantemistes, est l'ancêtre du comte Jules de Rességuier,
du poète aimable dont la mort a laissé un si grand vide à VAcadémie
des Jeux Floraux. On voit par cette lettre qui a été trouvée dans les
papiers de l'abbé Bignon, que la Société royale de Montpellier fit tous
ses efforts pour empêcher le succès des Toulousains. Depuis 4706,
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— <21 —
cette Société était identifiée, en quelque sorte, à rAcadémie des
Sciences de Paris, privilège qui la rendait fière, ombrageuse, jalouse
de son rang, et elle entendait restreindre la Société de Toulouse à
son sobriquet de Lanternistes. Le directeur du Cabinet historique îàH ses
r<5serves au sujet de la seconde pièce, les Lettres patentes. Il se peut,
dit-il, o que ce ne soit pas la minute des lettres qui furent signées en
juin 4746, et qui constituèrent en réalité TAcadémie de Toulouse ;
TOUS ne Ten publions pas moins comme pièce intéressante, car elle
contient, avec les articles constitutifs, le nom des savants et érudits
Toulousains, choisis par le monarque pour premiers titulaires de
l'Académie (i). »
i. — M. DE RbSSÉGUIER a m. l'âBBÉ fiiGNON.
(Pop. de BignoUy IX corresp, /"^ 12).
Rep. le 16 may i735.
Monsieur,
Votre nom et le titre de Protecteur des Gens de lettres que vous
vous êtes si justement acquis promettent un accueil favorable à tous
ceux qui cultivent les sciences. Nous nous sommes réunis depuis six
ans pour jetter les fondements d'une société destinée à faire fleurir les
mathématiques et la physique. Notre modelle a été rAcadémie royalle
des sciences où vous présidez si dignement; et ses mémoires devenus
par votre protection une école publique de ces sciences, nous ont
épargné bien du chemin.
Les bontez de son Eminence Monseigneur le Cardinal de Fleury,
qui nous a permis de nous assembler et de donner au public nos pre-
miers essais nous ont inspiré de suplier Sa Majesté de donner une
forme régulière et permanente à notre Société en luy octroyant des
Lettres patentes. Mais nous sommes menacez, Monsieur, d'une oppo-
sition de la part de la Société de Montpellier , qui , pour s'autoriser
dans une démarche si singulière, a, dit-on, imploré votre protection.
(1) Le Cabinet historique, revae mensuelle, contenant avec un texte et des pièces
iaédites, iLtéressantes ou peu connues, le catalogue général des manuscrits que
renferment les bibliothèques publiques de Paris et des départements, sous la direc-
tion de M. T.r.ni? Paris. Prix : 4 4 fr. par an, 40« année. Paris, rue des Grands-
Augustins, 5.
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— 122 —
Quoique nous soyons bien persuadez que votre amour pour Tavance-
ment des sciences et votre équité vous auront engagé à accueillir la
prétention de ces messieurs comme elle le mérite^ puisqu'on y en-
trevoit plus de basse jalousie que d'amour du bien public , nous
croirions manquer à ce que les sciences vous doivent, Monsieur, si
nous avions continué à poursuivre notre demande des Lettres paten-
tes sans vous rendre compte de ce qui se passe parmy nous et des
motifs qui servent de fondement à notre placet.
Toulouze est la capitale du Languedoc ; elle a toujours été regardée
comme la seconde ville du royaume, du moins l'est-elle par rapport
aux sciences, puisqu'elles y ont toujours été honorées et cultivées, et
qu'il en est sorti un grand nombre de savants. On a souvent tenté
d'y former des sociétez de gens de lettres et il y en a toujours eu.
L'Académie des jeux floraux s'y soutient avec éclat depuis quarante
ans. Par rapport aux sciences mêmes, il s'est formé de temps en temps
des Sociétés particulières qui n'ont pu s'y maintenir faute d'assez bons
règlements. Enfin , Monsieur, nous nous assemblons depuis six ans
sous de meilleurs auspices. Nos savants prennent tous les jours de
nouvelles forces, et il y a tout lieu d'espérer que si le roy a la bonté
de jetter sur nous un regard favorable, et de nous mettre au rang des
corps légitimes, notre Société surpassera ce qu'on peut attendre d'une
Société de Province.
Mais quel progrès peut-elle se promettre, Monsieur > si vous luy
êtes contraire, si le souverain arbitre des sciences qui n'a ouvert la
bouche jusqu'à présent que pour procurer leur avancement parie pour
les anéantir et pour les proscrire? Cette crainte nous agite et nous
jette dans l'abatement. Votre caractère , il est vray. Monsieur, nous
calme et nous donne la confiance de nous ouvrir à vous, et cette con-
fiance se fortifie lorsque nous envisageons les motifs que Messieurs de
Montpellier allèguent : « Nous pourrons, disent-ils, briguer une asso-
ciation avec l'Académie royale dès que nous aurons obtenu des Lettres
patentes, et c'est une distinction qu'ils ne pourront consentir de
partager. >» — Nous n'avons jamais eu cette pensée ; je ne sache même
aucun de nos associez qui soit en relation avec quelqu'un de Messieurs
qui composent l'Académie royale. Il seroit bien singulier que nous
eussions cette ambition sans avoir eu l'honneur de solliciter votre
protection! Gomment penser, d'ailleurs, Monsieur, qu'une Société à
peine formée s'élevât si haut, et que, tandis que nous sommes unique-
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— 123 —
ment attentifs à aprendre la langue du païs, nous voulussions obtenir
des honneurs et des distinctions dans l'empire des sciences ! Ce n'est
donc qu'un vain et faux prétexte dont ces messieurs ont voulu colorer
une démarche dont ils sentent le vice et qui porte avec elle un air de
basse jalousie dont ils ont été choqués les premiers.
Veuillez bien excuser, Monsieur, le détail dans lequel je suis entré.
Je suis persuadé que vous ne désaprouverez point les motifs qui me
font prendre la liberté de vous écrire. J'y joins avec votre permission
l'envie de vous dire à vous môme que je suis depuis longtemps, avec
un parfait dévouement et un vray respect.
Monsieur ,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur ,
Rességuier,
Président au Parlement de Toolooze et
Président de la Société des Sciences.
A Toolooze, 8 may 1735.
Notre placet est entre les mains de H. le comte de Saint-Florentin,
secrétaire d'Etat.
Lettres patentes d'érection,
Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à tous
présens et advenir, salut.
Les avantages considérables que la connoissance des sciences
naturelles et les découvertes qu'on y a fait ont toujours procuré au
public sont des puissants motifs qui, dans toutes les occasions^ ont
déterminé les roys nos prédécesseurs d'employer leur autorité et de
donner une attention particulière pour les faire fleurir dans leur
royaume, soit en favorisant les sçavans, soit en établissant des assem-
blées de gens de lettres, consacrés uniquement à l'étude de ces
sciences ; ces mômes motifs nous portèrent à approuver le dessein que
quelques sujets de notre bonne ville de Toulouse , unis par le goût
pour les sciences et par l'amour pour le bien public, formèrent, en
l'année 4729, de s'appliquer particulièrement à l'étude des sciences
naturelles et de travailler de concert à rendre leurs études et leurs
connoissances utiles à notre service, et profitables à leur patrie, et à
leur permettre de continuer leurs assemblées , ce que nous avons
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— 124 —
appris avec satisfaction qu'ils ont fait avec succès^ et que cette première
grâce a ranimé leur ferveur et leur zèle et les a engagés à redoubler
leurs travaux et leurs recherches. La paix que nous venons de donner
à nos peuples leur ayant paru une occasion favorable et un temps
plus propre à cultiver les sciences, ils nous ont fait très-humblement
représenter que le goût et les dispositions qu'on a toujours eu à Tou-
louse pour les sciences, et qui, même du temps des Romains, luy avoit
acquis le nom de ville de Pallas^ pourroient bien soutenir quelque
temps la Société qu'ils ont formée, mais que n'ayant pas cette forme
autentique et cette stabilité durable que la seule autorité du souverain
peut donner, et qui est si nécessaire pour soutenir le zèle et le courage
des sujets dans leurs travaux, il seroit à craindre que un dessein si
louable et de si heureux commencements deviendroient inutiles : que,
dans ce point de vue, ils ont fait don d'une somme capitale de 6,000
livres pour établir une rente perpétuelle de 300 livres, et ils se sont
obligés de fournir annuellement une somme de 750 livres, devisible
entr'eux par portions égales pour servir de fonds aux dépenses qu'il
convient de faire, et ils nous auroient supplié de vouloir leur accorder
notre prgtection royalle', en autorisant leur société par nos lettres
patentes, et leur donnant des statuts qui leur servent de loy et de
règle. — Et voulant être plus amplement informés de rmililé que
pourroit avoir rétablissement d'une telle Société dans notre ville de
Toulouse, nous aurions ordonné à notre amé et féal le sieur de
Saint-Maurice de Bernage , conseiller ordinaire en nostre conseil
d'Etat, intendant en notre province de Languedoc, de nous donner
son avis, lequel, en conséquence, nous auroit représenté que notre
ville de Toulouse, capitalle de cette province, célébrée par les auteurs
et fameuse depuis longtemps par le grand nombre des doctes person-
nages qu'elle a produit en toutes sortes de sciences, recevront un
nouvel éclat, un avantage notable d'un établissement de cette espèce,
si utile à la république des lettres et à la société généralle des hommes
et digne de notre attention : que, dans cette grande ville, il se trouve
beaucoup plus de personnes qu'il n'en est nécessaire pour composer
une savante société, nous ayant indiqué à cet effet divers particuliers
dont la capacité, prud'hommie, bonne vie et mœurs nous ont été par
lui certiffiées, et voulant favoriser les progrès des sciences dans notre
royaume et assurer à nos peuples les avantages qu'elles procurent :
A ces causes^ et autres à ce nous mouvans, de notre certaine
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— 425 —
science 9 plaine puissance el autorité royalle , nous avons estably et
établissons par ces présentes, signées de notre main, dans notre dite
ville de Toulouse, une assemblée de gens de lettres sous le nom de
Société royale des scienceSy que nous avons mis et mettons sous notre
protection particulière, ainsy que l'Académie royal le des sciences.,
établie en notre bonne ville de Paris : laquelle société sera composée
de deux sortes d'académiciens et d'élèves ; la première classe, de vingt-
cinq personnes appelées Associés libres : la seconde, de dix-huit per-
sonnes appelées Associés ordinaires^ divisée en six classes, et enfin
de deux élèves pour chacune des six classes ; — à quoy il pourra
estre joint deux Associés réguliers et des Correspondants , le tout
suivant el comme il est porté dans les statuts attachés sous le contre-
scel des présentes, ayant pour cette fois seulement nommé pour
remplir les places des vingt-cinq associés libres, savoir :
Le sieur de Nupces, président à mortier de notre Parlement de
Toulouse.
Le sieur Caumets, écuyer, avocat en Parlement.
Le sieur Douvrier Paucy, écuyer.
Le sieur Rabaudy, notre viguier.
Le sieur Pardailhan, président aux enquêtes.
Le sieur marquis de Gardouch.
Le sieur Parana, conseiller au Parlement.
Le sieur Saint-Laurent, conseiller au Parlement.
Le sieur abbé Castin, conseiller.au Parlement.
Le sieur Riquct de Bonrepaux, notre avocat général.
Le sieur Bousquet, conseiller au Parlement.
Le sieur abbé de Calellan , grand-chantre de l'église de Toulouse.
Le sieur comte de Carman {sic)y maréchal de camp de nos armées.
Le sieur Soubeyran Deseaupou, avocat en Parlement.
Le sieur marquis de Puivert, conseiller au Parlement.
Le sieur Turle l'Arbrepin, proffesseur royal en droit.
Le sieur Coste, écuyer trésorier de la ville de Toulouse.
Le sieur comte de Fumel.
Le sieur marquis de Beauteville.
Le sieur de Niquet , président à mortier de notre Parlement de
Toulouse.
Le sieur Baron d'Orbessan ^ président à mortier de notre dit
Parlement.
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— 126 —
Le sieur d'Aldiguier, écuyer.
Le sieur de Rességuier, conseiller au Parlement.
Le sieur marquis d'Esclignac.
Et le sieur de Paucy, écuyer.
Et pour remplir les places des dix-huit associés ordinaires qui
doivent composer les six classes, trois mathématiciens s'appliquant à
la géométrie :
Le sieur Borrust, docteur agrégé à la Faculté de médecine de
Toulouse,
Le sieur Glapiès, proffesseur royal de mathématiques, chevalier de
l'ordre de Saint-Michel.
Le sieur Reynal, professeur de philosophie au collège de TEsquille.
Trois s'appliquant à l'astronomie :
Le sieur Garipuy, avocat en Parlement, inspecteur des travaux de
la province de Languedoc.
Le sieur Dufour, professeur de mathématiques.
Le sieur Marcourelle^ avocat en Parlement.
Trois phisiciens :
Le sieur Planque, de l'Oratoire.
Le sieur marquis d'Aussonne.
Le sieur Ricaud, proffesseur de philosophie.
Trois anatomistes :
Le sieur Carrière l'aîné, chirurgien juré.
Le sieur Lapuyade, chirurgien juré.
Le sieur Gassales> docteur agrégé à la Faculté de médecine de
Toulouse.
Trois chimistes :
Le sieur Sage, marchand apotiquaire.
Le sieur Dugay, docteur agrégé à la Faculté de médecine de
Toulouse.
Le sieur Caron ayné, marchand apotiquaire.
Et trois botanistes :
Le sieur Gouasé^ proffesseur royal en médecine.
Le sieur Palmas, nostre ingénieur ordinaire.
Le sieur Meynard , docteur agrégé en la Faculté de médecine de
Toulouse.
Recommandant à chacun des dix-huit Associés de présenter inces-
samment à la Société des sciences des élèves dignes d'y entrer, avons
aussy nommé pour cette fois : — pour Associés réguliers.
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— 127 —
Le père Durrant^ jésuite^ proffesseur royal de mathématiques.
Le père Meliton de Perpignan, capucin.
Nommons pareillement pour cette fois et sans tirer à conséquence y
ledit sieur de Niquet pour président.
Ledit sieur Garipuy^ pour directeur.
Ledit sieur Planque^ pour secrétaire.
Et ledit sieur abbé de Catellan, pour trésorier, pour la présente
année.
Permettons à tous lesdits Associez de s'assembler en tel lieu qu*ils
estimeront le plus convenable, une fois chaque semaine et même plus
souvent, quand ils le trouveront à propos, pour y traiter de ce qui
peut tendre à la perfection de leurs diverses sciences ; faisant deffense
à toutes autres personnes,, sous quelque prétexte que ce soit, de former
de pareilles assemblées, entendant que pour mieux conserver Tesprit
des sciences et Tunion d'étude, ils observent dans leurs assemblées
particulières et pubjiques la plus parfaite égalité entre eux, sans
distinction des rangs et des séances qu'ils pourroient prétendre ailleurs,
en ne gardant d'autre ordre que celuy qu'ils ont observé jusqu'à pré-
sent, suivant l'ancienneté de leur réception ; ce qui sera observé de
même à l'avenir : agréant et confirmant les statuts cy attachés sous le
contrescel des présentes que nous avons fait dresser pour être par eux
ponctuellement gardés ; ensemble l'acte de don fait par lesdits nommés^
qui sera exécuté, et le fonds de 6^000 livres, employé à acquérir des
rentes sur notre province de Languedoc : permettant au secrétaire de
la Société d'expéilier tous actes et certifficats nécessaires à toutes per-
sonnes qui auront intérêt d'en avoir ; pour raison de quoy ladite
Société pourra prendre tel sceau et telle devise qu'elle avisera : pour
le choix desquels sceau et devise notre Académie des inscriptions et
médailles sera tenue de travailler sitôt qu'elle en sera requise par
ladite Société : — permettons pareillement à ladite Société de se
choisir dans la ville de Toulouse tel imprimeur et libraire qu'elle
voudra, auquel en conséquence de ce choix nous ferons expédier tous
privilèges nécessaires pour l'impression et vente de tous les ouvrages,
mémoires et traités qui pourront être faits par lesdits associés, suivant
les règlements par nous faits pour le fait de l'imprimerie et librairie
dans notre royaume.
Si donnons en mandement, etc.
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BIBLIOGRAPHIE.
La Thébaide des g^réves, reflets de BretafirnC)
Par Hip. DE La Morvonnais (1).
Quand Horace no permettait pas la médiocrité aux poètes, il faisait
bien. Il y a, d'ailleurs, tant de poètes médiocres qui se passent de sa
permission. Mais il élevait Part à sa plus grande hauteur, il idéalisait
le but à atteindre. 11 ne voulait pas que la langue des dieux fût parlée
par des auteurs vulgaires, et il chassait du divin sanctuaire tous les
artistes faibles et incolores, tous ceux qui n'ont pas une personnalité
puissante, dont le génie malheureux ne découvre pas quelque filon
inconnu, et ne produit que des effets secondaires et médiocres.
Cest ainsi que notre sainte religion, en tendant sans cesse les efforts
de rbomme vers la complète imitation des vertus d'un dieu incarné,
élève nos âmes vers les sphères célestes, et nous enlève aux misères
de ce monde pour nous appliquer constamment à la poursuite d'une
perfection idéale.
Le législateur du Parnasse romain, reconnaissant cependant que les
plus grands génies ont des ^défaillances , a voulu encourager les
aspirations poétiques en posant quelques autres principes plus acces-
sibles. Il reconnaît d'abord que le roi des poètes, Homère, est sujet à
des éclipses, puis il pose la règle de bon sens qui doit servir de pierre
de touche aux œuvres du génie *.
Ubi plara oitent in carminé, non ego paucis
Oiïendar maculis.
Il faut donc que les beautés de premier ordre abondent dans un
poème, et que les taches y soient rares et clair-semées. C'est dire assez
(4 ) Paris, chez Didier, quai des Aagustini.
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— 129 —
que Part ne pouvait être que Tapanage d'un petit nombre. Aussi,
notre siècle compte-t-il à peine un ou deux vrais poètes, quoique
jamais la diffusion de Tinstruction n'ait produit autant de recueils de
vers, d'odes, de drames, de poëmes et bouquets à Chloris qui s'ap-
pelle aujourd'hui Elvire. Ce n'est pas apurement que ces œuvres
nombreuses soient sans mérite. La plupart se recommandent par des
qualités de style, par de l'élégance, de la grâce ou de la force, mais
aucune ne s'élève assez au-dessus du niveau général, et ne s'écarte
assez des chemins battus, pour assurer k l'auteur une gloire que les
siècles consacreront et que ratifiera la postérité. Hélas I combien
d'ouvrages célèbres au moment de leur publication résisteront-ils à
l'épreuve du temps! Combien de poëmes mis en vogue par des en-
thousiasmes d'école ou de camaraderie, sont en train de mourir tout
doucement, du vivant même de leurs glorieux pères ! Notre siècle en
compte plus d'un qui a vu son étoile au zénith, filer et descendre
rapidement dans les flots d'un oubli contemporain.
Le nouveau chantre de la Bretagne, M. de La Morvonnais, des
œuvres duquel nous allons chercher à rendre compte aux lecteurs de
la Revue, est-il un de ces auteurs hors ligne dont les compositions
respectées par les siècles feront la gloire et l'orgueil de son pays ?
Assurément, non ; mais, s'il occupe une,place plus modeste, mérite-t-
il au moins que la génération actuelle feuillette son œuvre douze on
treize ans après la mort de son auteur , et est-il certain que les
amis des lettres y rencontrent un cachet particulier et une valeur
spéciale qui les indemnisent de la perte du temps consacré à sa
lecture? Assurément, oui. M. de La Morvonnais a eu, selon nous,
ce rare bonheur d'être profondément sensible au sentiment des choses
vraies de la nature, à la grandeur du spectacle de la mer de Bretagne^
sur les bords de laquelle sa vie entière s'est écoulée. Il a, de plus^
comme un vrai Breton^ adoré vivement le dieu de ses pères, et son
génie simple et triste a trouvé des accents dignes et élevés pour
chanter la vie rustique, la mer et les saintes croyances du chris-
tianisme.
Tout est du domaine de la poésie. Ce ne sont pas seulement les
princes et les reines, les grands crimes et les grands exploits, Ten-
cyclique du Pape ou cette guerre impie dans laquelle on extermine
depuis plusieurs années des millions d'hommes blancs pour savoir si
quelques milliers de noirs seront esclaves ou seront libres ; les choses
vulgaires ont leur poésie, et elles ont donné naissance à bien des
chants ingénieux depuis le Lutrin et Vert^vertiusqu^k nos jours; mais,
il faut le dire, la campagne, la vraie campagne, ses travaux, les
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— 430 —
détails de la yie agreste , les mœurs, les préjugés des champs ont
encore trouvé chez nous bien peu de poètes^ de grands poètes, qui
les aient célébrés dignement. L'antiquité savait chanter la nature,
il faudra que nous y venions. Le village a des sources de poésie aux-
quelles les artistes éminenis devront bientôt se désaltérer, car la vie
des grandes villes devient impraticable pour tout ce qui n'est pas
dans le commerce ou dans Tindustrie. Les anciennes familles amoin-
dries par le partage incessant des fortunes entre leurs descendants,
par les exigences du luxe hors de proportion avec le prix des pro-
duits qu'elles récoltent, sont forcées de battre en retraite et de se
réfugier dans leurs manoirs où l'existence est à moindres frais. Elles
y passent dix et onze mois de l'année. Leur séjour prolongé, élevant
le niveau de l'éducation autour d'eux, y crée des besoins intellectuels
qui bientôt voudront être satisfaits. N'avons-nous pas déjà de grands
auteurs qui ont entrepris cette noble tâche de réconcilier notre poésie
royale avec les humbles détails de la vie des champs? George Sand,
dans quelques romans d'un simple et chaste mérite, ne l'a-t-elle
pas abordée franchement? Vraiment, oui; mais les autres ouvrages
brillantes de l'illustre écrivain font qu'on n'a pas trop pris au sérieux
ce pastoral et ces idylles, et qu'on les considère plutôt comme effets
recherchés de style que comme inspiration directe. Lélia et Leone-
Léoni nuisent à la petite Fadette et au Meunier éPEngilbaut ?
Voici d'autres œuvres en prose, mais toutes littéraires, qui com-
mencent à donner satisfaction à ces besoins des intelligences vouées
aux champs, et qui s'y sentent transplantées avec amour. Lisez les
œuvres du frère et de la sœur de Guérin, ces deux amis de M. de La
Morvonnais, qui parlent de lui avec la plus profonde estime et la
plus vive admiration. N'étes-vous pas touché des détails naïfs de ces
nouvelles existences, de ce mélange pratique et senti du rustique et
de l'idéal, si séparés l'un de l'autre jusqu'à nos jours? Peut-on voir,
sans une émotion nouvelle, Descartes aux mains de M^^ de Guérin,
pelant ses pommes de terre et soignant la soupe qui trotte sur le feu,
en même temps qu'elle lit et médite le Discours sur la méthode ?
C'est à cette classe de penseurs vraiment champêtres qu'appartient
M. de La Morvonnais. Les simples habitudes de la vie des campagnes lui
sont familières ; il les aime et en parle simplement , sans périphrases
ni antithèses. La Bretagne est sa patrie; et> dans la Bretagne, un vallon,
près du hameau de Saint-Iacut, habité par quelques pécheurs et qui
dépend de la commune de Saint-Potan. C'est le val de l'Arguenon. La
mer, la grande mer vient battre les pieds du bois qui lui sei^ de limile.
L*Océan, les dunes, le château en ruine de Gilles de Bretagne, voilà
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— 431 —
les grands spectacles qui ont donné à La Morvonnais ses premières
impressions. C'est là qu'a commencé sa vie, là qu'elle s'est écoulée ;
c'est là que la mort est venue le trouver, en 1863, après un séjour
de cinquante-un ans, interrompu seulement par quelques voyages à
Paris, où il s'était mis en rapport avec plusieurs célébrités de la
première moitié de notre siècle.
Aussi, comme il aime son pays. Les moindres sentiers lui en sont
familiers; il a toujours sous les yeux la dentelure des côtes qui le
défendent contre l'Océan. C'est là qu'il promène incessamment ses
rêveries en causant avec le recteur de la paroisse, ou avec le pâtour
qui lui parle éternellement de ses moutons et de Dieu.
C'est que le poète breton est animé d'une foi ardente. Il a eu ses
jours de doute et de défaillance, et le ciel aussi s'est voilé pour lui.
Mais il est revenu aux naïves croyances de son enfance religieuse, et
il y est revenu avec une ardeur de néopbyte. L'idée du Cbrist
domine partout dans son livre; elle apparaît à toutes les pages. Cest
plus que de la piété, c'est de la dévotion. Les titres de ses pièces de
vers témoignent de ses constantes préoccupations. L'une est intitulée :
Mon Dieu^ je viens à tôt ; une autre, Cantique dans le bois. Puis vien-
nent : Pdquesy Le presbytère^ Rêverie pieuse^ Hymne^ No&l, Soupirs vers la
foi. La foi^ Dévotion^ Pensées d'un soir des morts. Croyances.
Après la campagne, après Dieu, la mer est l'autre source des inspi-
rations de La Morvonnais. Toutes ses pensées sont imprégnées d'eau
de mer. Pas une pièce où les vagues n'apparaissent sous un aspect ou
sous un autre. L'auteur se promène, en rêvant, le long des grèves
dont il s'est fait une théba'ide. Il monte les rampes de granit qni mènent
aux hameaux dispersés le long des bords escarpés de sa rude patrie.
C'est là que vivent, pensent et parlent tous les acteurs des drames
simples qu'il raconte avec infiniment d'art et de naturel : les petits
pÂtours et les pauvres pécheurs qui habitent autour de son manoir.
Voyez donc comme ces deux sources d'inspiration, Dieu et la mer,
se marient gravement dans ses chants ; comme tous les horizons
s'élargissent quand on les contemple avec lui du haut du ciel ou du
haut d66 falaises. Les poëmes de La Morvonnais en reçoivent une gran-
deur imposante. On y entend éternellement les longs mugissements
de la vague. La tristesse des pensées de l'auteur, et la tournure rê-
veuse de son génie augmentent l'effet de ses marines et la mélancolie
de ses tableaux. Son livre semble écrit dans un cloître^ au bord de
quelque rivage désert par un doux religieux qui ne connaît de ce
monde que son église et la plage. La Bretagne, la mer et Dieu« sont
à peu près les trois seules cordes de la lyre du poète. De là, un peu
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— 132 —
d'uniformité dans les conceptions, de vague et dMndécis dens les con-
tours, à cause de retendue et de Tinfini du sujet qu'il tourne et re-
tourne éternellement avec la grave monotonie du flux et du reflux du
grand Océan.
Pourtant, deux auteurs en renom ont eu une influence notable sur
le talent de M. de La Morvonnais. Ce sont Sainte-Beuve, à qui il a dédié
une pièce du 3* livre de la Thébaide, un peu faite avec la négligente
prétention du patron, et Victor Hugo. Nous allons montrer quelques-
unes de leurs traces dans ses ouvrages. Elles nous feront percevoir
dans la lecture de certaines compositions un écho bien net des luttes
littéraires du romantisme contre le classique dans les années qui
précèdent 1830. Les puérilités des écoles font sourire k distance. Nous
sommes déjà si loin de ces grands conflits ! 11 y a dans la Théhdide des
Grèves un sonnet, intitulé : VAnse de Vauveri, qui n'a pas de date,
mais au front duquel celle de 4827 ou 4828 ç'écrit d'elle-même, tant
l'enjambement d'un vers sur l'autre y est pratiqué avec afi'ectation et
recherche. On pense aussitôt à ce parti pris du romantisme de rom-
pre la cadence des vers français et de renverser coûte que coûte la
pompeuse harmonie de notre alexandriu, sans songer que pour éviter
une faute on tombe dans un vice^ quand on manque de tact littéraire
et de sens poétique.
In vitiom dacit culp» foga, si caret arte.
Non seulement Sainte-Beuve avait été un des plus rudes à l'attaque
de l'hémistiche, mais il avait aussi essayé, en vertu du même système
préconçu, de prosaïser la poésie. Dans une foule d'œuvres où ne man-
quent ni le nombre ni la grâce des pensées, sous prétexte de sim-
plicité et de naturel, il ravale la langue des dieux et la plie à un
caquetage familier et terre-â-terre. Sa muse un peu froide et vieil-
lotte est en douillette et en pantouffles. Il est arrivé à Alfred de
Musset de nous montrer la sienne en chemise; mais sa muse est une
bacchante chiff^onnée, souple et nerveuse, jeune et étincelante qui
bondit sur les brillants sommets du Pinde, semant les rubis et les
étoiles^ et agitant ses grelots d'or pour réveiller les sens d'un peuple
hébété par le tabac et blasé par l'aveugle abus des jouissances sen-
suelles. Son exemple dangereux a fait dévier plus d'un jeune talent
fasciné par cette poésie débraillée du maître. On a cru sur l'écorce
qu'il suffisait d'être sans culotte pour devenir l'Apollon du Belvédère.
Pourtant, autre chose est la nudité, autre chose la simplicité. Il y a
bien souvent plus de prétention et d'impertinence dans cette familiarité
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J
— 433 —
affectée que dans un style trop pompeux et châtié. Il faut une me-
sure que les grands maîtres seuls ont Tart de rencontrer et quMIs
dépassent même encore fort souvent; et, ma foi, défaut pour défaut,
je préfère la manière du grand siècle à Tignoble et lourde exhibition
de Saltabadil et de Don César, de Don Raphaël et des Filles de Marbre^
avec ou sans camélias.
Je cote à grief à M. de La Morvonnais cette recherche affectée de sim-
plicité et de sans-façon. C'est évidemment chez lui un vice d'école,
une inoculation de Sainte-Beuve. Ce parlage incolore n'était pas dans
son génie grave et élevé. Il me semble qu'il s'est fait violence pour
être vulgaire. Une pièce qui est pleine de détails charmants, intitulée
le Petit Pàtour^ commence par une de ces malencontreuses inspira-
tions :
Et tandis que donnait notre douce malade.
J'allai le long des mers faire une promenade.
On serait tenté, à la lecture de cette lourde entrée en scène, d'en-
voyer l'auteur se promener tout seul, si Ton s'arrêtait là ; mais on
continue, et l'on a raison, car voici les vers qui suivent, ils ont de la
grandeur sauvage :
Et le ciel était pur ; mais notre vieux château
Tourmenté par les vents grondait aux bords de l'eau ;
Car le vent emportait Tarmure granitique
Du géant, pièce à pièce, et sa ceinture antique.
De rage et de douleur le guerrier mugissait.
Et le vieil Océan à ses pieds bruissait.
C'était une harmonie à faire pleurer l'àme
Et trembler à la fois
Cette même affectation de simplicité conduit l'auteur à des trivia-
lités et à des négligences regrettables, témoins ces vers :
Des paysans Bretons, je dirai les chaumières,
Et sans rien négliger de tous leurs alentours.
Un peu plus loin, on lit dans la même pièce*.
Au logis des ateux après maintes années
Le pèlerin retourne. 11 croit outr des pleurs.
Le faysage est doux après des destinées
Qui l'ont porté parmi tant d'errantes douleurs.
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— 434 —
L^empreînte de Victor Hugo sur M. de La Morronnais se révèle, au
contraire, par la dureté des formes et la recherche de Tabstrait.
L'abstrait tue la poésie, essentiellement amie de la vie et de Taction.
11 a fini par étouffer le génie dramatique de Victor Hugo qui, de
nuages en rocailles, est descendu d^Hernani aux Burgraves, L'allure
était lourde et dogmatique dans Gomez de Silva ; mais Dona Sol ,
Hernani et Don Carlos vivaient encore à la rigueur ; au contraire ,
les héros du Rhin sont pétrifiés et ne pivotent plus dans leurs burgs,
qu'à l'état de système et de sentences. Paix à leurs cendres !
J'ai fini par rire d'un bon rire en lisant dans La Morvonnais ce
vers bizarre :
Je m'arrêtai pensif dans le silencieux.
Mais voici du Victor Hugo, moins vague et plus souple; c'est dans la
pièce, intitulée ! Le Vieux Conteur :
Et je leor dis : Enfants, vous offensez les cieux ;
Torde xfieUletse est sainte. II faut à l'homme vieux
Des respects comme au mur qui croule.
N'arrachez pas la pierre au coin des bastions ;
Laissez la fleur au mur qui sous les tourbillons
S'envole en poussière et s'éboule.
TorUe vieillesse est chère au dieu des malheureux,
Elle est comme l'enfance. Un appui vigoureux
Est bien nécessaire à votre âge.
Laissez le vieux lion paisiblement mourir.
Et n'approchez de lui que pour le secourir ;
Jeune, il avait un grand courage.
Malgré la raideur et l'uniformité de ces strophes, malgré la négli-
gence du style, ces vers ont une valeur. Elle serait plus grande, selon
moi, si M. de La Morvonnais n'avait pas eu ces souvenirs et ces pré*
occupations d'école et s'était franchement livré à la poétique mélan-
colie qui fait le fonds de son talent. Cette part faite à la critique, il
reste à notre auteur un cachet particulier et une valeur intrinsèque
qui rélèvent à un rang distingué parmi les auteurs de notre époque.
La pièce intitulée Mon Dieu Je 9)iens à tot, est d'une grande douceur.
C'est une composition charmante, qui pourrait peut-être avoir plus
d'onction, mais tout imprégnée de poésie locale. La Semaine-Sainte aux
campagnes est délicieuse. C'est la meilleure et la plus vivante du
recueil. L'harmonie y est d'une simplicité moins prétentieuse et d'un
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— 435 —
style moins saccadé et plas coulant. Que de vers heureux sont semés
çâ et lit dans la pièce posthume intitulée Le vieux CanU :
Les logis s'égayaient au retour des bateaux.
Plus loin :
Le pain qui poar le paarre est chose pea certaine.
Plus loin encore :
Et rOcéan mêlant sa Toix à la prière.
Incliné sor son livre, il cheminait longeant
(Homère Taorait dit) Thétis aux pieds d'argent.
Dans la pièce posthume, intitulée : Le Retour au châleau des cffeuœ^
quel charme et quelle douce émotion ! Le style et la pensée y sont
encore un peu tourmentés*, mais que de qualités heureuses pour cou-
vrir ce léger défaut !
La généreuse terre de Bretagne a engendré bien des célébrités
littéraires. Lesage et René Le Pays, Duval et Lamennais, Fréron si
mal mené par Voltaire, tant d'hommes et de femmes illustres dans les
lettres. Elle a eu ses poètes modernes, Brizeux» Turquety ; j'en passe
et des meilleurs ; mais aucun n'a jeté sur elle plus d'éclat que La
Morvonnais. Je ne veux pas comparer Turquety à M. de La Morvon-
nais qui lui est bien supérieur. Tout le mérite de Turquety consiste
dans une foi vive et dans un style assez pur ; du reste ses ouvrages
ne présentent rien de saillant, et ses éternelles homélies ne sont que
des amplifications de rhétorique et n'ont aucun cachet de nouvelleté ;
mais comparons Brizeux à )^ Morvonnais. Le poète de la ThéhcCide des
grèoes a plus d'un point de contact avec le chantre des Bretons. Tous
deux, en effet, se sont inspirés des mêmes usages, du même sol, de
la même mer et des mêmes horizons. Tous deux visent au style
simple et familier ; ils aspirent à être aussi peu majestueux que pos*
sible, et pourtant quelles profondes dissemblances ! L'âme de La Mor-
vonnais est plus mélancolique, sa piété plus austère; il a moins de
variété, plus de raideur et d'abstraction. Sa poésie est élevée, mais
nuageuse. Brizeux , au contraire^ est plein de fougue et de vive
allure. Ses personnages vivent. Il a la passion des lieux. Tous les
hameaux de la Bretagne trouvent place dans ses chants. Ses héros se
battent, font Tamour, dansent et voyagent. Sa muse est tapageuse
autant que topographique. Les sites se multiplient ; il tient à nous
faire connaître tous les recoins de sa chère patrie. Il pourrait au
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— 436 —
besoin remplacer Malte-Brun. Nous allons de Scaer à Concamau, des
IlesGlenau et des roches de Penn-Mann à Audierne, de Carnac à
File de Sein, de Morlaix à Quimper et dans tonte la Cornouaille.
Brizeux décrit avec affection les coutumes, les costumes, les mœurs
et les superstitions des vieux Bretons.
Au contraire, La Morvonnais ne fait qu'effleurer la partie matérielle
de son cher entourage. Il est tout spiritualiste et se livre sans fin à la
vague contemplation et à sa propre anatomie psychologique. Cest un
pélican solitaire qui nourrit ses lecteurs du sang qui coule de ses
blessures intérieures, en jetant à travers Tespace, du haut de ses
falaises, quelques cris déchirants et tristes. La Morvonnais appartient
à récole des Lackistes anglais. Lui-même , dans la pièce intitulée
Dispersiony se donne comme étant des leurs. Il a toujours les pieds
dans les flots comme le courlieu, pauvre oiseau dont le nom revient
si souvent sous sa plume, parce que sa douceur, son isolement et sa
tristesse semblent résumer la patrie aux yeux du barde de la Bre-
tagne. Chacun voudra lire les pages rêveuses du penseur pieux et
solitaire du val de TArguenon. Cest le poète des mauvais jours de la
vie. 11 console et soutient sans égayer. Il a des chants pour toutes les
douleurs, et de grandes espérances à opposer à tous les désespoirs.
Le Christ d'une main, la lyre de Tautre, il vous place continuellement
en face des destinées futures, seule chose qui lui apparaisse toujours
distinctement parmi les misères de son existence et les brumes mélan-
coliques de son éternel Océan. C'est, du reste, ce qu'il vous avait dit
tout d'abord par le titre même de son œuvre : La Thébaïde des grèves,
P. S. — Tandis que j'écrivais ainsi, au courant de la plume, celle
appréciation sommaire des œuvres de M. de La Morvonnais, sa Glle>
M«« de La Blancbardière, entrevue il y a quinze ans par Maurice de^
Guérin dans une station au val de l'Arguenon, succombait à 32 ans,
à la fleur de l'âge, au moment du plus grand épanouissement delà
gloire posthume de son père. Maurice de Guérin avait écrit en par-
lant d'elle : a Un enfant qui s'appelle Marie, comme sa mère, et qui
o laisse, comme une étoile, percer les premiers rayons de son amour
» et de son intelligence à travers le nuage blanc de l'enfance. »
Hélas! elle avait tenu tout ce qu'elle promettait alors, et s'était
vouée avec un soin pieux à recueillir les fruits épars des inspirations
de son père. Puisse l'hommage tardif que je rends à la ThébOùie la
consoler et la rafraîchir dans sa vie d'outre-tombe, et que le rayon de
gloire brillant par ses soins sur la mémoire de son père soit la digne
récompense de son dévouement filial !
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— 437 —
1I« Les Folles brises, par Ferd. Boudet. •
Voici un autre livre charmant, recouvert d*un papier jaune très-
coquet. Cest un recueil de vers intitulé Folles brises^ de M. Ferdinand
Boudet. L'auteur doit avoir un adorable défaut ; il doit être très-jeune
encore, et il s'est passionné à la lecture d'Alfred de Musset. 11 a été
séduit par ce laisser-aller du maître, et il a cru sur l'étiquette du sac
qu'avec un peu d'imagination, de facilité et de sans-façon , on pouvait
faire fortune en littérature et que les succès étaient de droit pour les
beaux cavaliers qui chiffonnaient la collerette des muses. Heureux
âge ! J'honore tout ce qui tient la plume et qui poursuit une idée sans
cure ni souci des préoccupations d'argent ou de mercantilisme. Loin
de moi le désir de décourager un généreux esprit qui se consacre au
culte de l'art. Mais l'auteur des Folles brises montre déjà trop d'heu-
reuses qualités pour ne pas comprendre h la réflexion, qu'une dou-
blure de Musset lui-même ne saurait réussir ; que sa manière excen-
trique et brUlante, dangereuse pour l'écrivain original, n'a plus que
des inconvénients chez ses copies; qu'il faut créer un genre conforme à
son génie, trouver des voies nouvelles, et, pour cela, travailler beau-
coup, produire peu, renouveler incessamment son capital intellectuel
qui se dépense vite la plume à la main; qu'on ne peut compter pour
quelque cho-e en poésie que quand on a procuré à ses lecteurs des
jouissances d'un ordre original, et qu'il vaut mieux pour sa gloire
tendre ses voiles au souffle inspirateur et voguer selon ses forces,
que de se faire remorquer piteusement en donnant de droite et de
gauche sur des écueils que côtoie audacieusement un brillant pyros-
caphe.
A. VlLLBIfBCVB.
III. Histoire des plantes, par Louis Figuier, oavragre
àllastré à Fasagre de la Jeunesse (i).
Au mois de décembre de chaque année, la librairie Hachette publie
un nouveau volume de science populaire , dû à la plume attrayante
et facile de Louis Figuier, et illustré de magnifiques vignettes, qui lui
(4) 4 ToL grand iD-8«, accompagné de 44 5 vignettes. Paris, 4865, chez
L Hachette, et chez les principanx libraires des départements. Prix, 4 0 fr.
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prêtent un charme tout particulier. De là est résultée Tbabitude d'offrir,
en ôadeau d'étreànes à la Jeunesse, les beaux volumes illustrés de cet
auteur fécond qui a entrepris de faire aimer à notre jeune génération
la science et la nature.
Il y a deux ans, M. Louis Figuier publiait ce beau livre : La Terre
avant le déluge, dont nous avons entretenu nos lecteurs, et qui fut
tout une révélation pour les gens du monde, en leur dévoilant, pour
la première fois, la véritable bistoire de la terre et de ses premiers
habitants, en montrant, par une suite de tableaux originaux, Taspect
de la nature vivante pendant les diverses et longues périodes qui ont
précédé Tapparition de Thomme. L'année dernière, M. Figuier faisait
paraître : La Terre et les Mers ou description physique du globe. Après
avoir décrit la terre primitive, il expliquait les merveilles et les grands
spectacles du globe actuel ; après un livre de géologie populaire, il
nous donnait un traité de géographie physique, amusante et instruc-
tive au plus haut degré, s'il faut en juger par le succès vraiment sans
précédent qui a accueilli ce dernier ouvrage.
Cette année, M. Louis Figuier nous fait connaître les plantes.
On a publié, jusqu'à ce jour, bien des ouvrages de botanique élé-
mentaire; on a essayé plus d'une fois d'exposer avec simplicité les
principes et les faits dont cette science se compose. Mais il est certain
qu'aucune tentative de ce genre n'a encore pleinement réussi, et que
le jeune homme ou la jeune fille qui désirent s'initier à la connais-
sance des plantes, que les pères de famille ou les instituteurs qui
veulent mettre entre les mains de leurs enfants ou de leurs élèves, un
livre de botanique, à la fois élémentaire et correct au point de vue de
la science, sont dans l'impossibilité de satisfaire à ce désir.
C'est qu'il est, en effet, bien difficile de présenter à la fois avec le
charme littéraire et la précision scientifique, l'histoire des végétaux.
Il faut, pour remplir cette tâche ardue, un esprit depuis longtemps
rompu aux difficultés de l'exposition scientifique, habitué à donner à
son langage ces tours ingénieux qui font entrer sans effort, dans
l'esprit du lecteur, les principes de la science, grâce aux ressources
variées de l'imagination et du style.
C'est là ce qui explique le succès avec lequel M. Louis Figuier a
rempli la tâche difficile qu'il s'était imposée. Grâce à lui, nous avons
enfin une botanique élémentaire, un véritable traité simple et précis
de la connaissance des plantes. Désormais pour s'initier avec agré-
ment, sans fatigue et sans ennui, à la science des végétaux, il suffira
de s'adresser au nouvel et curieux ouvrage dû à la plume de notre
infatigable savant.
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- 139 —
Le caractère fondamental de cette Histoire des plantes, c'est d*ètre,
avant tont, une œurre très-scientifiqae par le fond, de donner sur la
botanique les notions les plus exactes et les plus rigoureuses. C'est ce
qu'ont déjà reconnu les maîtres de la science, les botanistes de nos
Facultés et de Tlnstitut. En présentant récemment à l'Académie des
sciences l'outrage de M. Figuier, M. de Quatrefages insistait sur ses
qualités véritablement scientifiques , et il ajoutait que M. Ducbartre,
dont le nom est si connu des botanistes, avait donné sa pleine appro-
bation k la manière dont cet ouvrage a été exécuté.
Les qualités scientifiques n'excluent pas, dans VHistoire des plantes,
l'intérêt et les grâces du style, familiers à l'auteur; et c'est précisé-
ment ce mélange de science rigoureuse et de charme littéraire, qui
fait le caractère propre et assure le succès de cette œuvre nouvelle de
M. Figuier.
L'auteur explique, lui-même^ en ces termes, le but qu'il s'est pro-
posé en écrivant cette Histoire des plantes :
o Notre but, dit-il, a été de réduire la botanique à ses faits et à ses
principes essentiels, de la dégager des détails dont elle est surchargée
dans la plupart des livres qui servent, dans les Facultés et les Ecoles,
à l'exposition de cette science. Nous avons voulu inspirer à nos jeunes
lecteurs, une juste admiration pour la toute puissance et la bonté de
Dieu, mais une admiration raisonnée, fondée sur la connaissance
réelle de ses œuvres. Aussi nous sommes-nous appliqué k donner des
notions précises, à exposer rigoureusement l'état présent de la science
des végétaux. C'est ainsi, par exemple, que nous avons cru devoir
insister sur une partie de la botanique entièrement négligée jusqu'ici
dans les ouvrages élémentaires, et totalement ignorée des gens du
raonde: nous voulons parler des Cryptogames (Algues, Mousses, Cham-
pignons, Lichens et Fougères). Les botanistes modernes ont fait dans
la classe des Cryptogames des découvertes vraiment étonnantes, qui
ouvrent k la science et à la philosophie des horizons imprévus. C'est
ce qui nous a engagé à développer avec quelque soin cet ordre
original de faits.
» Bien que condensé en un seul volume, l'ouvrage que nous pré-
sentons k la jeunesse, embrasse le tableau complet de la botanique.
Si nous n'avons approfondi aucune des grandes divisions de cette
scieiKse, au moins figurent-elles toutes dans notre cadre. De cette
manière, ceux de nos lecteurs qui voudront pousser plus loin leurs
études, seront préparés k aborder toutes les parties de la science des
végétaux. Notre intention, on le sait, n'est pas de composer sur cha-
que science des traités complets, mais seulement de donner une idée
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— uo —
exacte des priDcipes de cette science, afin de mettre le lecteur en état
de consulter plus tard avec fruit les ouvrages spéciaux. Ce que nous
voulons, c'est préparer à Tétude des livres de nos savants, c'est
inspirer le désir de compléter dans les véritables traités, les simples
notions scientifiques que nous nous efforçons de présenter avec mé-
thode et clarté.
» VHistoire des plantes se divise en quatre parties :
» 4» VOrganographie et la Physiologie des plantes, comprenant la
description des organes essentiels qui entrent dans la composition
des végétaux, et Texposé des fonctions qui s'exécutent par Tinter-
médiaire de ces organes.
n 2o La Classification des plantes^ c'est-à-dire le développement des
principes sur lesquels repose la distribution des végétaux en groupes
particuliers.
» 30 Les Familles naturelles. Nous avons choisi 45 familles parmi
les plus importantes à connaître. Après avoir décrit avec soin une
plante prise comme type de la famille^ nous citons les espèces les
plus connues appartenant à ce groupe naturel , ce qui nous permet
de donner l'idée d'un nombre considérable de végétaux usuels.
a 40 La Géographie botanique, c'est-à-dire la distribution des plantes
à la surface du globe, selon les lieux où on les rencontre.
» Ce cadre embrasse, on le voit, le cercle entier des études qui com-
posent la science des végétaux. »
Nous n'avons rien dit encore des nombreuses vignettes qui accom-
pagnent ce volume. C'est pourtant là un de ses principaux attraits.
Dans VHistoire des plantes, le crayon de l'artiste vient à chaque instant
au secours do la plume de l'écrivain, et l'on ne saurait croire à quel
point la description de chaque plante et de ses organes, gagne en
clarté et en intérêt par ce précieux complément.
Tous les dessins qui accompagnent cet ouvrage sont nouveaux :
aucun n'a été emprunté à des publications anciennes ; de là leur
frappante originalité. Ce qui donne une garantie précieuse de l'exac-
titude de la valeur de ces belles illustrations, c'est qu'elles émanent
d'un homme de l'art. L'auteur de ces dessins est M. Faguet, prépa-
rateur du cours de botanique à la Faculté des sciences de Paris, qui
a su très-heureusement^ comme le dit l'auteur dans sa préface « com-
biner dans cette œuvre le sentiment de l'artiste et la précision du
savant. i>
En résumé, VHistoire des plantes nous parait digne de. toutes les
recommandations. Aucun ouvrage ne saurait être présenté avec plus
de confiance aux jeunes gens, comme aux jeunes filles. Nous ne
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— U4 —
devons pas manquer de dire, en efTet, que l'auteur n'oublie jamais
qu'il parle k la jeunesse. Il cherche toujours, dans les études et les
spectacles naturels qu'il fait passer sous ses yeux> à lui ^aire admirer
et bénir la toute puissance de Dieu.
11 nous reste à dire que VHistoire des plantes sort des presses de
M Gh. Lahure, et que, par la beauté de Texécution typographique,
par la perfection du tirage, ce livre est un de ceux qui ferdnt le plus
d'honneur à cette imprimerie.
AGADËHie IMPÉRIALE
Des Sciences, inscriptions et Belles-Lettres
de Toulonse.
Séance du 22 décembre, — Présidence de M. Filhol.
M. le président met sous les yeux de l'Académie le fragment d'un
crâne humain trouvé par M. le vicomte de Sambucy-Luzençon dans
une caverne du Larzac. C'est un maxillaire supérieur dont la forme
a paru assez remarquable à MM. le docteur Pruner-Boy et Larlet, qui
l'ont examiné avec attention, pour qu'ils aient exprimé le désir d'être
autorisés à le faire mouler. Un exemplaire en sera déposé par eux
dans les galeries du Muséum à Paris, et un autre dans les collections
de la Société d'anthropologie.
Celte mâchoire est remarquable en ce qu'elle présente un cas de
prognatesme si prononcé, qu'il devait donner à la physionomie de
l'homme à qui elle appartenait, une assez grande ressemblance à celle
d'un singe : ce qui, pour le dire en passant, n'indique pas le moins
du monde que l'homme est un singe perfectionné, comme l'ont dit
aussi les deux savants que nous avons nommés.
M. de Sambucy, avec une générosité qui l'honore, a bien voulu
disposer de cette pièce en faveur du Musée d'histoire naturelle de
Toulouse. M. Filhol propose à l'Académie de se joindre à lui pour
remercier M. de Sambucy.
Cette proposition est adoptée.
M. Barry signale à l'Académie la découverte d'une mosaïque gallo-
romaine, trouvée récemment à quelque distance de la petite ville de
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— U2 —
Yalentine^ dans les substractions d'un ancien édifice connu, dans le
pays, sous le nom du prieuré. Cette mosaïque, assez étendue et d'une
conservation remarquable à ce qu'il paraît» est à fond uni, comme
la plupart des mosaïques que Ton rencontre de loin en loin au pied
des Pyrénées ; mais elle est encadrée de grecques élégantes qui s'ap-
puient aux angles sur des vases de couleurs variées assez élégamment
assorties!
Rien ne prouve, comme l'ont supposé quelques savants locaux,
que celte mosaïque ait servi de base à une rich^ villa gallo-romaine,
et que cette villa ait appartenu au préfet Nymphius dont une inscrip-
tion métrique, encastrée longtemps dans les murs de Téglise, nous a
conservé le nom et Thistoire, mêlée, à ce qu'il parait» h des événe-
ments politiques d'une certaine importance ; mais elle confirme, ce
que nous savions déjà par beaucoup de découvertes de genres très-
différents, que le vicus de Valentine était, k l'époque romaine, un
centre de population plus considérable et probablement plus riche
que beaucoup d'autres villages, situés, comme lui, dans la haute
vallée de la Garonne.
M. Brassinne, appelé par l'ordre du travail» lit un Mémoire sur la
Théorie des équations numériques. Il établit d'abord une formule fon-
damentale, de laquelle il déduit presque tous les théorèmes connus.
Sa méthode s'applique sans peine à la résolution générale des équa-
tions des quatre premiers degrés. L'auteur démontre, par des procédés
particuliers qui dispensent de longs calculs, la série d'EuIer, qui est
le développement en série que fournit la méthode d'approximation
de Newton, la périodicité de la racine carrée réduite en fraction
continue, etc.
Ce travail a été présenté à l'Académie comme une étude de l'ou-
vrage de Lagrançe, ayant pour titre : Résolution des équations numé-
riques.
Le sôcrMaire perpétuel, Gitibn Aenoult.
Séance du 29 décembre 4864. — 'Préâdenca de M. Nodlbt.
M. Tillol, appelé par l'ordre du travail, lit un Mémoire sur les
coordonnées quadrilitéres.
Dans ce système de coordonnées, souvent employé par les géomè-
tres de l'Allemagne et de l'Angleterre, un point de l'espace est déter-
miné par sa distance aux quatre faces d'un tétraèdre de référence.
L'introduction d'une quatrième variable conduit à des équations
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— U3 —
homogènes qui présentent une grande symétrie^ et amènent souvent
de nombreuses simplifications dans les calculs.
Dans ce Mémoire, M. Tillol expose les principes de la théorie
nouvelle, et il en fait des applications aux problèmes fondamentaux
relatifs à la ligne droite et au plan. Il fixe la signification des con-
stantes introduites dans les équations, et il montre , par quelques
exemples^ les simplifications que cette méthode, peu à près inconnue
en France, peut introduire dans la solution d'un grand nombre de
questions.
Le Mémoire est suivi de la comparaison de la théorie des coordonnées
quadrilUères avec celle du centre des moyennes distances. On reconnaît
sans peine, dans plusieurs équations, Tinterprétation concrète de
résultats obtenus par Mœlius et Fuerbach dans plusieurs questions de
statique
Ce travail sera complété par Tapplication de la même théorie, à
Fétude des surfaces du 2« ordre, et à l'exposition de quelques-unes de
leurs propriétés.
Le secrétaire perpétuel
Gatien-Aenoclt.
Séance du 5 janmer 4 865. — Présidence de M. Filhol.
M. le D* Armieux, appelé par l'ordre du travail, lit un Mémoire
sur la ville de Rome envisagée au point de vue médical. Après avoir
donné une idée de l'état de Tinstruction primaire et secondaire dans
la ville éternelle, 11 s'occupe de l'Université de la Sapienza^ où il
existe cinq Facultés, pourvues de 54 chaires^ occupées par 45 profes-
seurs titulaires et 9 suppléants, dont 47 ecclésiastiques et 37
laïques.
La Faculté de médecine distribue l'instruction théorique et pratique
aux élèves dans 19 cours professés, tant à l'Université que dans les
principaux hôpitaux. Ceux-ci sont nombreux. M. Armieux décrit
chacun d'eux, leur distribution Intérieure, le cubage des salles, le
nombre et le genre des maladies qui y sont traitées, le régime alimen-
taire auquel les malades sont soumis, les moyens thérapeutiques
appliqués dans les diverses affections; il indique les améliorations
à introduire et la mortalité pour' chaque catégorie de malades.
Ensuite, M. Armieux dit un mot des bibliothèques et des collec-
tions scientifiques, où les étudiants vont compléter leur instruction
théorique. Il fait connaître les diverses institutions du corps médical
à Rome : les condotU ou médecins cantonnaux créés depuis le siècle
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— 444 —
dernier, et la Société de secours mutuels des médecins de Rome, qui
date de 1856; les Académies littéraires et scientifiques; enfin, les
publications périodiques destinées à résumer le mouvement scienti-
fique de la ville éternelle.
Dans la f partie de son travail, M. Armieux s'est proposé d'étu-
dier le climat de Rome et les diverses influences météorologiques et
saisonnières qui produisent les maladies. Il, consacre un chapitre
aux causes des fièvres à Rome et dans VAgro-Romano, et il reproduit
ici la théorie qu'il a développée dans son Mémoire «tir les marais
souterrains.
Après avoir donné des notions sommaires sur la nature des produits
alimentaires en usage à Rome, sur les eaux potables, les eaux miné-
rales, etc. i après avoir jeté un coup-d'œil sur la voirie et les causes
d'insalubrité qui sont nombreuses à Rome, M. Armieux énumère les
maladies qui sévissent sur la population indigène et sur les étrangers.
11 divise les maladies en endémo-épidémiques et en sporadiques. Les
premières se subdivisent elles-mêmes en climatiques, en miasmati-
ques et en composées, ces dernières résultant de la combinaison des
deux types précédents.
Les maladies sporadiques sont envisagées selon qu'elles sévissent
sur la population résidante ou sur les militaires de l'armée d'occupa-
tion. Une statistique exacte des affections observées sur les soldats
français^ est mise en regard du nombre et de la gravité des mêmes
affections régnant sur l'armée en France.
En résumé, le travail de M. Armieux contient des aperçus et des
documents nouveaux sur une ville intéressante à tant de titres. 11
permet, en outre, d'apprécier à leur juste valeur les doctrines
médicales qui ont cours à Rome, et la pratique des médecins de ce
pays, qui sont, comme partout, les promoteurs des idées de progrès
et d'investigation sérieuse dont le but est de soulager l'humanité et
d'améliorer le sort des masses.
Le secrétaire perpétuel, Gatibn-Arnoult.
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MOLIÈRE A BORDEAUX.
COMBOIB EPISODIQUE, EN DEUX ACTES ET EN VERS, PAR M. HIP. MINIER.
La direclion théâtrale qui vient de succomber s'était proposé do
faire représenter une pièce de circonstance pour fêter le 843« anni-
versaire de la naissance de Molière. Ce que Toulouse n'a pu faire,
Bordeaux Fa fait. Une comédie épisodique, en deux actes et en vers,
intitulée : Molière à Bordeaux, a été jouée sur son Théâtre Français,
le U janvier dernier, avec un succès complet, et le nom de l'au-
teur, M. Hipp. Minier, a été proclamé au milieu des plus vifs applau-
dissements. La presse bordelaise, grande et petite, a été unanime
à louer la pièce ; plusieurs journaux de la capitale en ont parlé
avec éloges, Le Petit Journal, entre autres, par la plume d'un des
critiques les plus écoutés, M. Ch. Monselet. Jérôme Cassolard et
Le Legs du Colonel avaient commencé la réputation de M. Hipp.
Minier comme poète dramatique, Molière à Bordeaux vient de la con-
firmer et de rétendre. — L'intrigue est des plus simples : pendant
son passage à Bordeaux, en 4648, Itfolière voit éclater une émeute
populaire, produite par la famine, et qui pourrait bien être fatale au
gouverneur de la province, le duc d'Epernon. Celui-ci léger, insou-
ciant, plus occupé de souffler à Molière sa maîtresse, Madeleine Béjart,
que de satisfaire aux légitimes réclamations du peuple, veut obliger
Molière à jouer ; mais le grand poète s'y refuse tant que les Bordelais
n'auront pas de pain. Le Duc est obligé de céder, et de faire droit aux
révoltés. L'auteur n'a, comme on le voit, inventé le sujet de sa pièce
que pour mettre en lumière le cœur bon et compatissant de Molière.
Cette comédie, dans laquelle deux scènes empruntées, l'une au Dépit
amoureux, l'autre au Misanthrope^ sont fort habilement encadrées, est
principalement remarquable par le style. Nos lecteurs en jugeront
par l'extrait suivant. L'auteur suppose que Molière vient de faire
jouer sans succès sa première pièce, une tragédie, la ThéhaXde, U est
abattu, et sa maltresse, la Béjart, l'engage à laisser le genre tragique
pour le genre comique :
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— 146 —
A toi, IaCk)inédiel.. elle te tend les bras...
Prends son masque et son fouet; tu les illustreras...
Souveraine, elle livre à ta veine féconde
Les vices, les travers, le cœur humain .. le monde l
MOLIÈRE.
Mais le monde à mon cœur inspire le dégoût ;
La force y fait la loi, Tinjustice est partout.
Je ne puis fréquenter ni la cour ni la ^\\e,
Sans y trouver matière à m'échauffer la bile.
Ma raison se récrie aux choses que je vois,
Quand ce n'est pas Thonneur qui se révolte en moi i
Que de fois, indigné de ce que j'entends dire.
Pour ne me point fâcher je m'efforce de rire !..
MiDELBINB BÉJART.
Ris donc... mais sur la scène où tes plaisants pinceaux
Deviendront la terreur des fourbes et des sots...
Les répréhe osions sont des armes usées;
Il faut livrer le vice aux publiques risées,
Si Ton veut que le vice expire sur-le-champ.
Insensible à la voix du remords, le méchant
Devant la raillerie avec effroi recule :
On veut être mauvais, mais non pas ridicule 1
Ris donc... et, salué par tous les nobles cœurs,
De ton siècle, en riant, tu châtiras les mœurs...
Va, crois-en la Grésinde (ainsi que Ton me nomme),
L'œil d'une femme est prompt à lire dans un homme ;
Le génie aisément se révèle à Tamour;
Je t'aime... et te juger fut l'affaire d'un jour.
Ton esprit soucieux, qui lui-même s'observe.
Ta bile qui déborde en satirique verve.
Ton courage debout devant la vérité.
Ton visage éloquent, ton geste médité.
L'ironie aiguisant ses traits dans ton sourire,
A mon œil exercé cela pourrait suffire.
Si j'ignorais encor tes comiques essais,
Pour voir en toi l'honneur du Théâtre-Français !
MOLIÈRE.
Malheureuse... tais-toi i... Tu vas me faire croire
Au laurier populaire, au génie, à la gloire 1
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— 447 —
HADELEINB BÉJiRT.
Je veux te faire croire à toi-même*
MOLIÈRE.
Oh ! mon Dieu l
Je sens mon coeur brisé; ma cervelle est en feu...
Ahl que sortira-t-ii de ce brûlant délire ?
MADELEINE BÉJART.
Des chefs d^œuvre.
MOLIÈRE.
Grésinde l
MADELEINE BÉJÂRT.
Il te suffît de rire
Pour ^immortaliser.
MOLIÈRE.
Je rirai.
MADELEINE BÉJÂRT.
Mais il faut
Rire pour faire rire, en public... et tout haut.
MOLIÈRE.
Eh bien ! soit... Est-ce donc chose si difficile
Que de rire aux éclats d'un bourgeois imbécile,
Qui, singeant au rebours l'homme de qualité,
Travestit la noblesse en plate vanité?
Faut-il de grands efforts pour livrer au sarcasme
L'amour chez un barbon, luttant avec un asthme?
Le jargon précieux d'un tendron suranné?
Les impromptus moisis d'un rimeur forcené ?
La jactance d'un fat affichant sa maîtresse?
Les soupirs onctueux d'une prude en détresse?
La soif du gain, qui fait de l'avare un fripon ?
L'impertinent oi^eil d'un auteur en jupon ?
Je rirai de ceux-là, je rirai de bien d'autres...
De vous, qui d'Esculape homicides apôtres.
Assassinez en règle, armés publiquement
Du droit de l'ignorance et de l'entêtement !
De vous qui, saintement, convoitez notre femme;
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— 148 —
Qui nous déshonorez... pour le bien de notre âme ;
Et^ mains jointes, d'un air confît eu oraison,
DansTintérét du ciel, pillez notre maison!...
Oui, marchands d'antimoine, oui, pieux hypocrites^
J'égalerai mon rire à vos puissants mérites.
Il réserve à vos fronts de suprêmes pâleurs...
Mais que ce rire-là me coûtera de pleurs !
MiDBLBlMB BÉJiRT.
Poquelin !
MOLIÈBB.
Va, je sais où conduit la satire,
Et quel profit toujours Thonnète homme en retire.
Le pédant effronté, l'hypocrite hideux
Ne pardonnent jamais à qui fait rire d'eux ;
Le ridicule aboie à l'auteur qui le joue,
Et le vice, en passant, le salit de sa boue I...
Mais nul homme ne vient au monde, sans avoir
Sa mission*.. La fuir, c'est faillir au devoir !
Peut-être que sans toi j'eusse oublié la mienne.
Merci I... De ton amour que la force me vienne !
Car le tftéâtre aussi peut avoir son martyr :
J'ai besoin d'être aimé pour savoir mieux souffrir !
GHRONIQOB.
COHFÉREIICES ET LECTURES PUBLIQUES DU SOIR*
PREKIÈRB LBGTURB. — M. MUSSET : La Cigale et la Fearmi.
Conformément à ce que nous avions annoncé, les lectures publiques
du soir ont commencé au Capitole, à Toulouse,*le samedi, 4 4 janvier.
Quoique cette soirée ait été une des plus mauvaises de la saison, que
des rafales de pluie et de vent aient fait craindre pour le succès de
la séance, il s'est trouvé, à l'heure marquée, une société nombreuse,
choisie ; et, surprise agréable ! plusieurs groupes de dames émaillaient
l'intérieur de l'enceinte réservée.
M. le Dr Musset avait été chargé d'inaugurer les Conférences.
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— 449 -
Tâche difficile, dans une ville où il y a des cours de Faculté professés
par des hommes qui sont les lumières de renseignement ; tâche déli-
cate, parce qu'une institution nouvelle est toujours accueillie avec
prévention ; qu'il y a, par conséquent, quelque risque à se présenter
le premier sur la brèche, et à livrer au hasard la réputation la mieux
établie. M. Musset n'a pas été arrêté par ces considérations ; il a pris
son parti en brave, et s'est dévoué pour l'œuvre des Conférences
avec rintrépidité du joueur qui joue son va-totU sur une carte.
Le sujet de la leçon d'ouverture était la fable de La Fontaine, la
Cigale et la Fourmi^ à étudier à un double point de vue^ scientifique et
moral. M. Musset a déployé beaucoup de science et de talent dans le
développement de son sujet; et si la doctrine qu'il a soutenue n'a pas
été du goût de tout le monde, elle a été, du moins, la preuve d'une
grande indépendance d'esprit chez le professeur. Pour nous, nous
aimons qu'on s'affirme; qu'on mette de sa personnalité dans ses
paroles comme dans ses actes, au lieu de se traîner sur les traces
battues et de se faire son jugement avec le jugement d'autrui. Ainsi,
M. Musset, à Pencontre de l'opinion la plus généralement reçue, a
attaqué La Fontaine et comme naturaliste et comme moraliste. Il lui
a adressé le reproche d'ignorance pour avoir fait de la Cigale un
insecte frugivore, tandis qu'elle ne se nourrit que de sève et de rosée,
et d'avoir dit qu'elle avait été demander un grain demi) à la Fourmi,
qui ne pouvait lui en donner, parce qu'elle est Carnivore, M. Musset
est entré, à cette occasion, dans les détails les plus curieux et les
plus intéressants sur les mœurs de la Cigale et de la Fourmi, et nous
avons appris de la bouche du professeur bien des choses que nous
ignorions.
Nous admettons donc que La Fontaine s'est trompé; mais, en
prendre prétexte pour condamner sa fable, nous ne saurions suivre
M. Musset jusque-là.
Une distinction importante que M. Musset a négligé de faire, c'est
la différence qui existe entre les mœurs réelles des animaux et les
mœurs de convention. Quelle que soit la latitude qu'on accorde aux
poètes, il ne faut pas qu'ils aillent jusqu'à prêter aux animaux des
mœurs de convention qui s'écartent trop des mœurs réelles. La
Fontaine a pu dire : « Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre, n II
n'eût pas dit avec le même sentiment de la vérité : « Deux reruirâs
s'aimaient d'amour tendre. » Mais, avec le rigorisme de M. Musset,
bien des expressions, bien des comparaisons, empruntées aux mœurs
des animaux , et passées dans la langue , devraient être effacées du
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— 460 —
vocabulaire usuel, comme n'étant peut-être pas toujours en parfait
accord avec la science. Ainsi , on dit et on répète è tout instant :
c Sourd comme une bécasse, léger comme une caille. » 11 n'est pas
que M. Musset lui-même n'ait eu souvent Poccasion d'appeler quel-
qu'un de ses élèves : « Tète de linote. » Est-il bien vrai que la
bécasse soit sourde, que la caille et la linote soient plus érourdies
que d'autres oiseaux de leur espèce ? A ce compte , il faudrait ré-
former la langue. Mais , pour en revenir à La Fontaine , est-il bien
vrai qu'il soit aussi ignorant que M. Musset veut bien le dire ; et
plusieurs de ses fables ne sont-elles pas regardées, au contraire,
comme des traités complets d'histoire naturelle?
M. Musset ne s'est pas montré moins rigide sur le côté moral des
fables de La Fontaine. Il n'a voulu voir dans la Cigale et la Fourmi
qu'une leçon d'égoïsme. Expliquons-nous.
Dans toute fable, la morale est ou exprimée ou sous-entendoe. Elle
est exprimée, toutes les fois que l'auteur a craint quelque méprise ;
elle est sous-entendue, lorsqu'elle ressort trop évidemment pour
qu'on puisse s'égarer. N'est-ce pas le cas de la fable qui nous
occupe? La Fontaine assurément n'a pas voulu nous donner pour
règle de conduHe l'exemple de la Fourmi, et nous dire que, lorsqu'on
nous demandait un service, nous devions non seulement le refuser,
mais le refuser brutalement et avec ironie. La pensée de l'auteur est
tout autre. Ce qui ressort de sa fable c'est une leçon d'ordre et de
prévoyance. 11 nous apprend que si nous ne savons pas régler notre
vie, faire des économies lorsque nous en avons les moyens, nous
recueillerons plus tard, aux heures de détresse, les fruits de notre
imprévoyance, et que, — l'expérience du monde le prouve, —nous
ne trouverons que des cœurs durs et des refus blessants, lorsque nous
irons demander quelque allégement à nos besoins. Quand La Fontaine
nous dit ailleurs : c La raison du plus fort est toujours la meilleure, »
a-t-il voulu subordonner le droit à la force ? Assurément, non. Dans
la fable, sur laquelle M. Musset a plus particulièrement insisté :
Il faut antant qu'on peut obliger tout le monde,
On a souvent besoin d'on plus petit que soi,
M. Musset a cru prendre encore La Fontaine en flagrant délit
d'égoïsme. Nous croyons que M. Musset est dans Terreur.
« La fable, a-t-on dit, est une comédie à cent actes divers. » Le
fabuliste, comme le poète dramatique, ne nous trompe que pour
mieux nous instruire. Il ne nous dit pas : <i Voilà la morale du
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— 4M —
monde, suivez-la, » mais plutôt : o Imitez ce qui est bien, n'imitez
pas ce qui est mal :
Ici partit Tagneau timide.
Victime d'un loop rayisseiir ;
Cette scène est ponr l'homme atide
De llnnocent 14che oppreesenr.
Là, joiet de la flatta ie.
Un corbraa gémit, mais trop tard.
Combien de sots dans ma patrie
Sont dupés par pins d'un renard !
Tantôt un baudet ridicule
Fait le brave ; il respire et sièges et combats.
« Cest moi que l'on a peint dans ce plaisant Hercule ; »
Se dit plus d'un poltron tout bas.
Un de DOS confrères de Vlllustration du Midi a terminé ainsi Pap-
préciation qu'il a faite de la leçon dont nous parlons : « M. Musset
s'est rangé parmi les ennemis de La Fontaine, et s'est trouvé ainsi
être du même avis que Rousseau et Lamartine (4). o
On s'est étonné, il est vrai, de l'admiration médiocre que professe
M. de Lamartine à l'endroit de La Fontaine. Nous ^ons cherché à
nous en rendre compte, et nous croyons en avoir donné le véritable
motif, à cette place, il y a quelques années v^)- « M. de Lamartine,
disions-nous^ a horreur de l'obscénité. II ressent une répulsion
instinctive pour les ouvrages où les auteurs se sont laissés aller au
mépris et à l'ironie des choses graves^ l'amour, la beauté, la religion,
les mœurs, et ont profané leur génie dans ces poésies renversées qui
placent l'idéal en bas, au lieu de le laisser où Dieu l'a placé, dans les
hauteurs de Pâme et dans les horizons du ciel. Evidemment, il n'a
vu dans La Fontaine que le conteur , et le conteur lui a fait oublier
le fabuliste.^ M. de Lamartine pousse le scrupule , tant il y a d'hon-
nêteté, de moralité, de chasteté dans ses sentiments, jusqu'à condam-
ner le Lutrin de Boileau, parce que son cœur alarmé voit dans ce
badinage une pente fatale qui doit conduire d'autres poètes aux
plus graves excès. » — Nous n'insisterons pas davantage.
Où donc notre honorable confrère de VlUustraUon du Midi a-t-il vu
que J.-J. Rousseau était ennemi de La Fontaine? mais pas du tout,
mais nulle part. Il blâme l'habitude de faire apprendre aux enfants
(4) L'/Uiitirolûm du Midi, n» du tt janvier.
(t) Voir tome Y de la Aewe : Du jugement de M, de LamarUM mr La FimiaiiM
sittir Dfmle.
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— 452 —
les fables de La Fonlaine parce qu'elles dépassent trop la portée de
leur intelligeDce. Mais il ne va pas plus loin. Voici , au reste, le
passage de VEmile :
a Emile n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables,
pas même celles de La Fontaine, toutes ru^ives, toutes charmantes qu'elles
sont ; car les mots des fables ne sont pas plus les fables, que les mots
de l'histoire ne sont Thistoire. Comment peut-on s'aveugler assez
pour appeler les fables la morale des enfants? Sans songer que l'apo-
logue en les amusant les abuse, que séduits par le mensonge ils lais-
sent échapper la vérité , et que ce qu'on fait pour leur rendre l'in-
struction agréable les empêche d'en profiter. Les fables peuvent
instruire les hommes, mais il faut dire la vérité nue aux enfants.
Sitôt qu'on la couvre d'un voile^ ils ne se donnent plus la peine de le
lever. — On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les
enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les en-
tendraient, ce serait pis encore, car la morale en est tellement mêlée
et si disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice
qu'à la vertu. »
Et, à l'appui de son opinion, J.-J. Rousseau analyse quelques fables,
celles que l'auteur semble avoir faites spécialement pour les enfants,
et démontre qu'un enfant ne les entend point, parce que, quelque
effort qu'on fasse pour les rendre simples , l'instruction qu'on en
veut tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que
le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles k retenir,
les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu'on achète l'agré-
ment aux dépens de la clarté. Et il termine par celte réflexion :
< Composons, Monsieur de La Fontaine. Je promets, quant à moi,
de vous lire avec choix, de vous aimer, de m'instruire dans vos
fables ; car j'espère de ne pas me tromper sur leur objet. Mais, pour
mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule,
jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé quUl est bon pour lui d'apprendre
des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu'il
pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de
se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon (4). »
Nous ne voyons rien dans ce jugement qui soit hostile à La Fontaine,
et notre honorable confrère s'est évidemment trompé.
Mon cher Musset, je n'ai pas mis de cérémonie avec vous. Je vous
ai dit franchement mon opinion. « L'amitié, comme me l'écrivait hier
votre illustre compatriote, M. Minier , en me faisant l'honneur de
(4) Emik, liv. 11.
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— 153 —
in*adresser sa comédie de Molière à Bordeaux, l'amitié se prouve par
la critique et non par les éloges. » Mais, pour n*ètre point d'accord
avec vous dans votre jugement sur La Fontaine, vous n'en êtes pas
moins à mes yeux , comme aux yeux du public qui vous Ta bien
prouvé par ses applaudissements , un savant distingué , un maître
sûr, dévoué, intelligent , sur qui les familles seront toujours heu-
reuses de se remettre du soin d'élever leurs enfants.
DEUXIÈME LEGTURB. — M. ROZT '. Eogésle de Gnérln.
L'inauguration des Conférences s'était faite sous le patronage de la
Charité. Une légère rétribution avait été prélevée à la première le^on ;
à la seconde, rentrée était libre; aussi n'était-ce plus une réunion
ordinaire, mais une affluence, comme on en rencontre rarement, et
telle qu'on s'est vu dans la nécessité de refuser l'entrée à un grand
nombre de personnes. C'en est fait : le succès des Conférences est
assuré. Les dames se sont mises de la partie, — nous en avons compté
près de cent à cette séance, — et ce que les femmes ont consacré par
leur présence, devient bientôt une affaire de mode.
Il faut reconnaître que le sujet de la leçon et le nom du professeur
étaient bien faits pour justi6er un tel empressement. M. Rozy, le
brillant professeur d'Economie politique de notre Faculté de Droit,
devait parler d'une femme ; non d'une héroïne de roman, d'un de ces
êtres imaginaires, violents et tragiques, tels qu'il en sort du cerveau
de nos auteurs les plus renommés, mais d'une femme qui a vécu
près de nous ; que les élans de son cœur et de son imagination
portaient vers le monde, et qui lui a préféré une vie simple, partagée
entre les soins vulgaires du ménage, et les aspirations les plus élevées
de l'âme; d'une femme douée d'un cœur aimant jusqu'à la passion,
et qui a concentré sur son frère et sur Dieu, les ardeurs et les
enthousiasmes de son amour ; qui a versé, jour par jour, les épanche-
ments de son cœur dans des lettres et dans un journal intime, écrit
d'un style exact, où respirent, avec un vif sentiment de la nature, la
sensibilité la plus exquise, la force morale la plus énergique, l'abné-
gation la plus résignée et la plus touchante ; d'une femme obscure et
ignorée pendant sa vie et que la gloire a prise sur ses ailes après sa
mort ; qui a laissé pour toujours son empreinte personnelle sur la
trame de la vie : dont le nom est aujourd'hui dans toutes les bouches
et les écrits dans toutes les mains ; d'Eugénie de Guérin, enfin, née
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— 154 —
en 1805, au Cayla, près de Gaillac, presque aux portes de Toulouse,
et décédée le 31 mai 1848.
C'est à faire revivre cette figure poétique, un peu mystique peut«
être, que s'est appliqué M. Rozy dans la Ck)nférence du 21 janvier. Il
devait rechercher dan^ le Journal et dans les Lettres d'Eugénie de
Guérin les sentiments, les facultés^ les tendances et tous les traits
particuliers et saillants, pour en former le portrait fidèle de cette
noble créature. Cette étude exquise et délicate qui n'a aucune affinité
avec la matière ordinaire de l'enseignement du jeune professeur
d'Economie politique, offrait par cela de grandes difficultés.
Mais il est des natures heureusement douées qui ne se confinent
pas dans une spécialité^ qui ne s'immobilisent pas sur un des échelons
de la science, et qui les montent et les descendent tous avec une
égale facilité. M. Rozy est de ce nombre ; il a raconté la vie d'Eugénie
de Guérin dans un récit abondant, nourri de faits et d'idées, entremêlé
d'anecdotes et coupé par des citations. Peut-être a^t-il manqué quel-
que chose pour l'exactitude et la fidélité du portrait ; peut-être le
professeur a-t-il trop insisté sur quelques points et pas assez sur
d'autres; peut-être aurait-il trouvé à citer, dans les lettres d'Eugénie
de Guérin, à l'époque du mariage de son frère et dans celles qui ont
suivi sa mort, des passages où éclatent avec le plus de force sa sensibi-
lité profonde, l'élévation de ses sentiments, et l'énergie de son âme,
soutenue dans les rudes épreuves de sa vie par la grandeur de sa foi.
Malgré ces réserves, nous aimons k constater que M. Rozy a obtenu
un vrai succès. Parlant d'une femme, c'est aux femmes qu'il s'est
plus particulièrement adressé; et elles lui ont prouvé par leurs
applaudissements qu'elles comprenaient tout ce qu'il y avait souvent
de fin et de délicat dans ses appréciations.
TROISIÈME LBCTURB. — M. MOLiTfiER : ExeursIsB dans le Sahara
algérien.
M. Molinier , fils du savant professeur de Droit criminel à' notre
Faculté de Droit, devait faire les honneurs de la troisième Conférence.
L'affluence n'avait pas diminué , et c'est à un auditoire nombreux
qu'il s'est adressé. M. Molinier est docteur médecin. Il était attachée
l'hôpital militaire de Batna , à 120 kilomètres de Constantine, en
qualité d'aide-major , lorsqu'il reçut de l'intendant de la division sa
nomination de médecin de l'ambulance expéditionnaire qui devait
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— 455 —
partir le 46 novembre 4855 de Boussada pour Tuggurt : expédition
toute pacifique , qui avait pour but l'exploration d'un pays encore
peu connu. Le commandant en chef était le général Desvaux.
L'armée expéditionnaire formait deux colonnes. Celle de Boussada,
dont M. Molinier faisait partie , était sous la conduite du colonel
Pein, et avait pour mission de visiter Toued R'rir ; la colonne de
Batna devait explorer Toued Souf. L'une et l'autre devaient se re-
joindre à Tuggurt, après avoir séjourné dans les différentes oasis.
Le sujet de la lecture était fourni par les souvenirs de cette expé-
dition que M. Molinier a suivie, monté sur un petit cheval barbe,
jeune et vigoureux alezan , qui l'a servi à merveille pendant toute la
durée de la campagne.
M. Molinier a commencé sa lecture par quelques détails géogra-
phiques. 11 a rappelé que l'Algérie se divise en deux régions dis-
tinctes, le Tell algérien {Tellus) ou pays des céréales, et le Sahara
algérien ou pays des dattes; que le Sahara, compris entre le petit
Atlas et le grand Atlas, s'étend, sur une largeur de 200 lieues environ,
de Temptre du Maroc à la Tunisie ; que sa végétation est h peu près
nulle dans la plaine sabloneuse, que ce n'est qu'autour des oasis
qo^on la trouve ; qu'à l'époque des équinoxes, les vents, celui d'ouest
surtout, sont d'une extrême violence, qu'ils soulèvent des tourbillons
de sable qui obstruent l'entrée des oasifs et les engloutissent quel-
quefois; que ces sables proviennent de la grande désagrégation des
silex et des calcaires compactes qui recouvrent la terre au sortir
de l^Atlaff; qu'ils forment des ondulations qui ressemblent aux vagues
de la mer> et sont tellement mouvants que les chevaux y enfon-
cent jusqu'aux genoux. Quant à l'opinion de Strabon qui compare
le Sahara à la peau fauve et tachetée de la panthère, M. Molinier
pense qu'il serait plus exact de le comparer à un archipel dont les
iles seraient représentées par les oasis. Il ne partage pas l'opinion des
écrivains qui ont supposé que le Sahara était le bassin desséché
d'une mer intérieure ; car on n'y a jamais rencontré de fossiles ou de
débris d'animaux marins, et ce n'est que par l'immense étendue de
l'horizon qu'on trouve une ressemblance entre la mer et le désert :
horizon indéfini, qui fatigue et attriste la vue par son uniformité.
Après quelques notions ethnographiques sur les deux races, les
Arabes et les Berbères, qui s'y trouvent mélangées, M. Molinier nous
a raconté son voyage de Batna à Boussada, point de ralliement avant
d'entreprendre l'expédition. La distance k parcourir est de 65 lieues.
De Batna, dont la conquête est due au duc d'Aumale et ne remonte
pas au-delà de vingt ans^ on passe par Biskara et Lambessa , deux
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— 156 —
centres commerciaux trés-importaots de la province de Constantine,
Lambessa surtout, abritée derrière la grande chaîne de TAurës et ou
fut fondé temporairement, en 4848, un pénitencier pour les condam-
nés politiques. Enûn, les troupes expéditionnaires au nombre de 800
hommes, suivies de Soo chameaux et d'un fort convoi de mulets
arabes pour les bagages, se mirent en marche, le 15 novembre 1865,
se déroulant comme un serpent, à travers les dunes de sable.
Après quinze jours de marche et de stations sur la lisière du
Sahara, la colonne s'est dirigée vers le sud, sur la ligne des oasis de
Poued RVir. M. Molinier s'est attardé à décrire ces oasis, où il parais-
sait se complaire; il a expliqué, — un peu trop en détails peut-être,
— le forage, le cuvetage et le curage des puits artésiens, si nécessaires
dans ces régions pour suppléer à Tinsuffisance de Peau fournie par
les puits ordinaires. Un mois après le départ de Boussada , Tarmée
arrivait à Tuggurt, ville située à l'extrémité sud-ouest d'une oasis
qui ne compte pas moins de quatre cent cinquante mille palmiers.
Dans la relation de cette expédition pacifique , M. Molinier a fait
preuve assurément d'un fonds riche de connaissances et d'un grand
talent d'observation. Il nous semble cependant qu'il a manqué quel-
que chose à toute cette science, la vie. La nature, sous quelque aspect
qu'elle s'offre à nous, ne saurait se passer de la présence de l'homme,
et il était absent des tableaux qu'on nous a décrits. Pourquoi avoir
supprimé la partie anecdotique qui tenait si bien sa place dans la
première relation que M. Molinier avait publiée de son voyage? Il
valait mieux ajouteràcelle-cietretrancherd'un autre côté. M.MoliAier
a fait le contraire. Qu'on le sache bien : l'auditoire nombreux auquel
on s'adresse dans les conférences, demande avant tout qu'on le
récrée, — disons mieux, — qu'on l'amuse j et rien n'est plus propre
à établir une communication intime entre l'orateur et ceux qui
l'écoutent que les faits où la personne de celui qui parle est en jeu,
et M. Molinier en avait une foule à nous raconter sur les mœurs et
les habitudes des populations qu'il a visitées.
Une dernière observation. L'assemblée a paru s'étonner de la per-
sistance de M: Molinier à revenir sur les puits artésiens. C'est qu'elle
ne comprenait pas, — et il fallait lui faire comprendre, — que le
forage artésien avait été l'affaire capitale de l'expédition et notre plus
grand moyen de civilisation; qu'en apportant aux tribus du désert
cette découverte de la science moderne, on renouvelait, comme a dit
l'orateur, le miracle de Moïse; qu'en leur donnant l'eau on leur
donnait la fécondité; qu'en fertilisant leurs terres incultes, on
fixait au sol ces tribus errantes, on les rendait sédentaires, on
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— 157 —
les relevait de Tobligation d'aller s'approvisionner dans le Teli.
M« Molinier improvisait, et nons croyions à tout moment qu'il allait
s'arrêter pour expliquer son insistance; car, a-t-on dit avec raison,
c'est surtout dans ces moments-là que Torateur qui improvise doit
se plier à tous les accidents, n*en être ni ému ni déconcerté, ' et se
relever avec avantage par une vive répartie, tout en maintenant sa
position. M. Molinier n'y a pas songé, et nous le regrettons, parce
que la savante étude qu'il avait préparée n'a pas eu tout le succès
qu'elle méritait et que nous aurions désiré.
* *
*
L'Académie des Jeux Floraux a tenu, le 22 janvier, une séance
publique, pour la réception de M. de Roquemaurel.
M. Du Gabé a ouvert la séance par l'éloge de M. Adolphe de Puy-
busque, dont M. de Roquemaurel venait occuper la place. La vie de
M. de Puybusque avait été fort remplie et fort agitée. Elle s'était
passée dans les fonctions publiques, dans la presse, dans les voyages,
et elle en avait souffert toutes les vicissitudes. Le principal titre
littéraire de M. de Puybusque était une étude comparée de la litté-
rature espagnole et de la littérature française, qui, couronnée d'abord,
sous forme de discours, par l'Académie française, fut reprise en sous-
œuvre par l'auteur et atteignit les proportions de deux volumes in-S"".
ML Du Gabé a reproduit sous une teinte délicate et cependant ferme-
ment accusée les traits de M. de Puybusque, dont il avait partagé les
opinions politiques et qu'il avait connu dans l'intimité pendant leur
collaboration commune à la Gazette du Languedoc.
M. de Roquemaurel, ancien capitaine de vaisseau , nouveau Main-
teneur, s'est levé ensuite pour lire son remerciement. Un marin à
l'Académie des Jeux Floraux, c'est assez original ; mais l'Académie,
qui ne se pique guère d'originalité en littérature, se pique parfois
d'en mettre beaucoup dans le choix des personnes qu'elle appelle dans
ses rangs. Le nouveau membre n'est pas pour la faire avancer dans
la voie du progrès. Ses théories sur l'art en sont la négation. Nous
pardonnons à M. de Roquemaurel de ne pas avoir le sentiment de ce
que l'Ecole romantique a infusé de sang généreux et de vie nouvelle
à des théories qui tombaient de décrépitude. Retenu sur des plages
lointaines, il n'a pas été témoin, comme nous, du réveil des esprits ;
il n'a pas assisté aux luttes ardentes de la Restauration, qui, quoi qu'on
en dise, ont (ouraé au profit des arts et des lettres. Mais se retrancher
dans le xvii« siècle, et ne vouloir pas en sortir ; condamner à peu
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— 168 —
près tout ce qui 8*est fait depuis, hormis quelques œuvres, dont on
devine aisément les auteurs, sans que nous ayons besoin de prononcer
leurs noms ; mais demander sérieusement si ce n'est pas un sacrilège
de toucher à la langue, comme si les langues n'étaient pas sujettes,
comme toutes les choses humaines, à Tinstabilité. L^bonorable acadé-
micien, si fort sur les classiques, aurait-il donc oublié ce passage
d'Horace : Multa renascerUur quœ jam cecidere^ etc. ? Ces idées ont lieu
de surprendre de la part'd'un esprit aussi distingué. Car le discours
du récipiendaire n'est pas un discours ordinaire. Écrit avec rondeur
et sur un ton de franchise qui n'est pas déplaisant, il a duré plus
d'une heure sans fatiguer un instant l'attention.
Les principes du nouvel académicien ne pouvaient passer sans
contrôle. Le président de l'Académie , M. Rodière , en a redressé
plusieurs avec une verve, une chaleur, un feu qui ont transporté
l'assemblée. Jamais la parole du savant professeur n'avait eu autant
d'éclat. C'est qu'on n'est jamais plus éloquent que lorsqu'on est
fortement convaincu.
L'Académie des Jeux Floraux doit, dans sa séance particulière du
3 février, combler les vides que la mort a faits dans son sein , et
procéder au remplacement de MM. de Tauriac , de Castelbajac ,
Lamothe-Langon et Salvan. On assure que les deux premiers fauteuils
sont réservés à M. de Rémusat et à Mv de La Bouillerie, évèque de
Carcassonne. Ces choix surprendront beaucoup de monde, mais per-
sonne peut-être autant qae les hommes honorables qui en sont Tobjet.
L^ Académie recherche le prestige, elle aime à s'abriter sous de grands
noms. L'année dernière, elle avait à disposer d'une place de Maître
ès-jeux, et elle a été chercher M. Viennet à l'Académie Française ; au-
jourd'hui eJle lui emprunte encore un de ses membres pour en faire
un Mainteneur. Nous avions cru jusqu'ici que la résidence était indis-
pensable pour devenir académicien. Quelle part M. de Rémusat et
Msr de La Bouillerie pourront-ils prendre aux travaux do l'Académie?
Aucune. Tout au plus, viendront-ils quelquefois honorer de leur
présence les séances publiques. Aussi, l'Académie nous semble-t-elle
n'appeler à elle, dans cette circonstance, que de brillantes inutilités.
Il parait que l'Académie des Jeux Floraux n'a pas toujours joui du
privilège de tenir au Capitole ses séances publiques et particulières,
et que cet avantage qu'elle tenait d'une sanction royale lui avait été
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— 459 —
Fetirë à une époqae que nous ne saurions préciser. Voici un arrêté
préfectoral, à la date du 30 janvier 4809, , qui la rétablit dans la
jouissance des droits et privilèges dont on Pavait dépouillée :
Considérant que, par lettres patentes de 1694 et par Tédit
de 4773^ les rois Louis XIY et Louis XV ont maintenu TAcadémie
dans la jouissance d'une salle étant à la suite de celle des Illustres
dans le Capitole, en remplacement du Verger des Troubadours^ que
l'Académie avait été obligée de céder pour la défense de la ville ;
Considérant qu'en relevant de ses mains puissantes et glorieuses
les ruines du plus ancien corps littéraire de VEurope, S. M. qui accorde
aux lettres une protection si éclatante, n'a manifesté par aucun de
ses décrets Fintention ni la volonté de priver F Académie des Jeux
Floraux de ses anciens privilèges ;
Considérant que la ville de Toulouse, qui s'honore d'avoir été son
berceau» et sur laquelle ses succès et sa gloire ont répandu un si
grand lustre, n'a aucun motif ni même aucun droit de lui retirer
l'usage de la salle, qu'elle occupe depuis plusieurs siècles dans le
Capitole ;
Arrête :
Le Maire de Toulouse rendra à l'Académie des Jeux Floraux la
jouissance de la salle affectée à ses assemblées particulières par les
Lettres patentes de 4694 et l'édit de 4773, et la maintiendra dans l'usage
de celle dite des Illustres pour les séances publiques.
Il donnera les ordres nécessaires pour que ces salles soient, aux
frais de la ville, garnies d'un mobilier décent et convenable à leur
destination.
A Toulouse, le 30 janvier 4809. Desmoussbâux.
Toulouse aura, cette année, une Exposition des Beaux-Arts et de
Plndustrie.
Nous avons remarqué le passage suivant dans l'exposé des motifs
présentés par M. le Maire au conseil municipal :
« Notre résolution. Messieurs, a été déterminée par cette circon-
» stance, que le dernier terme de Poccupation par le déparlement
» de la guerre de l'église et des bâtiments de Tancien monastère des
B Dominicains expire le 4«r mars prochain. Ainsi, et enGn, est réalisé
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— 160 —
» le vœu si souvent émis au nom des arts, au nom du sentiment
» religieux, de recouvrer un des plus remarquables édifices du midi,
» élevé par la foi de nos pères. 11 nous a paru que nous ne pouvions
n plus heureusement inaugurer le retour au domaine de la ville de
» ces importants établissements qu'en y plaçant TExposition pro-
» jetée. »
Sur cet exposé, le conseil adoptant les considérations invoquées
par M. le Maire, a décidé qu^une Exposition générale des Beaux-Arts
et de rindustrie aurait lieu à Toulouse, du 4 5 juin au 45 septembre
prochain, et a volé pour cet objet un crédit de cinquante mille francs.
La crise théâtrale, provoquée par la fuite du directeur subventionné
des théâtres du Capitole et des Variétés, n'a duré que quelques jours.
M. Auguste Laget, ex-artiste lyrique, agréé par F Administration, est
aujourd'hui aux lieu et place de M. Hilaire Bezonquet. Le premier
acte du nouveau directeur a été rengagement de M»« Meillet, pre-
mière chanteuse d'un grand talent, qui a conquis, de prime-abord,
les sympathies générales dans les Huguenots et dans la Juive.
M. Caubet, premier ténor, et M. Colomyès, ténor léger, ont été
remplacés par MM. Bovier-Lapierre et Arnaud. Lé public ne s'est pas
trop ému de ces changements ; et il augure bien de l'intelligence
et de l'activité de celui qui tient en main aujourd'hui les rênes de la
direction.
L'abondance des matières ne nous a pas encore permis de publier
les sujets qui ont été donnés en composition, au mois de novembre
dernier, à l'examen du baccalauréat, par les Facultés des Sciences
et des Lettres de Toulouse. Nous prenons l'engagement de les publier
dans la prochaine livraison.
Toulouse, <•' février 4866.
F. Lacointa.
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Les CBovres d'Alexandre Fourtanier, qui ont pa
être reeaeillles par ses fils.
Notre histoire locale vient de s'enrichir d'une belle et intéressante
page. Nous avons à signaler la publication des Œuvres d'Alexandre
Fourtanier qui ont été recueillies par ses fils. S'il y a là un juste
hommage rendu par des enfants pieux à jla mémoire d'un tel père,
il y a aussi un honneur pour notre Barreau qui pleure le maître perdu,
sans se flatter de le remplacer ; un sujet de légitime orgueil pour ce
pays qui fut son berceau, — enfin pour les hommes studieux et pour
le public tout entier, une excellente fortune.
Alexandre Fourtanier, qui fut, — lorsqu'il l'a voulu, — un rare
ma^strat et un homme politique des plus distingués, a été, avant tout
et par dessus tout, un avocat très-occupé. 11 parlait trop et trop bien
pour pouvoir beaucoup écrire. Sa plume n'a pu nous laisser que les
épaves de sa parole. Et, cependant, il s'est trouvé dans les notes de
Fourtanier un véritable trésor. U n'avait eu ni pris le temps de re-
cueillir et de coordonner ces richesses des moments perdus; et
même, dans la course rapide et brûlante de l'orateur trop afEairé,
il était condamné à les disséminer sans attention, comme s'il n'y atta-
chait pas de prix. Mais, pour lui, ce laisser aller était encore l'insou-
ciance de l'homme qui possède le superflu, et qui, tout en se répan-
dant à flots, a la conscience de garder toujours de lui-même beaucoup
plus qu'il n'en jette.
Si Fourtanier eût voulu ou daigné créer les archives de son art et
de sa science, il eût pu offrir à notre admiration le monument le plus
rare et le plus utile. Mais, nous l'avons assez dit ailleurs (1), ce
n'étaient là ni ses goûts, ni les tendances de son caractère. Les
(4) V. Bewe de Tovlowe^ t. XIX, p. S33.
Tome xu», 3« Liyr&ison. 4 4
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— 162 —
glorioles d'outre tombe D*avaient pas de séduction pour cet esprit
sévère et modeste. Dans leur asthme impuissant, les coureurs de
renommée le faisaient sourire. Cette intelligence que Dieu avait placée
si haut> ne comprenait pas de plus grand bonheur que de descendre
et de vivre dans une calme et obscure liberté. El celui qui, vivant,
fuyait comme une persécution les applaudissements de ses amis
charmés ou de ses clients attendris, ne pouvait guère songer au bruit
que ferait après lui sa mémoire.
La collection qui vient de paraître ne nous présentera donc pas les
conceptions journalières du grand avocat, mais celles-là seulement dont
la création eut pour cause ou pour milieu, quelque méditation spé-
ciale ou quelque circonstance exceptionnelle. Nous y rencontrerons
ces compositions avec des formes qui, loin de trahir Tapprôt, révèlent
toujours l'inspiration la plus facile, comme la plus abondante et la
plus sûre d'elle-même.
Ce défaut, — chez Técrivain sans le savoir, — de toute préoccu-
pation d'amour-propre et de toute préméditation ambitieuse, ne fera
pas le moindre charme de l'œuvre. Cette heureuse simplicité nous a
semblé, au contraire, un premier mérite et une première cause
d'attrait.
Trois volumes forment la collection. Le meilleur moyen de mon-
trer de quel intérêt ils sont remplis, est , à coup sûr, l'indication des
principaux sujets qu'on y remarque.
Et d'abord, le premier volume s'ouvre par une Notice biographique
êur Fourtanier, œuvre de M« Albert, son ancien secrétaire, son
confrère et son ami.
Qu'il nous soit permis de nous arrêter un instant sur cette char-
mante Introduction,
Elle est un livre avant le livre. Elle rattache à leur auteur, dans
une admirable synthèse, les œuvres diverses qui ont été recueillies
par la publication ; elle rétablit ainsi entre elles le lien qui dérive
de leur provenance commune. M" Albert n'a pas seulement placé là
des faits et des récits, il y a mis tout son esprit, -* ce n'est pas peu
dire, — et tout son cœur, c'est dire plus encore. La grâce et
l'exquise finesse de son langage y sont aussi.
Ajoutons que sur cette biographie M« Albert a laissé planer l'his-
toire , et de la meilleure pour nous : l'Histoire du Barreau de Tou-
louse, si fécond en types distingués. De telle façon que le portrait est.
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— 163 —
sous cette main d'artiste, devenu un tablean, une galerio, la galerie
de nos maréchaux. Là, vous trouverez, en pied ou en buste, nos
ancêtres du Palais, les instruisants et les consultants du vieux temps,
depuis Espinasse , Romiguières père et Roucoule , en passant par
Tautre Romiguières , les Dubemard , les Caries, les Flottes , les De-
camps, jusqu'à Ferai et aux autres contemporains de Fourtanier. Nul,
du reste, n'excelle, à l'égal de M» Albert, dans la connaissance des
Annales du Barreau toulousain, témoins son Eh^ de Lamguerie^ si
peu oublié, malgré le temps, et sa Notice swr Larochefiamn (i).
Notons cependant que , dans cette disposition , la figure de Four-
tanier ne perd rien de son éclat ni de sa grandeur; et si elle ne nuit
pas aux figures qui l'entourent, elle ne redoute rien, non plu8« de
leor voisinage et de leur contact. Nous ne vîmes jastais plus heureuse
conciliation de la peinture de sujet avec la peinture d'ensemble.
M« Albert, pour entreprendre cette biographie, a disposé de toutes
les ressources qu'il empruntait naturell^aient à une position spéciale.
Il notis a initiés , non-seulement à la vie publique du maître , mais
encore à certaines de ses confidences et de ses effuskms. Poesesseur
d'une correspondance vraiment sans prix, il a pu nous montrer, en
en déroulant devant nous quelques feuilles, son auteur peint par lui*-
même. C'est ici surtout qu'il faut lire, pour comprendre et pour con-
naître l'avocat, transplanté à Paris par le suffrage de ses concitoyens,
et transformé en député ; ses impressions , ses r^rets, ses vues poli-
tiques, ses déceptions, son application à la nouvelle tâche qu'il avait
acceptée ; sa perspicacité vigilante <iui ne se trahit jimaais , et qui
grandit à mesure que les événements semblaient plus difficiles à
prévoir ; ses appréciations sur le coup d'Etat, écrites la veille, le jour
même ; ses appréciations du lendemain, son refus d'une grande posi-
tion au Barreau de Paris eu dans les hautes fonctions ; ses asprations
incessantes vers le retour à Toulouse,... tels sont les traits, bioi
défigurés ici, des effusions que Fourtanier laissait couler de sa plume
pour les jeter dans le cœur du disciple affectionné : communicatioms
intimes et rares, également honorables pour celui qui les donne et
pour celui qui les reçoit.
Mieux encore que notre ^h compte^endu, la notice de M« Albert
fera connaître les principales œuvres du livre. On ne peut s'y reporta
(4) Revue de Touiovue, t. HI, p. 96.
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— 164 —
qu'avec fruit. En d'autres termes, nous ne connaissons, à des points
de vue très-divers, rien de plus attachant et de plus instructif que
cette biographie.
Le premier volume comprend trois parties distinctes, intitulées, la
première, Politique, — la seconde , Discours , — la troisième.
Œuvres diverses.
Là, on retrouve tour-à-tour, les Professions de foi que Fourtanier
dut adresser, à diverses reprises, au Ck)rps Electoral ; — les Rapports,
toujours si remarquables, qu'il soumit à l'Assemblée législative, au
nom de différentes commissions qui l'avaient choisi pour leur organe,
et notamment ses rapports sur VEtat de siège (1849), — sur La
liquidation de Vindemnité coloniale y — sur la Modification de V article
472 du Code dHnstruction criminelley — sur le Projet de loi relatif
aux privilèges et hypothèques (1860), — sur la Révision des procès
criminels dans certains cas déterminés. (C'est là que Fourtanier, non
plus comme rapporteur, mais comme membre de la commission,
s'opposa à la modification du Gode d'instruction criminelle, même en
présence des réclamations faites au nom des héritiers Lesurques).
Les Discours sont ceux que Fourtanier a prononcés en diverses
circonstances, soit comme magistrat, soit comme bâtonnier de l'Ordre
des avocats, soit comme président de l'Académie de Législation. — Il
y est toujours égal à lui-même. C'est tout dire.
Dans les Œuvres diverses, nous recommandons deux Études,
Tune sur les Irrigations, l'autre sur les Chemins ruraux, présentées
à la Société d'agriculture de la Haute-Garonne ; — puis une première
série de Plaidoiries et Mémoires ; mais avant, des Conclusions
données par Fourtanier comme procureur du Roi dans le procès de
Latour Mauriac (4).
Le second volume nous offre une deuxième série de Plaidoiries et
Mémoires, parmi lesquels on trouve sa plaidoirie dans la grande
Affaire du Canal du Midi (l'Etat contre les héritiers Riquet), véri-
table cause célèbre pour notre pays.
Là aussi on rencontre d'importants procès de règlements d'eaux,
de liquidation de communautés, de faillite, de vente d'offices et de
contre-lettres à ce relatives; de nullité de testament pour cause
d'insanité d'esprit (le Mémoire rédigé dans l'un de ceux-ci est
(4) Voir Bévue de TotiUme, Biographie de Ferai, t. VI, p. 244.
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— 465 —
unanimement considéré an Palais comme un chef-d'œuvre de haute
science), — et, aussi, i^annulation de Sociétés pour dol et fraude.
Dans le troisième volume, figurent :
i"» Une troisième série de Plaidoiribs bt Mémoires, au nombre
desquels le procès de la Caisse Industrielle^ — le procès électoral
de M. de Rémusat (4863); — le procès de M. le marquis D.... , à
raison de ses titres de noblesse ; et autres non moins intéressants.
2« Des CoNSCLTÀTioifs sur diverses questions délicates de Droit
civil, commercial, politique, électoral, etc.
3o Des CoïfsuLTÀTioifs et Mémoires aiïérents à d'importants procès
que Fourtanier avait suivis, et dans lesquels il eut lieu d'aborder des
questions alors neuves et difficiles. Signalons notamment ceux qui
traitent des Jeux de Bourse y — de la Responsabilité notariale engagée
par des placements^ — des Substitutions prohibées. Leur indication
peut donner la mesure de l'intérêt qui s'attache aux autres, et au
livre en général.
Enfin, dans un Appendice, qui nous parait être la réalisation d'une
excellente pensée, les auteurs de la publication ont pieusement ras-
semblé tous les Extraits des différents journaux^ qui, à l'époque de
la mort de M. Fourtanier, crurent devoir consacrer des Notices à sa
mémoire. — La Revue de Toulouse a pu encore se retrouver là. — Le
même appendice contient, en outre, les extraits de discours prononcés
par M. Sacase, secrétaire perpétuel de l'Académie de Législation, dans
la séance publique de 1864, et par M. l'avocat-général Decous-
Lapeyrière , à la dernière séance de rentrée de la Cour impériale :
discours qui sont pour la mémoire de M. Fourtanier deux hommages,
empruntant un prix nouveau à la qualité et au nom de leurs auteurs.
L'appendice se couronne par l'extrait de la délibération du Ck)nseil de
rOrdre des avocats, près la Cour de Toulouse, dans laquelle ce GoMeii
déclare accepter avec reconnaissance la fondation du Prix Fourtahier,
institué au profit des Conférences du stage.
Tel est le livre.
Applaudissons sincèrement à l'effort des fils qui font revivre le
père. Remercions-les d'avoir perpétué sous nos yeux le modèle.
Ajoutons, d'ailleurs, une fois de plus, que, dans le cœur de ceux qui
l'ont connu, et dans le souvenir de ses disciples, Alexandre Fourtanier
ne pouvait et ne peut jamais périr.
E. Astrié Rolland,
Dodeur en Droit, avocat à la Coor impériale.
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CONFÉRENCES ET LECTURES PUBLIQUES DU SOIR
QUATRIÈME CONFÉRENCE.
M. Ëmilb Vaïssb : f oulonse aa XVUI* slèele.
Od reproche, arec raison, aux Français de ne pas sayoir Thistoire de
feur pays, celle même de la localité où ils sont nés et qu'ils habitent.
En Angleterre, Finstruction est plas répandue, parce que les moyens
de raccroitre y sont mieux réglés. Les publications à bon marché y
abondent comme chez nous, et même en plus grand nombre, mais
elles y ont un but utile et déterminé que n'ont pas toujours les nôtres.
En France, on va un peu à Faventure. Nous disions dernièrement à
réditeurd'un petit journal quotidien, k cinq centimes , dont deux
essais infructueux ont été tentés, coup sur coup, à Toulouse : « Est-ce
qu'une histoire populaire de la France ou du Midi, ou simplement de
Toulouse, n'aurait pas plus de chances de réussite que vos publica-
tions inqualifiables, qui n'apprennent rien, et dont tous fondez le
succès sur le bon marché? Ne dépensât^n qu'un sou, eneore veut«
on savoir à quoi et pourquoi on le dépense. » Et, à l'appui de notre
opinion, nous citions l'exemple de nos voisins, où une histoire popu«
laire de l'Angleterre au prix d'un penny (40 centimes), s'est vendue à
4ytOO,000 d'exemplaires; où une édition également populaire de
Macaulay a atteint aussi un chiffre considérable. Les éditeurs de Paris
ont commencé, ^ il faut le reconnaître, — à prendre modèle sur
ceux de Londres. Les livres d'histoire de nos auteurs contemporains
étaient souvent inabordables, tant le prix en était élevé ; V Histoire de
France de M. Henri Martin parait aujourd'hui par livraisons, k 26
centimes. Depuis deux ans, M. Duruy en publie une à 40 centimes;
M. Thierset M. de Lamartine ont adopté le même mode de publication :
le Consulat et les Girondins ne coùieni que 40 centimes la livraison.
Ainsi, avant peu, nous n'aurons plus rien à envier, sous ce rapport,
à l'Angleterre ; et, grâce à cette révolution dans l'industrie bibliogra-
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— 167 —
phiqae, la connaissance de Thisloire pourra pénétrer dans toutes les
classes de la société.
Partant de Tidée que nous venons d'exprimer, nous regardons
comme une heureuse inspiration^ le sujet choisi par M. Vaïsse, pour
la quatrième Conférence : Toulouse au XVIII^ siècle. Le sujet était sans
doute aussi dans le goût du public, car la salle regorgeait de monde ;
Testrade elle-même avait été envahie, si bien que le lecteur a dû
subir un siège en règle sur son fauteuil, et s'est trouvé souvent gêné
dans Texercice de ses mouvements, il nous a été assuré encore que
plus de deux cents personnes s'étaient retirées, faute de places.
Le lecteur a-t-il répondu k ce qu'on attendait de lui ?
Célimène, à qui, dans le Misanthrope^ Philinte demande son avis
sur un des habitués de son salon, répond : a II est de mes amis. »
Et nous aussi, nous dirons de M. Vaïsse : a 11 est de nos amis. » Mais
nous n'en prendrons pas occasion pour exercer, à ses dépens, notre
humeur satirique, comme le fait Célimène aux dépens du pauvre
marquis^ afin de se conformer sans doute aux usages du monde.
Voilà huit ans que M. Vaïsse est notre collaborateur à la Bévue de
Toulouse. Placé dans une position qui lui laissait le choix entre
Foisiveté et la littérature, il a préféré la littérature. — Peut-être , sans
la Remiê^ eût-il choisi l'oisiveté, — 11 y a trouvé un encouragement
et un aiguillon. Ce serait faire injure aux lecteurs habituels de la
Revue que de leur rappeler, même sommairement, les travaux remar-
quables dont M. Vaïsse a enrichi ce recueil. Ils n'ont pas oublié
assurément ses belles études sur le théâtre contemporain, celles plus
récentes sur Dolet, sur Vanini, sur Lafaille, sur Lefranc de Pompi-
gnan, et, en dernier lieu, son travail si remarqué : De la mélancolie
dans la liUéraiure moderne, par lequel il a signalé son entrée à
PÂcadémie des Jeux Floraux. Tous ces travaux ont posé M. Vaïsse
comme un des premiers écrivains de Toulouse; ils lui ont ouvert les
portes de nos Académies, et la Revue se félicitera toujours de lui avoir
servi de marche-pied.
Nous n'éprouvons nul embarras à rendre compte de la Conférence
du 4 février. Si nous avions à couvrir un échec, nous pourrions
craindre le reproche de céder à l'esprit de camaraderie, mais le
succès a été trop éclatant pour qu'on puisse mettre en suspicion la
sincérité de nos éloges.
H. Vaïsse a lu ; il n'a pas voulu courir les chances de Timpro-
vîsation, toujours périlleuses, surtout pour celui qui parle en public
pour la première fois. Il lui est bien arrivé par moments de laisser
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— 168 —
son manuscrit pour n*écouter que son inspiration. Une autre fois, il
se livrera davantage; puis, la confiance aidant et les sympathies de
Fauditoire aussi, il s'abandonnera tout-à-fait. Moins de correction
sans doute, mais plus de traits, plus d'animation, plus de vie. Nous
aurons Thomme tout entier.
M. Yaïsse a traité cette première partie d*one étude qui doit en
avoir d'autres , avec tous les développements qu'elle comporte et
avec une variété de ton qui en a fait le charme. 11 a parlé de Toulouse,
de cette ville o dont on dit beaucoup de mal au dedans et beau-
coup dé breu quand on est dehors, » avec un sentiment d'affection
marquée , con amore , comme disent les Italiens. H a commencé
d'un ton contrit, par une confession publique de ses peccadilles à son
endroit : « Comme tant d'autres, a-t-il dit, comme vous tous peut-
être, j'ai lancé l'épigramme contre les goûts attardés, les habitudes
stationnaires , les allures indolentes de la cité palladienne; je l'ai
querellée sur son passé, j'ai critiqué ses traditions ^ suspecté ses
légendes, et jeté Tanathème sur certaines pages de son histoire... J'ai
commis envers la bonne nourricière, aima parem, tous les délits com-
muns aux enfants prodigues et turbulents. » Mais il ne lui tenait pas
longtemps rigueur. — La brouille, entre g0ns qui s'aiment, n'est jamais
sérieuse.— A peine s'est-il éloigné, à peine avait-il perdu de vuelaflèche
du clocher de Saint-Sernin, qu'il en était aux regrets ; toutes ses dis-
positions hostiles tombaient; des larmes d'attendrissement mouillaient
ses yeux, et la brouille finissait comme une scène du DépU amoureux,
par une réconciliation :
Je conresse mou faible , elle a l'art de me plaire ;
J'ai beau Toir ses défaut» , et j'ai beau Ten bUmer ,
En dépit qu'on en ait , elle se fait aimer ; •
Sa grâce est la plus forte.
Avant d'entrer en plein dans son sujet, et d'aborder le xviit« siècle,
M. Yaïsse a esquissé, à larges traits, les principales époques de l'his-
toire de Toulouse; il a plus particulièrement insisté sur l'époque
qu'il regarde comme la plus glorieuse, celle où Toulouse était capitale
d'un puissant royaume ; où, d'Arles à Poitiers, elle parlait en maître.
Mais le coup de tonnerre de 4808 a troublé cette sérénité. Toutes les
harmonies, poésie, amour, liberté, indépendance, ont été brisées par
la guerre des Albigeois ; et, avec elles, la brillante civilisation du
Midi et la suprématie du Languedoc : « ce fut, a-t-il dit, l'aplatisse-
ment des races galIo-romaii\es, et nous ne nous sommes jamais rele-
vés de cet échec. »
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— 169 —
Mais, quelque douloureux que soit le sentiment qu'on éprouve en
se reportant par la pensée à ce grand cataclisme du xui» siècle,
M. Vaïsse en prend résolument son parti ; il ne se répand pas en
r^rets stériles. L^unité française en est devenue plus tard la consé-
quence, et il s'en réjouit, o Ce bien, dit-il, vaut tous ceux que nous
avons perdus. »
— filais il est des esprits chagrins qui ne se consolent pas aussi
aisément^ et qui appellent de leurs vœux le retour d'un état de choses
qui est détruit pour jamais. Aussi notre ardeur à l'endroit de la
décentralisation est-elle singulièrement refroidie depuis que nous
nous sommes aperçu que noqs étions dupe, et que ce mot si souvent
prononcé, et Tobjet de tant d'aspirations, servait à couvrir bien des
projets insensés. Oui, il est un parti, en France, à qui l'unité française
déplaît. Nous lisions, il y a quelques jours, dans un ouvrage de
M. Odysse Barrot, intitulé : Lettres sur la philosophie de P histoire, cette
affirmation donnée avec une confiance incroyable : « A la fin du siècle
peut être, e% certainement avant cent ans, l'unité française qui date
d'hier, de ce matin, qui n'a point de racines dans le passé, l'unité
française aura vu se former sur ses ruines cinq Etats : la France, la
Bretagne, l'Aquitaine, la Bourgogne et la Lorraine. » — En tète d'un
livre imprimé l'année dernière à Toulouse, Vflistoire anonyme de la
guerre des AUngeois, un des monuments les plus remarquables du
xiii« siècle, mais qui n'est connu que de rares écrivains, parce qu'il
est resté enfoui dans de vastes collections, l'éditeur a placé une
Introduction qui est bien le manifeste le plus violent qu'on ait écrit
coq^re l'organisation de la société française. Nous en recommandons
la lecture à toutes les personnes qui aiment à se rendre compte du
mouvement des idées. Prétextant je ne sais quel antagonisme
chimérique entre le Nord et le Midi de la France, l'auteur se récrie
en termes amers sur « l'inconvenance » d'avoir fait un tout et une
seule nation de provinces qui ont entre elles des différences de climat,
de langue, de génie, et de faire décider par Paris, ville du Nord, ce
qui intéresse le Midi ; mais il fait tomber le plus fort de son indigna-
tion sur la mesure de proscription qui a frappé le patois, le patois,
« la langue de nos ancêtres, celle de nos nourrices, que nous avons
sucée avec le lait, » pour donner la préférence « à un idiome exotique
(la langue française un idiome exotique !), qui nous répugne, et pour
lequel nous avons si peu d'affinité, que nous ne parvenons presque
jamais à le parler sans nous rendre ridicules. » Et cette proscription
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— 170 —
du patois est, aux yeux de Fauteur, le moyen qu*OD a imaginé le
plus propre à déraciner chez les populations du Midi Pancien esprit
de nationalité. — Nous ne savons comment Fauteur parle le français,
mais nous savons comment il récrit, et il se donne un démenti formel
à lui-même, car si nous regardons VIrUroduction qu'il a écrite en tète
du livre comme la plus haute et la plus audacieuse expression de la
révolte, nous sommes bien forcé de reconnaître aussi que c^est une
fort belle page de style et d'éloquence passionnée.
Nous ne nous émouvons pas plus qu'il ne faut de toutes ces atta-
ques. Car c'est bien mal comprendre les aspirations du pays, que de
supposer qu'il tend à se dénationaliser. Qu'on nous accuse de mobi-
lité, d'inconsistance dans les idées, d'instincts frondeurs, d'accord ;
mais toutes les fois que le drapeau de la France est menacé, toutes
nos divisions cessent ; il n'y a plus qu'un cœur, qu'un désir, qu'une
volonté, repousser l'ennemi ; .et, dans ces heures de crise, les Fran-
çais se feraient hacher tous jusqu'au dernier plutôt que de reculer.
Tant que le patriotisme vivra dans les esprits, — et il ne paraît pas
près de s'éteindre, — la France n'a point à prendre souci des menées
sourdes de quelques esprits attardés. Toute tentative pour démembrer
la France tomberait devant le bon sens public, comme est tombée,
en 4815, la tentative de M. de Vitrolles, qui voulait reconstituer l'an-
cien royaume d'Aquitaine, avec Toulouse pour capitale et le duc d'An-
gouléme pour roi (4). L'œuvre de Richelieu, qui n'a pu être entamée par
l'Europe coalisée, à la chute du premier Empire, est assez forte pour
résister aux efforts incessants de quelques esprits mécontents. Nous
ne sommes point Lorrains, Bourguignons ni Aquitains, nous sommes
tous Français^ et nous voulons vivre et mourir Français. —
Déchue depuis son annexion définitive à la couronne en 4274,
Toulouse a gardé, dans sa pauvreté, ses grands airs d'autrefois. Quand
on a été, — honneur insigne ! — k deux ou trois époques, la capitale
de grands royaumes, on en conserve un légitime orgueil. M. Taïsse
a dit qu'elle ressemblait à un de ces hidalgos qui, « le ventre creux
et l'escarcelle vide, regardent du haut d'un donjon démantelé, passer
sans envie le luxe merveilleux des parvenus, » et il lui trouve dans sa
désinvolture quelque rapport avec le Don César de Bazan de Victor
Hugo. — Nous nous souvenons d'avoir emprunté autrefois à un des
(4) 11 a paru, à cette époque, quelques numéros d'un Moniteur du Midi, imprimé
à Toulouse.
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— ni —
plus admirables romans de Walter Scott, La Fiancée, un terme de
comparaison à peu près analogue. Nous comparions le Toulousain
d'aujourd'hui au sommelier de la plus ancienne et la plus puissante
maison féodale d'Ecosse, ruinée par l'effet des révolutions, à ce vieux
serviteur de la tour de Wolcragy qui voulait se persuader à lui-même
et aux autres que la maison de ses maîtres n'avait rien perdu de sa
splendeur d'autrefois , et qui tirait de son esprit inventif les expé-
dients les plus imprévus et les plus bizarres, afin de sauver aux
yeux de l'étranger l'honneur de la maison (4).
Biais ce n'est pas le Toulouse d'aujourd'hui que M. Yaïsse s'était
proposé d'écrire, ce n'est pas non plus le Toulouse des siècles écoulés ;
il a choisi simplement dans ce passé, un coin, le xvui* siècle ; non
pour en raconter la grande histoire ; il ne porte pas ses prétentions
si haut ; il laisse celte tâche aux maîtres ; mais au dessous de cette
grande histoire, il y a la petite, non moins instructive que la pre-
mière; celle des mémoires et des récits intimes qui, sous une forme
familière, nous donne le mot de bien des intrigues et le secret de
bien des misères, et c'est à celle-là que M. Yaïsse s'est borné.
Toulouse devait être étudiée sous ses deux aspects, matériel et
moral. La ville de pierre et de brique nous a été révélée d'après trois
plans topographiques dressés au xviii« siècle et conservés dans les
archives municipales. M. Yaïsse nous a tracé la ligne de ceinture
des remparts, allant du moulin du Bazacle à la porte Lascrozes ; de
la porte Lascrozes à la porte Arnaud -Bernard, porte triomphale par où
les rois de France Louis XI , Charles lY, Charles YI, François !«',
Louis XIII et Louis XIY ont fait leur entrée solennelle, et où ils re-
cevfltent des mains des Capitouls , sur un plateau d'or ou d'argent,
les clefs de la ville, en signe de soumission. — D'Arnaud-Bernard le
rempart gagnait la porte Matabiau, et, de ce point, un angle rentrant
le portait brusquement jusque sous les murs de derrière du Capitole,
au lieu dit la Porte neuve. Ce qui fait voir combien la ville était alors
resserrée de ce côté, transformé aujourd'hui par les constructions des
quartiers modernes. De la Porieneuve l'enceinte se dirigeait vers la porte
St-Etienne, resserrant dans son ellipse un dédale de petits quartiers.
La porte Montoulieu et la porte Montgaillard formaient encore deux
stations ; puis la ligne des remparts arrivait à son terme naturel, à
la Garonne, s'appuyant à la porte du château Narbonnais, l'ancienne
(1) Retue ât TtnUouse, tome X, p. 206.
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— 172 —
résidence des comtes de Toulouse. — M. Yaïsse n^hésite pas à préférer
au système de défense que les nécessités politiques et les déôances
d'un autre âge avaient légué h Toulouse, la ligne imposante et les
contours gracieux de nos boulevards, et nous partageons entièrement
son avis.
11 nous a dépeint, à Fintérieur, les rues étroites, sinueuses, et
celles que bordaient les communautés religieusea tellement désertes,*
qu'une proposition fût faite en 4760 d'obliger les monastères à
bâtir des boutiques, de dix en dix toises, le long des rues et à les
louer à des artisans. Point d'éclairage public. Les gens de marque
se faisaient précéder d'un fallot; les bourgeois s^armaient d'une
lanterne. Les places et les approches des monuments publics man-
quaient d'air. La vie était dans les quartiers du midi ; 'aujourd'hui
elle s'est déplacée; le mouvement s'est porté dans les quartiers du
nord. Cest surtout autour du palais, à l'heure des audiences, que
régnait l'animation. ^ Toulouse ne comptait pas moins de 450 procu-
reurs. — La place du Salin était le lieu choisi pour les spectacles forains.
On n'avait à redouter aucun danger de la circulation des voitures.
On se croisait^ de temps à autre, avec une chaise à porteur, au ser-
vice de quelque grande dame^ comtesse ou présidente, et rien ne
gênait la marche indolente du citadin. Le soir, les bourgeois devi-
saient devant leurs portes; le paenu peuple, sous l'orme, près la
margelle du puits ; les femmes chantaient en chœur des cantiques
devant l'image de la Vierge; les gens de qualité jouaient la comédie
de société; les portes de la ville se fermaient à dix heures, et l'on
n'entendait plus que la voix du veilleur de nuit répétant d'heure
en heure ce refrain monotone : « il est minuit passé, priez Dieu
pour les trépassés. »
M. Taïsse a présenté ce tableau avec une élégance et une poésie
que ne laisse pas deviner notre récit sans couleur. Il a eu l'heureuse
idée de résumer cette première partie de son travail, en lisant, aux
applaudissements de toute l'assemblée, une fort belle pièce de vers
de M. le comte Jules de Rességuier, La Ville de Toulmse^ où l'on a
retrouvé un écho de toutes les harmonies qu'il venait de décrire.
Comme tous les phénomènes extérieurs ont leurs causes morales,
M. Yaïsse a cherché à expliquer le Toulouse de pierre par les quatre
grandes institutions qui donnaient autrefois à la ville sa vraie phy-
sionomie sociale : TEglise, splendeur traditionnelle de la cité et à
laquelle elle devait le surnom de «atnte; le Parlement, vestige de
la suprématie politique d'autrefois; 1c Capitoulat, symbole vivant de
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— 173 —
l'ancieDDe liberté ; TUniversité, dont les milliers d'écoliers attirés
dans ses murs, allaient reporter ensuite sur tous les points de
l'Europe, avec la gloire de leurs maîtres, le renom de Toulouse la
savante.
Toutes ces choses ont été dites et fort bien dites, et ont été écoutées
également avec une grande faveur. Mais un auditoire ne se contente
pas de choses raisonnables, il en veut aussi de singulières. 11 de-
mande de la fantaisie, et M. Vaïsse ne s'est fait faute de lui en donner.
Il a introduit, dans le cadre qu'il avait si bien tracé, un personnage
singulier qui a mis l'assemblée en belle humeur. Le besoin de rire est
un trait de notre caractère. M. Vaïsse avait eu l'heureuse fortune de
mettre la main, à la bibliothèque de la ville, sur les Mémoires manus-
crits d'un bourgeois de Toulouse, de Pierre Barthès, de Tounis, qui,
pendant près de cinquante ans, a consigné, jour par jour, sur un
registre qu'il appelle ses Heures perdues^ « les choses dignes d'être
transmises à la postérité, arrivées en cette ville ou près d'icy, depuis
1 737 jusqu'en 4784.»
M. Vaïsse a pris soin de prémunir tout d'abord son auditoire contre
l'effet des passages qu'il allait lire. « Il ne faut pas, a-t-il dit, faire à
Barthès plus d'honneur qu'il n'en mérite, ni prêter à ses Mé^
moires plus de portée qu'ils ne sauraient en avoir... Curieux et cré-
dule, Barthès représente l'honnête homme de son siècle, mais dans le
sens abaissé du mot, un équivalent du type de Monsieur Prudhomme,^
Barthès était donc condamné, avant même que M. Vaïsse eût lu une
seule ligne de ses Mémoires, et le public savait à quoi s'en tenir sur
ce qu'il allait entendre.
Pour Barthès, a dit M. Vaïsse, a la justice du Parlement est impec-
cable, et les décisions des Capitouls sont infaillibles. A ses yeux,
tout accusé est un scélérat, tout condamné un objet d'exécration. Cet
homme était atteint d'un autre travers ; il aimait passionnément les
exécutions. Le bourreau l'attirait; le spectacle des supplices ravissait
ses sens et son âme. C'était un dilettante de Téchafaud. Et, au
xvui* siècle, sa passion trouvait amplement k se satisfaire. »
M. Vaïsse a confirmé ce qu'il venait de dire par la lecture de plu-
sieurs extraits des Mémoires de Barthès. Quelques-uns ont provoqué,
par leur naïveté, l'hilarité générale ; d'autres, par exemple, le récit
détaillé de l'exécution d'un ministre protestant, François Rochette et
de trois gentilshommes-verriers, les frères de Grenier, ont soulevé le
cœur de dégoût.
M. Vaïsse en a tiré cette appréciation qu'il ne faut voir dans Barthès
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— 174 —
que Fesprit ancieD, l'esprit du bon vieux temps, Pesprit qui soufflait
aux mauvais jours de notre histoire.
Un chroniqueur cependant, dirons- nous avec un écrivain moderne,
un chroniqueur est un reflet de son temps ; il a vécu au milieu des
événements qu'il raconte ; ces événements Font saisi, et, en les racon-
tant, il a sansdoute raconté ses impressions et ses sentiments personnels,
mais quelque peu aussi les impressions et les sentiments d'autrui, car
quelques efforts qu'on fasse, on ne peut se soustraire k Tinfluence de
son époque, et tout chroniqueur, celui même qui fait grimacer This-
toire, en sera toujours Técho plus ou moins vrai, et un écho qu'il faut
toujours consulter quand on veut étudier une nation dans ce qu'elle
a de plus intime. On ne peut donc s'empêcher de reconnaître que
M. Vaïsse c^est montré fort modéré en présentant Barthês comme le
simulacre et non comme le portrait exact de ses contemporains. Et, ce-
pendant, que de Barthês nous connaissons ! La race n'en est pas éteinte.
La moralité qui découle de cet enseignement, c'est qu'en définitive,
Pesprit nouveau est meilleur que l'esprit ancien :
« Au lieu de regarder en arrière, de se répandre en plaintes va-
gues, et de gémir dans l'immobilité, a dit M. Vaïsse, en terminant,
que Toulouse tourne sa face vers l'avenir et qu'elle agisse... Le tra-
vail c'est la loi moderne ; c'est l'obligation de tous aujourd'hui où cha-
cun ne vaut que par ses œuvres. » Nous irons plus loin que M. Yaïsse.
Le travail, dirons-nous, est mieux qu'une loi ; le travail est mieux
qu'une obligation ; le travail est un privilège, et un des plus beaux que
Dieu ait accordés à l'homme. Que deviendrions^ous, hélas 1 sans le
travail?
M. Vaïsse a résumé sa lecture dans ces deux mots : Duiu bt la
Liberté.
Ceux de nos lecteurs qui n^ont point assisté à la Conférence, ou
qui n'ont pas lu dans le Journal de Toulouse (4) le travail de M. Vaïsse,
n'en auront qu'une image bien afiaiblie dans l'analyse que nons
venons d'en faire. Du moins, à défaut du texte, elles en aurMit
l'esprit, et cet esprit nous parait devoir donner bien peu de prise à
la critique. Le lecteur était tellement en garde contre lui-même, et
animé d'un si grand désir de ne froisser aucune opinion, qu'il a
pris soin de dire dans le cours de sa lecture : a Je le proclame bien
haut ; ma parole trahirait singulièrement ma volonté si, par mégarde,
elle blessait une susceptibilité ou si elle surexcitait un ressentiment.»
(4) Numéros des 9, 4 0 et 44 février 4866.
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— 175 —
Il a poussé le scrupule jusqu'à s'abstenir de toucher à plusieurs ques-
tions qui étaient dans son sujet, à l'affaire Calas, par exemple, racon-
tée en trois actes par Barlhës, parce que dans notre ville, le souvenir
de Calas a le triste privilège de s'offrir toujours à nous comme une
page contemporaine, et de réveiller les passions. £h bien, malgré
ces précautions et ces ménagements, M. Vaïsse n'a pu échapper à la
critique. Que disons-nous ? M. Yaïsse a été attaqué avec une violence
inouïe, et si, le jour même où cette attaque paraissait, Tauteur n'avait
pas donné à son travail une publicité complète, il aurait pu être re-
gardé par ceux qui ne Pont pas entendu comme le plus grand con-
tempteur des lois divines et humaines. L'auteur de la lettre qui a paru
dans la Voix de Toulouse ( n^ du 9 février ) est o si outré de tout ce
qu'on a déblatéré contre Toulouse et contre la religion, qu'il ^accuse-
rait presque de complicité s'il ne disait, au moins à quelqu'un, sa façon
de penser, p II ne veut pas « laisser refroidir son émotion. » S'il est
permis de comparer les petites choses aux grandes, siparva Hcet corn-
ponere magniSy Lord Chatam n'était pas plus indigné lorsque, vieux et
cassé de goutte, il se faisait porter à la tribune du parlement d'An*
gleterre pour repousser la proposition infâme de lâcher contre les
insurgés d'Amérique les bétes féroces des forêts du Nouveau monde,
et qu'il disait : u Je n'aurais pu dormir cette nuit dans mon lit ni
reposer ma tète sur mon oreiller, si je n'avais donné carrière à ma
haine, à mon éternelle haine contre ces odieuses éternelles barbaries.»
11 faut vraiment avoir écouté M. Vaïsse avec une bien grande pré-
vention, ou plutôt l'avoir bien mal compris, pour lui avoir prêté tout
ce qu'on lui reproche. Si M. Yaïsse avait l'habitude des allusions ,
des insinuations, on pourrait, peut-être, en tordant ses phrases, 'en
faire découler tout ce qu'on voudrait ; mais non, c'est un écrivain très
net et très accentué, et qui sait cependant, dans son immense désir
de ne blesser personne, adoucir les angles aigus de ses opinions.
Nature affectueuse, cœur ouvert et frahic, s'il pique, c'est sans venin,
comme l'abeille ; s'il fait de l'esprit, c'est de Tesprit français ; et l'es- •
prit français, a4-on dît, est comme le vin français; il ne rend les
gens ni brutaux, ni méchants, ni tristes.
Nous n'entreprendrons pas de réfuter l'article de la Voix de Toulouse;
-nous n'avons pas rhabilude de nous battre contre des fantômes.
Seulement, on nous avait dit que l'article serait sinon désavoué, du
moins adouci dans le numéro suivant, et nous avons vu avec peine
qu'il ti^en a rien été. Le principal reproche qu'on adresse main-
tenant k M. Yaïsse, c'est d'avoir fait un tableau incomplet. Eh !
messieurs, un peu de patience. Laissez-le, de grâce, respirer. On ne
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— ne —
peut pas tout dirô en une seule fois. M. Vaïsse ne vous a-t-il pas
annoncé que « si les Dieux et le public toulousain continuent k favo*
riser les Conférences, » il vous donnerait une série d'études sur le
vieux Toulouse ? il n'est qu'au commencement ; attendez donc la fin,
avant de juger. — Un troisième article qui vient de paraître dans la
Voix de Toulouse (n<>du S3 février), porte sur quelques époques de
Thistoire que le rédacteur juge à un autre point de vue que M. Vaïsse,
et il en promet encore un quatrième. M. de Grozelier est dans son
droit ; mais nous ne saurions le suivre sur ce terrain, sans nous
engager dans une discussion interminable.
Ce qui vient d'arriver à M. Yaïsse nous remet en mémoire une
aventure à peu près semblable, survenue à un de nos maîtres. C'était
en 4847, dans les premières années de la Restauration, — il y a bien long-
temps de ça ; — mais toutes les circonstances en sont restées gravées
dans notre mémoire avec la plus exacte fidélité. Nous étions au Lycée.
Un jeune professeur, plein d'ardeur et d'instruction, avait obtenu l'au-
torisation de faire une conférence sur la Révolution française. —
Ainsi, cette partie de l'histoire contemporaine dont l'introduction
toute récente dans le programme des études a soulevé tant de cla-
meurs, était permise sous la Restauration, à une époque bien voisine,
presque au lendemain du jour où les événements s'étaient accom-
plis. — Nous nous y portions en foule, et nous prenions des notes. Un
jour, le professeur avait dit, au sujet de Robespierre, cette phrase
un peu emphatique, dont le tour est imité de Bossuet : « Un homme
s'est rencontré d'une scélératesse d'esprit inconnue jusqu'alors ; nou*
veau Cromwel pour l'hypocrisie, sachant feindre la vertu au point de
se faire appeler le juste, l'incorruptible, Robespierre semblait ne
goûter de joie qu'à la vue ou à la pensée d'un crime. » Rentré dans
sa famille, un externe était occupé k mettre en ordre les notes qu'il
avait prises, lorsque son père s'approche, y jette les yeux et lit :
o Robespierre , le juste, l'incorruptible!..» U bondit; il éclate
en imprécations contre le professeur ; il court chez l'un, chez l'autre;
le soir, toute la ville était en émoi, et, deux jours après, le professeur
était mandé à Paris par le grand maître de l'Université. Ce grand
maître était M. Royer-Collard. La justification du professeur fut facile.
« Monsieur , lui dit le ministre en le congédiant , vous voyez à
quoi on est exposé tous les jours, même avec les intentions les plus
pures et les plus honnêtes ; retournez à votre poste et continuez à
bien faire.»
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— 177 —
GlNQUlàMB GOKFÉREKCE.
H. MOUNlER PÈRE. — Le Théâtre espa^TBOl.
Si les Français ont mérité qu'on leur adressât le reproche de ne
pas savoir Thisloire de leur pays, disions-nous à propos du sujet de
la Conférence précédente, ils ne sont pas mieux 6xés sur les littéra-
tures étrangères, en général, et sur la littérature espagnole en par-
ticulier. Le mot de Louis XIV : a II n'y a plus de Pyrénées , » n'est
pas applicable ici; Tassimilation avec le génie des écrivains espagnols
n'est pas faite en France, et, à Toulouse, peut-être moins qu'ailleurs.
Mais elle se fera. La création toute récente d'une chaire de littérature
étrangère à notre Faculté des Lettres a donné des résultats, qui
deviendront, avec le temps, de plus en plus sensibles. La partie
intelligente de notre ville se porte avec le plus louable empressement
au cours de M. d'Hugues. Les belles leçons de Tannée dernière sur
Shakespeare et ses contemporains, celles de cette année sur TAlle-
roagne et spécialement sur Schiller, sont une initiation heureuse à
des études trop négligées, et comme un acheminement à l'étude de
la littérature espagnole, que le professeur abordera sans doute
Tannée prochaine. M. Molinier a voulu, en attendant, nous en donner
un avant-goût dans les Conférences du Capitole.
— Le contre-coup de ces Conférences se fait sentir à la Faculté des
Lettres. Jusqu'ici les dames s'en étaient tenues éloignées ; les lectures
du soir les ont enhardies; elles savent maintenant le chemin de
Tamphithéâtre de la Faculté des Lettres, et nous en avons compté
aujourd'hui jusqu'à douze à la leçon de M. d'Hugues^ sur les Brigands
de Schiller. —
M. Molinier a expliqué, en commençant, comment il avait été amené
il faire partie des Conférences, et pourquoi il avait choisi le Théâtre
espagnol, pour Tobjet de ses lectures. M. Molinier a donné de fort
bonnes raisons, pour expliquer ses préférences, mais il en a oublié
une, la meilleure, une raison que sa modestie ne lui permettait pas
de laisser même deviner, et que nous, qui ne sommes pas retenu
par les mêmes considérations, n'avons aucun motif pour taire.
M. Molinier a été déterminé, dans le choix de son sujet, par la recon-
naissance. Le savant professeur de Droit criminel à notre Faculté est,
4i
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— 178 —
comme on le sait, une des lumières de la science, et ses ouvrages
font autorité en Espagne et en Portugal, aussi bien qu'en Allemagne
et en Italie. Lorsque le jeune roi Don Pedro Y, enlevé si tôt à Famour
des Portugais, forma une commission pour la rédaction d*nn Code
pénal, et fit entrer dans cette commission des jurisconsultes étran-
gers, ce fut sur M. Molinier que tomba la préférence du roi, qui
récompensa par la croix de TOrdre royal de Portugal les éminents
services que rendit, à celle occasion, le savant professeur de la Faculté
de Droit de Toulouse. Or, à vouloir faire des lectures sur la littérature,
M. Molinier s'est déterminé, — par un sentiment que tout le monde
s'explique, — pour les littératures étrangère.*, et, parmi ces litlératures,
pour celle vers laquelle le portaient plus particulièrement ses goûts
et ses études, la littérature espagnole; et il en a choisi le théâtre,
comme étant la branche qui offre l'expression la plus accentuée des
mœurs du midi de l'Europe.
Après quelques mots sur la langue espagnole, qui s'est dégagée de
bonne heure du latin, qui était déjà formée dès le milieu du xn«
siècle, langue riche, harmonieuse, — malgré quelques sons guttu-
raux, empruntés à l'arabe, — langue dont l'élude n'offre pas de grandes
difficultés, M. Molinier est passé aussitôt à l'hisloire littéraire. La pre-
mière gloire de l'Espagne, a-t-il dit, c'est d'avoir devancé en littérature
tous les autres pays de l'Europe et de leur avoir fourni de grands
modèles. « La littérature espagnole est une immense forêt où chacun
est allé ramasser le bois dont il s'est servi, sans l'avouer, pour cons-
truire son œuvre (4). d Selon le savant historien Ticknor, la littérature
espagnole se divise en quatre genres : Les Romances (^Los Romanceros),
les chroniques, les livres de chevalerie et le théâtre. L'art dramatique
a eu, en Espagne, la même origine que chez les autres peuples. Les
mystères d'abord, comme chez nous et avant nous, et avec les mêmes
excès. Le théâtre est sorti de l'église ; et, en Espagne, comme par-
tout, les prêtres ont été les premiers comédiens (3). Après les mystères,
le drame séculier, qui mit en action les hauts faits des héros chantés
dans les romances populaires. L'art dramatique véritable se révéla à
l'Espagne par la pièce de Celestina (464 0), tragédie en prose et en
(4) Cb. Habeoeck, Chefs d'œuvredu théâtre espagnol.
(2) Od D'à pas encore cessé, en Espagne, déjouer la passion de J.-C. L'auteur,
que nous venons de citer, M. Cb- Habeneck, rend compte, dans V Introduction qui pré-
cède sa traduction, des chefs-d'œuvre du théâtre espagnol , d'une représentation à
Madrid, en 4857, pendant la semaine sainte, delà Passion de Notre-Seigneur, drame
en cinq actes, et d'un nombre infini de tableaux ; et le récit qu'il fait de cette repré-
sentation est des plus saisissants.
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— 479 —
vingt et un actes, composée sous le régne de Ferdinand et d'Isabelle.
Elle passe pour une des œuvres les plus remarquables du théâtre
espagnol; elle eut plus de trente éditions, fut importée en France, en
Angleterre, en Hollande, en Allemagne ; c'est l'ouvrage enfin qui fut
le plus souvent lu avant l'apparition du Don Quichotte. La Celestina
engendra une foule d'imitations. C'est la conséquence du succès
d'avoir des imitateurs. L'impulsion était donnée. M. Molinier a men*
tienne, en passant, plusieurs auteurs qui ont eu du renom en leur
temps, et s'est hâté d'arriver à Michel Cervantes (4 547), et à Lopede
Véga (1562). Un passage fort curieux de Michel Cervantes, sur Tétat
du théâtre à son époque, a excité l'hilarité de l'auditoire. Cervantes dit
dans ce passage, extrait d'un prologue, qu'il a composé trente comé-
dies, qui ont été représentées a sans que les spectateurs aient lancé
des trognons de choux, ni des graines de citrouilles , ni les autres
compliments réservés aux piètres auteurs. »
Le principal intérêt de la Conférence s'est porté sur Lope de Yéga.
xM. Molinier a préparé l'auditoire à l'étude de cette grande figure
poétique, en citant le jugement de Michel Cervantes qui, avec un
désintéressement et une franchise qu'on ne rencontre pas toujours
chez les écrivains, même chez les plus grands, proclame Lope de Véga
o un prodige de la nature, qui s'est élevé à la monarchie comique, qui
a remph le monde de comédies bien ajustées, bien conduites, et en si
grand nombre qu'elles ne sont pas contenues dans dix mille feuilles. »
Le docteur Jean Ferez de Montalban, le contemporain et l'ami du
grand dramaturge espagnol, établit que Lope a écrit dix-huit cents
comédies en trois actes, contenant chacune environ deux mille vers^
et, de plus, quatre cents drames religieux. Tous ces écrits réunis,
théâtre, poèmes et œuvres diverses forment un total de cent trente-
trois mille pages et de vingt-et-un millions de vers. — Avec une pareille
fécondité, I^pe de Yéga a laissé bien loin derrière lui notre Alexandre
Dumas, malgré ses douze cents volumes. — Lope de Yéga impro-
visait avec une si grande facilité, que plus de cent parmi ses pièces
passèrent, a-t-il dit, en vingt-quatre heures « de la muse à la scène. »
Nous ne suivrons pas M. Molinier dans l'histoire de la vie de Lope
de Yéga, qui naquit à Madrid en 1562, deux ans avant Shakespeare,
et mourut en 4 635, à l'âge de 73 ans : vie fort remplie et fort agitée.
Cavalier galant, époux (il fut marié deux fois), père» soldat, prêtre,
Lope de Yéga passa par toutes les épreuves de la bonne et de la mauvaise
fortune. 11 connut la gloire comme jamais peut-être homme au monde
ne Ta connue de son vivant. Il a suffi à lui seul à alimenter tous les
théâtres de TEspagne. Il n'y en avait que deux à Madrid, au début de
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— 180 —
sa carrière dramatique; il y eo avait quarante, quand il la termina,
cinquante ans après. Il excita l'enthousiasme populaire jusqu'au
délire. On cherchait toutes les occasions de le voir ; on accourait sur
ses pas, on le suivait dans les rues. On en vint jusqu'à voir en lui
la personnification du beau , et, quand on voulait dire qu'une chose
était belle, on disait qu'elle était Lope, muy Lope ; comme ou disait
en France, du temps de Corneille : o c'est beau comme le Cid. » Tout
Madrid se montra aux balcons pour voir passer son cercueil, et, au
dire d'un contemporain , un grand cri s'éleva du sein de toute la
masse du peuple , lorsque le corps descendit dans les caveaux de
l'église de Saint-Sébastien.
Le théâtre si populaire de Lope a beaucoup perdu aujourd'hui de son
prestige, même en Espagne. L'invraisemblance dans la fable, l'incohé-
rence dans le plan, tous les défauts dont est entachée une œuvre
qui n'est pas le produit de la maturité et de la réflexion, M. Molinier
les a fait ressortir dans l'analyse qu'il a donnée de deux pièces, Le
Chien du berger et La Vie du vaillant capitaine Cespédès,
Le lecteur s'est fait écouter avec intérêt lorsque^ pour bien faire
comprendre le théâtre espagnol, il a peint un tableau des mœurs de la
nation ; lorsqu'il a dit que les différentes classes de la société y étant
plus rapprochées les unes des autres que dans le& autres pays,
l'hidalgo et le simple villageois y ont la même fierté, et un égal sen-
timent de leur dignité personnelle; que, si le noble Castillan, dés
qu'il se croit offensé, porte la main k la garde de son épée, le villageois,
qui n'est pas moins sensible à un pareil procédé, a aussitôt à la main
son grand et terrible couteau, son cùuchillo, sa navaja, qu'il manie et
qu'il lance avec une dextérité effrayante ; que, pour cette raison, dans
les rapports de la vie, on apporte toujours une exquise politesse et
les formules de salutation les plus obséquieuses; et que ce qui domine,
comme expression de ces mœurs, dans le théâtre espagnol, c'est le
point d'honneur auquel la femme est toujours prêtée faire le sacrifice
de son amour, et l'homme celui de sa vie.
Dans un rapprochement entre Lope de Véga et Shakespeare, qui
sont tous deux contemporains et qui ont représenté la vie humaine
telle qu'elle est, avec ses vertus et ses vices, ses grandes choses et ses
choses bouffonnes, M. Molinier place le poète espagnol bien au dessous
du poète anglais ; il ne trouve point dans le premier l'expression
profonde de la vie intérieure, la peinture des grands caractères ou
des gracieuses figures qu'on admire dans les œuvres du second. A ses
yeux, les héros de Lope et les femmes qu'il met à la scène ne per-
sonnifient rien, parce que l'auteur ne se propose ni de critiquer, ni
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I
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d^inslruire, ni d'élever Tâme, mais d'intéresser, d'amuser le public,
sans que celui-ci soi( tenu k de grands efforts pour le comprendre
et le suivre
Après avoir rappelé que Corneille avait été demander Le Cid au
Romancero espagnol et k Guilbero de Castro ; le MenUwr k la Vtrdad
sospechosa d'Alarcon, M. Molinier a été conduit k comparer le théâtre
français et le théâtre espagnol, et il en a montré les différences, en
mettant en regard Tun de Tautre Lope de Yéga et notre grand poète
comique, Molière. (Pourquoi avoir négligé de citer Victor Hugo parmi
les tributaires de Fart dramatique de l'Espagne ?)
Lope de Yéga a trouvé la langue castillanne toute formée, avec ces
allures vives et expressives, qui faisaient dire k Charles-Quint que
c'était la plus belle langue pour prier Dieu et pour faire l'amour ;
Molière , au contraire, a trouvé une langue qui était en train de
se former et de s'assouplir sous la plume de Pascal et de Bjlzac. La
versification ne présentait aucune gène à Lope de Yéga, la langue
espagnole s'écrivant en vers presque aussi facilement qu'en prose ; il
avait, d'ailleurs, la ressource du vers blanc, que n'admet pas la poésie
française. Molière et les autres poètes dramatiques du xvn« siècle
étaient tenus à l'observation des règles d'une poétique sévère, qui,
comme autant d'entraves, tempérait leur essor. Les règles d'Aristote
que Lope de Yéga gardait sous six clefs afin de les réduire au
silence, Molière et les poètes tragiques les respectaient, et s'inclinaient
devant elles comme devant les autorités les plus respectables ; enfin,
Lope de Yéga n'avait qu'un but, amuser la multitude, et les person*
nages qu'il inventait pour animer ses fables ne vivaient que d'une
vie fugitive et passagère, sans aucun de ces traits profonds d'obser-
vation qui les gravent dans la mémoire et en font des types impéris*
sables ; tandis que Molière, en cherchant à plaire, se propose en
même temps d'instruire et de corriger ; et les hommes de tous les
temps et de tous les pays pourront toujours se reconnaître dans ses
pièces où se reflètent, comme dans un miroir, les côtés beaux et
tristes de notre pauvre humanité.
M. Molinier a annoncé, en terminant, qu'il parlerait de Caldçron et
d'Alarcon dans sa prochaine Conférence.
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— 482 —
SIXIÈHE GOUFÉRCNCB.
M. DUG08 : I^ poésie t iM ehanto 4e rânie , par W^^ Âdolphine
Bonnet.
Le lectearde la Conférence du 19 février était M. Ducos, le Nestor
derAcadémie des Jeux Floraux, Pauteur de VÉpopée toulousaine ou la
guerre des Albigeois. Lorsque parut cet ouvrage, il y à quatorze ans,
au milieu des plus graves préoccupations politiques ,
Paavre oiseaa chantant dans Técume ,
Sar le mÀt d'an vaisseau perda ,
nous disions en tète d'un compte-rendu :
€ En des. temps meilleurs , Tapparition de ce poëme eût été un
événemant; le monde littéraire s'en serait ému ; les cent bouches de
la publicité l'auraient annoncé avec éclat; on eût vu la critique
divisée en deux camps, l'auteur encensé par les uns, honni par les
autres. — Quand reviendrez-vous, jours heureux, heures charmantes,
batailles paciGques, dont l'art et le goût faisaient tous les frais, et où
la politique ne tenait pas la plus petite place? — En nos temps d'in-
quiétudes et d'affaissement, l'œuvre du poète toulousain est passée
inaperçue. Voilà bientôt un an qu'elle a fait son apparition, et elle n'a
pas soulevé un grain de poussière sur ses pas. Elle est là, gisante sur
le sol, et pas une main qui la relève, pas une bouche qui la loue, pas
même une dent dédaigneuse qui la déchire. Entendez cependant la
voix suppliante de l'auteur : o Je vous offre l'œuvre de ma jeunesse
et de mon âge mûr ; que, vingt ans, j'ai méditée, retouchée, revue.
Mes chers concitoyens, ma vie s'est usée à l'écrire, et c'est pour vous
que je l'ai écrite. C'est l'histoire de nos aïeux que j'ai chantée, et je
Tai fait en bon fils. Faites trêve un instant à vos luttes, à toutes les
misères de la politique, et lisez une œuvre vraiment sérieuse, qui
sera ma gloire et la vôtre : oubliez les tristes réalités. Les astres ne
sont pas cléments; venez sous mon beau ciel; il est pur et sans
nuages: venez y respirer les brises et les parfums des fleurs. »
Et la foule passa, en détournant la tète ; non seulement la foule
bruyante, illettrée, qui n'entend rien à la poésie, mais les esprits
sérieux, intelligents. Ils n'accordèrent même pas au poète une de ces
heures de loisir indigne qui ne se refusent jamais.
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— 183 —
Il est vrai de dire que les temps n^étaieot pas k la poésie. L'atmos-
phère était enflammée et des éclairs sinistres sillonnaient l'air. Ce n'a
été que plus tard, lorsque le ciel se fut rasséréné, que la presse donna
quelque attention à Pœuvre de notre poète. Eh bien, ce que personne
ne fit alors, nous entreprimes de le faire; et nous donnâmes au Jour-
nal de Toulouse, qui voulut bien les accueillir, une série d'articles sur
le poëme de la guerre des Albigeois. Nous jugeâmes sérieusement une
œuvre sérieuse; et, malgré le ton un peu tranchant et trop absolu
peut-être que nous apportâmes dans notre critique , le poète ne s'en
offensa point : ce qu'il nous prouva par une lettre de remerciment,
très-bienveillante et très affectueuse.
M. Ducos a fait beaucoup de vers dans sa vie. — pas autant cepen-
dant que le poète espagnol, dont il a été question dans la Conférence
précédente. Indépendamment de VÉpopée toulousaine, en vingt-quatre
chants et qui comprend de seize à dix-sept mille vers, M. Ducos a
publié un volume de fables, — genre qu'il a abordé avec succès, et
vers lequel le porte plus particulièrement la nature de son talent; —
il a semé dans les recueils des Jeux Floraux, dans les journaux et
dans les Revues bien des pièces diverses. Nous croyons savoir aussi
qu'il tient en réserve, plus peut-être qu'il n'en a publié : comédies,
tragédies, odes, contes, satires, etc.
Au reste, M. Ducos vous prouvera qu'il était prédestiné à être poète :
i Jugez-en, vous dira-t-il avec une bonhomie charmante : Je suis né en
floréal, à Toulouse, rue des Fleurs; je m'appelle Florentin ; j'ai conquis
les fleurs des concours dans tous les genres de poésie, et je suis Main-
teneur des jeux floraux. Je ne pouvais mentir à ma vocation. » Et il
a suivi, sans résistance, le cours naturel de ses destinées.
Il faut convenir aussi que M. Ducos ne s'est point montré infidèle
envers la muse qui l'avait inspiré. Après avoir, dans sa jeunesse,
effeuillé si souvent, comme un bouquet d'églantines, ses fraîches
pensées aux genoux de Clémence Isaure, il ne pouvait, sans félonie,
la délaisser et la méconnaître à l'époque de ses chants héroïques ;
aussi a-t-il placé Pinvocation de son poëme sous le vocable de la
Patronne des jeux floraux.
M. Ducos est un vrai troubadour ; il aurait dû naître à l'époque des
cours d'amour. Comme il eût bien tenu sa place dans le tournoi de
poésie ouvert au château Narbonnais par Alice> la femme de Simon
de Montfort, dans cette fête brillante dont il a tracé un tableau si
poétique au xxu« chant de son poëme l Comme il aurait chanté déli-
cieusement, en s'accompagnant de la mandore, le Soufflet du juif, ou
la Reine aux pieds d'oie, ou quelque autre ravissante légende pro-
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— 484 —
vençale l M'est avis que le caractère du troubadour Marcel do VEfHtpée
toulousaine est une des créations qui ont été le plus sympathiques è
Tauteur; et qui sait si ce n*est pas lui-même quMl s'est plu à repré-
senter dans cet enfant de sa fantaisie ?
M. Ducos était donc bien venu à parler poésie. Presque octogénaire
(M. Ducos aura 76 ans le 98 avril prochain), il s'est senti jeune, et a
trouvé, à son début, un mot gracieux pour les dames, a L'on est
heureux, a-t-il dit, de parler po^ta devant des dames ; Ton est assuré
d'être compris. C'est à elles surtout qu'il appartient de saisir nu
passage toutes les nuances de la sensibilité, (outes les délicatesses du
sentiment, toutes les grâces de la pensée.... La femme est une poésie
vivante. » Comme suite à ce compliment, il a rappelé cette
expression de Diderot qui nous parait entachée d'afféterie : « Pour
parler dignement de la poésie, il faudrait tremper sa plume dans les
couleurs de Tarc-en-ciel, et emprunter au papillon la poudre de ses
ailes, pour la répandre sur le papier. i> Ce style maniéré ne va guère
avec l'idée mâle et sévère que l'on se fait de la poésie.
M. Ducos a cherché, d'abord, à définir la poésie et a cité les diffé-
rentes définitions qu'on en a données. Il a parlé de ses caractères et
de ses éléments. Il a établi en quoi la poésie diffère de la versifi-
cation : que celle-ci n'est que le vêtement et, en quelque sorte,
que Pécorce de celle-là ; que la poésie ne consiste pas dans la rime,
ni dans le nombre des syllabes, mais dans les sentiments, dans les
images, dans l'exaltation de l'esprit et du cœur, en un mot, dans
l'inspiration, rayon divin, rayon de flamme et d'intelligence, langue
de feu, qui descendit un jour du ciel sur la tête des apôtres, et qui
rayonne comme une auréole au front de tous les vrais artistes. Il Ta
montrée chez les prophètes à qui elle soufflait des chants sublimes ;
chez les sibylles, rendant des oracles sous la puissance du dieu qui
les dominait : Deus ! Ecce DeusJ
Arrivant à ce qui est particulier à notre ville, M. Ducos regarde le
pays toulousain comme éminemment poétique, parce que ses habi-
tants ont toujours honoré d'un culte fidèle et intelligent la musique
et la poésie, ces deux harmonies de l'âme. Le plus ancien témoignage
lui en est fourni par l'Académie du Gai savoir, fondée au xiv« siècle,
interrompue dans son cours, pendant vingt ans, à la suite d'un in-
cendie qui détruisit presque toutes les maisons de la ville, et restaurée
par la générosité de Clémence Isaure qui lui rendit ses fleurs d'or et
d'argent, dont l'éclat est resté le même depuis quatre siècles , his
idem semper honos. M. Ducos a cité les femmes, dont les noms ont été
le plus souvent proclamés dans les fêtes de l'Académie, depuis dame
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Villeneuve au xv« siècle^ jusqu'aux noms sortis glorieux des derniers
concours : M™ de Saint-George, M"»« Thore, M"»« Félicie Dayzac,
Mil* Natalie Blanchet, et, en dernier Heu, M^^* Âdolphine Bonnet, de
Muret. G^est à la récente publication d'un recueil de poésies de cette
jeune muse, les Chants de Vàme, que M. Ducos a consacré la seconde
partie de son entretien.
Nous avons lu avec la plus grande attention les poésies de W^* Adol-
phine Bonnet ; nous sommes revenu plusieurs fois sur les pièces qu'a
citées M. Ducos, et, malgré Tautorité qui s'attache au savoir et à
Texpérience de Pbonorable académicien, nous ne saurions nous
associer aux éloges qu'il leur a prodigués. Certes, les Chants de Vàme
sont l'œuvre d'une belle et noble intelligence, mais qui n'était pas
encore mûre pour la publicité. La langue et la poésie ont des secrets
qui ne se devinent pas et qu'on n'apprend pas en un jour. M"« Adol-
phine Bonnet est encore à l'âge où l'on étudie, où l'on amasse des
trésors, non à celui où on les dépense. 11 y aurait beaucoup à relever
dans ses vers. Nous regrettons, dans l'intérêt de l'auteur et de son
avenir, qu'ils aient vu le grand jour; nous craignons qu'en les publiant
M"e Bonnet n'ait cédé à un conseil qui pourrait être fatal à son talent,
si frais et si gracieux. Quand l'arbre a secoué sa floraison au printemps,
il ne produit pas de fruits k l'automne.
F. LACOlNTi.
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Conférenee faite à la Faenlté des Lettres de Paris,
le %0 février I80S» par M. F. Deiavicnie» doyen
de la Faealté des Lettres de Touloiise.
Lettre au Directeur de la Revue de Toulouse.
Paris, le 24 féTrier 4865.
Mon cher Directeur,
La SorboDoe était en fête lundi dernier, 20 février : une foule
impatiente assiégeait les portes; d'élégants équipages se croisaient
dans la rue, ordinairement silencieuse, oùs*élève le vénérable édifice;
malgré un froid assez vif, une queue, pareille à celle des théâtres les
plus suivis, se pressait entre des barrières, dans la grande cour encore
toute blanche de la neige tombée le matin : on sentait qu'une solen-
nité inaccoutumée allait avoir lieu. Une voix nouvelle, en effet,
devait se faire entendre : un professeur de province, M. Delavigne, de
votre Faculté des Lettres, appelé par le Ministre de l'instruction pu-
blique et annoncé depuis plusieurs jours, allait prendre la parole,
pour la première fois, dans ces salles illustres, toutes pleines encore
du souvenir des Villemain, des Guizot, des Cousin.
Tel était l'empressement que la grande salle de distribution des
prix du concours général fut bientôt iqsuffisante pour contenir un
brillant auditoire où les dames se montraient en grand nombre : les
tribunes regorgeaient ; les passages réservés pour la circulation, la
place laissée vide autour de la chaire ne tardèrent pas à être encom-
brés de chaises et de fauteuils ; l'appui des fenêtres se garnit d'au-^
diteurs. On se serait cru aux beaux jours du célèbre triumvirat qu'ap-
plaudissait avec tant d'enthousiasme la jeunesse de la Restauration,
ou à l'une des leçons ingénieuses et charmantes qui, de nos jours,
ont valu une si grande faveur au cours de M. Saint-Marc Girardin.
Ce ne fut pas sans peine que le professeur parvint jusqu'à son fau-
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— 187 —
feuil, et je ne pus me défendre d'un sentiment d'inquiétude, quand
je vis ee nouveau venu, habitué à l'auditoire restreint et familier de
votre Faculté toulousaine, en présence d'une assemblée aussi impo-
sante ', mais je me sentis bientôt rassuré. Si l'orateur partagea mon
émotion, il n'en laissa rien paraître, et c'est avec une aisance parfaite,
avec un organe net et sonore, qu'il commença la remarquable Con-
férence qui, pendant une grande heure, devait nous tenir tous sous
le charme.
Dans cette Sorbonne où la littérature française a été tant de fois
étudiée sous toutes ses faces, M. Delavigne a eu le singulier bonheur
de trouver un sujet à peu près neuf. Il nous a introduits dans ce
fameux salon qui continua, au dix-huitième siècle, la tradition de
l'hôtel de Rambouillet et qui occupait le local où se trouve installé
aujourd'hui le cabinet des médailles de la Bibliothèque impériale. Il
nous a fait connaître l'aimable figure de la marquise de Lambert, la
reine de ce salon, où se donnaient rendez-vous tous les grands esprits
du temps, et dont Fontenelle était le roi incontesté. M"^ de Lambert
et Fontenelle, telles sont les figures principales du tableau que nous
a présenté le professeur et dont les fonds sont occupés par Lamothe,
de Sacy, d'Argenton, le ?• Ruffier, M"» de Launay, Saint-Aulaire,
qu'un spirituel quatrain fit entrer à l'Académie, etc., etc. Dans M""» de
Lambert, c'est l'auteur des Avis d'une mère d son fils et des Avis
d'une mère d sa fille, c'est l'aimable moraliste, disciple de Fénelon
et précurseur de Vauvenargues que le professeur a mis surtout en
relief ; dai^s Fontenelle, c'est moins le grand esprit et le bel esprit que
l'inimitable causeur, laissant tomber de sa bouche légèrement entr'ou-
verte tant de fines et piquantes vérités. Mais ce qui nous a frappés
surtout, à travers ces causeries de salon et cette fameuse querelle des
anciens et des modernes, c'est un nouvel ordre d'idées qui se manifeste
de mille façons ; c'est le siècle nouveau qui s'annonce ; c'est la libre
pensée qui commence à se faire jour timidement et qui bientôt éclatera
de toutes parts avec Montesquieu et Voltaire.
Au berceau de ce grand dix-huitième siècle qui ouvre l'ère mo-
derne, on aime à voir, comme une fée bienfaisante, cette charmante
marquise de Lambert, dont M. Delavigne a fait ressortir, avec tant
d'émotion, les qualités de cœur et d'esprit, et dont il a cité quelques
lignes, empreintes à la fois de la haute raison d'un philosophe et de
toute la tendresse d'une mère. M. Cousin, cet historien passioppc des
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— 188 —
femmes du dix-septième siècle, a porté, sur celles du siècle suivant,
un jugement bien sévère : « Nulle ftme, a-t-il dit, nulle conviction,
» nul grand dessein sur soi-même et sur les autres, telles sont les
» femmes du dix -huitième siècle, et ce n'est pas moi qui me propose
» de leur servir d'historien. » M. Delavigne nous a semblé bien plus
équitable que son illustre devancier quand il a dit qu'un siècle qui
s'ouvre avec M"»© de Lambert et s'achève avec M"« Necker, M"»» Ro-
land, Mn« de Staël, a droit de rencontrer un historien pour ses femmes
célèbres.
Cette rapide et sèche analyse ne saurait donner une idée de la
brillante improvisation de M. Delavigne, improvisation que le sténo-
graphe des cours publics a relevée, et que j'espère bien lire un jour
tout au long dans la Revue de Toulouse^ où sa place est marquée
d'avance. Les bravos n'ont pas manqué au professeur, et, à chaque
instant, un rapprochement délicat, une fine allusion, une citation
heureusement encadrée, soulevait, dans ce public d'élite, ce discret
murmure de satisfaction, bien plus flatteur que les bruyants suf-
frages. Chose très-remarquable : dans cette grande salle, devant ce
public immense, qui semblaient exiger, comme l'a très-bien dit M.
Delavigne lui-même, un vaste tableau, chaudement coloré et brossé
largement, l'orateur a su faire valoir, à force de talent, ce qu'il a
modestement appelé un simple pastel ; pastel tout en demi-teintes,
dont pas une finesse, pas un trait, pas une délicatesse n'a été perdue.
De longues salves d'applaudissements ont constaté le très-grand
succès de M. Delavigne. La soirée a été bonne pour lui, bonne pour
les Facultés de Toulouse dont il a dignement soutenu la réputation
séculaire, et j'ai cru vous être agréable en vous donnant un avant-
goût de cette belle Conférence dont vous ne tarderez pas sans doute à
régaler vos lecteurs. — La grippe ne m'a pas permis de vous écrire plus
tôt. Nous voici au 24, et février n'a que 28 jours. Arriverai-je à temps
pour trouver une petite place dans votre prochaine livraison ? Oui, si
la Revue ne paraît pas le !•' mars. Mais, dans ce cas, que penserait
l'Europe?
Agréez^ etc. Jules Rbnoult.
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BIBUOfiRAPHK.
MoBo^raphles eoMBiMalMi ou Et «de stattstiqme, historiqae et
■MBaneatale ém dépArtenieBt te Tara, par ÉLIB A. BOSSiGTfOL.
— Première partie. — Arrondissement de Gaillac, tomes 1 et H. —
Toulouse, i864.
Ainsi que le dit l^auteur dans la préface de son volumineux ouvrage :
en histoire comme en toute autre science l'analyse doit précéder la
synthèse. A la première de recueillir soigneusement dans un cadre
méthodique, aussi complet que possible, les faits même d'un intérêt
local assez minime, parce que leur corrélation avec d'autres faits,
parfois sans plus d'importance apparente et parfois mal compris, ou
dont la découverte n'a pas encore eu 1ieu> peuvent devenir un jour
des docui'uents utiles. Isolés, ce ne sont que des atomes impercepti-
bles que semble devoir dédaigner le regard de Thistorien ; réunis, ils
se prêtent une mutuelle lumière et permettent à la synthèse de se
dégager plus facilement. A celle-ci il appartient de résumer les faits
connus dans une exposition générale, de les comparer attentivement
pour les mieux juger, et d'en tirer les conséquences philosophiques
qui sont les leçons de l'histoire.
M. Elle Rossignol a voulu prendre place parmi ces pionniers de la
science qui rassemblent à grand'peine les matériaux épars de notre
histoire. 11 l'a fait avec le zèle le plus louable ; nous voudrions pouvoir
ajouter avec le plus grand succès, mais le succès en pareille matière,
pour si justifié qu'on le suppose, ne peut jamais dépasser des limites
assez étroites. Il faut avoir le courage du dévouement et être soutenu
pur la conviction d'être utile, pour entreprendre volontairement une
œuvre laborieuse qui n'obtiendra qu^une publicité restreinte et une
bien faible récompense. C'est un mérite trop rare pour que la critique
se dispense de le faire ressortir avant de s'occuper de l'œuvre même
soumise à son examen.
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Ëotraioé, en quelque sorte, par des études favorites qui lui ont per-
mis de découvrir une foule de documents inédits, relatifs au territoire
albigeois dont il édudiait le passé, M. £. Rossignol a vu qu'il fallait
nécessairement pratiquer de larges et de nombreuses éclaircies dans
la forêt obscure, avant d'y tracer les routes nouvelles qui conduiront
un jour le voyageur jusque dans ses recoins les plus ignorés. L'étude
des textes et celle des monuments lui sont venues en aide et ont été
simultanément utilisées par lui. Les documents historiques fournis par
les textes acquièrent une importance plus grande lorsqu'on les rap-
proche des monuments de Tarchéologie, c'est-à-dire des œuvres
visibles et durables contemporaines des faits qui passent. Ces œuvres
bâties, peintes ou sculptées, empruntent aux arts du dessin le pou-
voir de perpétuer le souvenir de leur âge, et forment par cela même
une branche essentielle de l'histoire. Us s'adressent aux yeux avant
de parler à l'esprit. Exécutés dans leur ensemble ou dans leurs détails
avec plus ou moins de perfection, et parvenus jusqu'à nous dans un
état de conservation ou de ruine, ils nous laissent à retrouver les
règles de l'art et la pensée symbolique qui présidèrent à leur création.
Les documents écrits sont, au contraire, des lambeaux de l'histoire
qui parlent rarement aux yeux par leur forme extérieure. Leur
signification est d'habitude plus intime, plus difficile à percevoir et
k coordonner avec celle des autres textes connus. Lorsque le cher-
cheur, après les avoir découverts, les a mis à la disposition de tous
pour servir de base à ses argumentations et de moyen de contrôle à
ceux qui les apprécient, il a accompli sa tâche, mais alors commence
celle de l'historien qui se propose de former un corps homogène de
ces matériaux confus.
M. Elle Rossignol n'a accepté le premier rôle que pour arriver plus
facilement au second qu'il se réserve pour l'avenir, c'est-à-dire
immédiatement après la publication de ses monographies commu-
nales. Nous n'avons à Papprécier pour le moment que dans la mise
en œuvre de ses travaux préparatoires et d'après les deux volumes
qui ont paru jusqu'à ce jour.
Ces deux premiers volumes sont entièrement consacrés aux can-
tons de Cadaleu et de Gaillac. Les deux suivants, qui doivent com-
pléter la première partie des monographies communales du départe-
ment du Tarn, c'est-à-dire celles de l'arrondissement de Gaillac,
seront consacrés aux six autres cantons de cet arrondissement, trois
par volume au lieu d'un seul. Cette division inégale serait-elle une
conséquence du sujet? 11 est au moins probable qu'il y aurait tout
autant à dire et à recueillir sur les six cantons qui restent à publier,
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— <91 —
— Cordes, Vaour et Caslelnau de Montmiral, » Salvagnac, Rabastens
et Lisie, que sur les deux, Cadaleu et Gaillac, qui remplissent un
volume chacun ? La raison de la disproportion singulière qui frappe
celui qui veut se rendre compte de Féconomle de Touvrage, avant de
le lire, doit être prise ailleurs et tient à d'autres causes.
L'histoire du livre sert ordinairement à mieux comprendre le livre
même. Disons-en quelques mots.
M. Elie Rossignol, avant de concevoir le projet des monographies
communales du département du Tarn, avait écrit une HisUnre de
r abbaye de Candeilj au diocèse d'Albi, ouvrage couronné par T Aca-
démie des Sciences, inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse. Ces
premiers efforts, récompensés par le succès, furent pour le lauréat
un attrait irrésistible vers de nouvelles études, où son esprit inves-
tigateur pourrait s'exercer avec moins de gène. Il avait recherché
daD6 rhistoire de Tabbaye celle de son pays natal, qui eut pour
seigneurs, pendant plusieurs siècles, les abbés de Candeil. 11 fui
amené ainsi à recueillir beaucoup de documents relatifs à Thistoire
de la contrée environnante, dont Gaillac est la ville principale.
Le désir d'écrire des monographies des communes, des cantons,
des arrondissements, et enfin du département du Tarn tout entier,
fut la conséquence de ces premières études. Le cadre nouveau adopté
par Tauleur s'élargit si bien, que l'histoire de l'abbaye de Candeil ne
devait plus être qu'un chapitre des monographies. Les proportions en
furent démesurées, car elle occupe à elle seule plus de la moitié du
premier volume. C'est une histoire complète, où rien n'a été omis,
insérée de vive force dans un recueil de courtes et substantielles
notices. L'auteur, qui, dans la fermentation du travail, le voyait
s'étendre peu à peu comme la pâte sous le rouleau, pouvait difficile-
ment se résoudre à mutiler son premier livre pour le mettre en
harmonie avec la distribution du second.
11 y avait peut-être quelque témérité à s'aventurer dans une si
laborieuse entreprise, un peu trop de hâte au moins dans ces aspira-
tions juvéniles qui n'auraient pu que gagner à être mûries ; mais
nous devons à l'impatience de l'auteur de livrer au public le fruit de
ses recherches^ d'avoir déjà deux volumes d'histoire sur deux can-
tons. Nous ne reprocherons pas à l'histoire de l'abbaye de Candeil sa
longueur anormale, puisque c'est à elle que nous devons ces intéres-
santes monographies destinées à conserver une foule de documents
précieux.
L'origine du livre dit assez pourquoi M. £. Rossignol a commencé
par l'arrondifisemeijt de Gaillac, qui u*aurait dû occuper que le troi-
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— 192 —
siéme rang, après Albi et Castres, suivant Tordre administratif. H a
commencé par ce qu'il savait le mieux, et, pour se donner le temps
d'apprendre aussi bien le reste. Il publiera encore deux volumes,
selon toute apparence, dans le courant de Tannée prochaine, pour
terminer la première partie de ses monographies communales. Arrivé
à terme, il n'aura pas même accompli le quart de sa tâche, car il lui
resterait encore un travail semblable et plus étendu pour les trois
autres arrondissements du département du Tarn, ceux d'Albi, de
Castres et de Lavaur. Espérons qu'il recueillera assez de sympathies
pour ne pas être découragé avant la Gn. Nous ne craignons pas, à
coup sûr, que l'artiste fasse défaut à l'œuvre et s'arrête un jour,
harassé de fatigue, sur une pierre du chemin. Nous savons qu'il
saura lutter contre bien des obstacles pour s'avancer, autant que
possible, dans le rude et âpre sillon de la publicité provinciale ; mais
faudrait-il encore qu'on lui tendit une main amie pour Taider à
franchir les passages les plus difficiles. Le conseil général du dépar-
tement a donné, à cet égard, par ses éloges mérités et par ses encou-
ragements matériels, un exemple qui aura sans doute beaucoup
d'imitateur». Il est en Albigeois, et dans les pays circonvoisins dont
Thistoire se confond avec la sienne, bon nombre de personnes heu-
reusement à même de prouver par leur accueil sympathique réservé
à ce nouveau livre, qu'elles s'intéressent encore au souvenir de leurs
ancêtres et aux choses du passé.
L'œuvre de patience et d'érudition entreprise par M. Rossignol est
de celles qui exigent des coopérateurs de toute sorte. Favoriser la
publication de tels livres, c'est y concourir ; c'est participer à la
découverte des trésors enfouis dans les archives des communes et
des familles et assurer leur conservation.
L'ouvrage débute par un aperçu historique et géographique du
département du Tarn. Dans cette exquisse rapide et intéressante, Tau-
leur effleure les sommets de Thistoire et pose les jalons autour desquels
les détails viendront successivement prendre place. H ne signale, à
ce qu'il me semble, les faits principaux qui dominent la scène, que
pour en laisser désirer et mieux comprendre les développements ulté-
rieurs. Ces grandes lignes de l'ensemble devront se ramifier à Tinfini
et former par la suite un vaste réseau. Elles permettront en consé-
quence de toucher à tous les points du territoire, de suivre à chaque
époque l'existence de chaque commune, l'origine, les progrès, et
souvent la fin des institutions civiles et religieuses.
Des considérations historiques et sommaires sur l'arrondissement
et sur les cantons dont il est formé, précédent les notices commu-
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— 193 —
naies, à la suite desquelles figurent les documents inédits ou pièces
justificatives. Les mêmes faits se trouvent ainsi quelquefois rappelés
en d'autres termes, à propos de diverses localités, parce qu^elles ont
participé aux mêmes événements. C'était inévitable dans un livre
composé de notices distinctes, semblables par la forme et ayant au
fond beaucoup d'analogie entre elles. Cette division de l'ouvrage était
nécessaire pour grouper les documents relatifs à chaque lieu. Lors-
que ce premier travail sera terminé, il restera, comme nous l'avons
déjà dit, à en condenser les éléments dans une histoire générale dont
les monographies n'auront été que la préparation.
Ces monographies bornées jusqu'à ce jour à deux cantons, suffisent
pour nous permettre d'en signaler l'intérêt réel comme élude histori-
que et monumentale du département du Tarn, Le titre de l'ouvrage dit
bien encore que catte étude est stoti^^tgue, mais on ne s'en, aperçoit
guère à la lecture des deux premiers volumes, et le peu qui s'y
trouve est loin de répondre aux exigences de cette science moderne.
Tenons le mot pour non avenu et tout sera dit à cet égard. L'ou-
vrage est assez bien rempli avec ses notices multiples, véritables
révélations historiques, malgré de savantes publications antérieures,
et avec ses descriptions de monuments et objets d'art illustrés parfois
de lithographies, pour pouvoir se passer de la nomenclature exacte
des chemins vicinaux.
Le second volume des monographies est consacré tout entier au
canton de Gaillac, et la majeure partie à la commune de ce chef-lieu
d'arrondissement. L'auteur ne s'est pas contenté d'écrire pour elle,
comme pour les autres, une simple notice. L'abondance des maté-
riaux lui a fait préférer, au lieu d'une histoire chronologique et
suivie, une série de mémoires distincts qui se relient sans se con.
fondre.
Ainsi, le récit des événements de l'histoire générale dont Gaillac
a été le théâtre précède l'histoire intérieure de la ville, c'est-à-dire
de son administration municipale. Un chapitre est consacré aux
hommes célèbres. On remonte ensuite la chaîne des temps pour
étudier l'administration judiciaire, et, après elle, l'administration
ecclésiastique de la ville. Les souvenirs archéologiques viennent plus
tard. Ces divers sujets, au lieu de marcher de front, se déroulent un
à un, sans tenir compte de leur coexistence et amènent forcément de
nombreuses redites. Ce système peut avoir pour résultat de rendre
la lecture d'un ouvrage moins attachante, mais elle facilite les recher-
ches, et il ne faut pas oublier que c'est surtout en vue des recherches
à faire, des souvenirs à conserver que ce livre a été entrepris. C'est
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un répertoire méthodique d'hisloire et d*archéologie pour le départe-
ment du Tarn. Compris et exécuté dans ces conditions, il ne pouvait
manquer d'être curieux à lire et utile à consulter.
En traitant de la sorte chacune des questions spéciales dont il se
compose, il fallait renoncer au prestige des peintures riches de vives
couleurs et d'images pittoresques et saisissantes. Un inventaire de
chartes se prête peu à l'éloquence et brise les ailes à l'imagination.
N'exigeons pas de l'auteur plus qu'il n'a promis. Néanmoins, dans les
limites qu'il s'est faites, il est permis de se demander s'il n'aurait pas
pu donner à ses récits un peu plus de vie et de mouvement. Il semble
parfois qu'il a été débordé par la multitude des détails recueillis, et
quMl a mis plus d'empressement à nous les faire tous connaître que
de soin à les revêtir d'pne forme agréable. Mais encore sur ce point,
nous ne sommes pas justes, car il aurait sans doute fallu pour cela
sacrifier beaucoup de détails secondaires qu'on ne lit d'abord qu'avec
le pouce, et qu'on est un jour ou l'autre bien aise de retrouver. Ils
sont rarement superflus dans un recueil d'histoires locales. Nous ne
voulons pas dire, toutefois, qu'il n'y a pas de limites possibles et que
le modèle du genre soit offert par cet archéologue belge qui se borne
à publier des documents relatifs à la ville de Tournay, sous le titre
modeste d'Essai chronologique, et qui n'a pas mis au jour moins de
cent quatorze volumes. Est modus in rébus.
Si l'on est tout étonné que l'auteur des monographies communales
de l'arrondissement de Gaillac ait pu découvrir tant de choses et de
si inattendues, on regrette par contre qu'il ait été quelquefois d'une
trop grande réserve dans ses appréciations. Des récits insuffisants
pour faire ressortir l'importance et la valeur d'un fait historique
peuvent être un mécompte pour ceux qui les lisent.
Nous sommes reconnaissants envers un auteur de ce qu'ail nous
apprend de l'histoire de notre pays, et d'avoir pris le soin de fixer
dans un livre les souvenirs fugitifs de la tradition populaire, mais il
est fâcheux, surtout pour les époques qui nous touchent de plus près,
d'exposer des souvenirs à demi-exacts, faute d'être assez complets,
alors qu'il aurait suffi de descendre dans la rue et d'interroger les
vieillards pour les compléter.
Ces réflexions se présentent à l'esprit^ notamment lorsqu'on cher-
che à savoir ce qu'étaient les corporations religieuses en Albigeois aux
approches de la Révolution : de quelle manière s'y accomplit cette
impitoyable chasse aux couvents, sous la conduite des limiers de
l'école philosophique, enfin, la curée qui en fut la suite. On ne saurait
oroire, par exemple, qu'un certain jour la cloche sonna comme
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— 195 —
d'habitude pour l'office du matin, et que ie soir, à l'étonpement de
tous, il Q*y eut plus dans les cloîtres déserts que des administrateurs
du district inventoriant les biens des moines. Ces deux faits ne sont
que des scènes d'un drame instructif qui eut ses héros de la foi et du
dévouement à opposer à de tristes défaillances. Nous sommes d'autant
plus désireux de les coilnaitre que les auteurs furent ceux-là même
qui nous ont précédés dans la vie et que les leçons à retirer nous
touchent de plus près.
Les événements humains ne sont des surprises que pour ceux qui
n'observent pas. Avant que la foudre éclate, il est des signes précur-
seurs qui laissent deviner Torage, et ces signes peuvent s'apercevoir
de tous les points de Thorizon. C'est à Thistorien, se renfermât-il
dans une étude spéciale et modeste, de remonter en peu de mots à
l'origine des causes, de les suivre dans leur marche incessante, et,
si elles ont eu pour dénouement la fin d'une institution sociale, de con-
sidérer autour de lui les ruines qu'elles ont laissées après elles. Les mo-
nographies communales de deux cantons de l'arrondissement de Gail-
lac qui viennent de paraître à Toulouse, présentent à cet égard une
lacune, sans doute parce que l'auteur s'est exagéré les difficultés de
la tâche. L'expression de nos regrets est bien moins une critique
qu'une preuve de plus de l'intérêt que nous inspire le livre de
M. Elie Rossignol. Grâce à des ouvrages de cette nature, l'histoire
s'enrichit sans cesse de nouvelles découvertes. Toujours reconstruite
sur des plans nouveaux, avec plus ou moins d'art et de talent, et
toujours à refaire, l'histoire prend les physionomies les plus diverses,
suivant les tendances de l'écrivain et les préoccupations de l'époque
où il vit; mais elle offre aux lecteurs d'autant plus de garantie de se
rapprocher de la vérité que les documents recueillis pour elle sont
plus nombreux, plus complets et commentés avec plus d'intelli-
gence. Sous ce rapport, les monographies communales que publie en
ce moment M. Elie Rossignol sont appelées à rendre de grands services
en élargissant le cadre de nos connaissances historiques.
G. DE CLiVSADB.
BabutenB (Ttrn), décembre 1864.
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LA RÉVOLTE, ou CE QUE FILLE VEUT!...
Comédie en nn acie.
PERSONNAGES s
GÉDËON DB SAINT-RAMBERT, colonel de dragons en retraite.
PAULE , 8a nièce.
JACQUELINE , femme de chambre. .
BLAIREAU , valet de chambre du colonel.
La scène se passe en Toaraine, au ch&tean du colonel de Saint-Rarobert.
Un jardin. — A droite, la façade du château, faisant angle en saillie sur le
devant de la scène.
SCENE PREMIÈRE.
Blaireau, Jacqublimb.
Blaibbao {sortant du château). — Ah t par exemple 1 ceci «st trop fortl
Jacqcelinb (arrivant par la gauche). — Quoi donc?* Que se passe- t-il,
Blaireau?
Blaibbau. — Ah ! c^est vous, Jacqueline !
jACQUBLiifB. — Oui, je reviens de la ferme. Eh bien?
Blaihbau. — Eh bien 1 ne voilà-t-il pas que monsieur le colonel m^envoie à
l'éc^irie I...
Jacqublirb. — A l'écurie I Pourquoi faire ?
Blaibbau. — Pour lui seller et brider Atalante^ attendu qu'il s'est mis en
tôte de faire aujourd'hui une promenade à cheval.
Jacqublinb. — A cheval I Avec sa goutte et ses rhumatismes 1 A cheval ! Mais
cela lui a été expressément défendu par le médecin.
Blairbau. — C'est ce que je lui ai dit et répété, avec toute l'éloquence dont
un valet de chambre est susceptible.. . Ab 1 bien oui 1 Je n'ai réussi qu'à le mettre
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. — 197 -
en fnrear et à Ini faire venir à la bouche les jurons les plus effroyables : Corbleu !
sacrebleu t nom d^nne citat]^llc ! tonnerre et mitraille !...
JACQUBLiifB. — Je sais, je sais ses litanies à lui, ses oremus de caserne et
de bivouac... Ah çàt mais décidément, il entend profiter de Pabsence de made-
moiselle Paule pour redevenir momentanément ce qu*il était autrefois?
Blàihbâu. — Il parait. — C^est merveilleux pourtant que cette pethe fille ait
su le mettre si vite et si bien à la raison ! Voilà un colonel , un colonel de dra-
gons, qui, forcé par ses blessures de prendre sa retraite avant Page, se retire dans
.«es terres^ ici, en Touraine. Bonhomme au fond , mais d^une humeur farouche ,
colère , indomptable, il ne tarde pas à devenir la terreur do tous ses serviteurs,
car il les traite à peu près aussi cordialement qu^il traitait en Grimée et en Italie
les Russes et les Autrichiens. Cesi un enfer chez lui, c*està n^y plus tenir !...
JACQUBLiifB. — Lorsque un beau matin, il y a trois mois de cela, nous grrive
de Saint-Denis, où elle venait de terminer son éducation, une nièce, une pupille du
colonel, mademoiselle Paule, la plus gentille et la plus adorable enfant qu^on
paisse imaginer 1...
Blaibcau. — Ah I oui... mais avec ça, une petite tête, une volonté!...
Jacquelirb. — Certes !.. Elle enlend son oncle gronder, crier, jurer, parler à
ses gens du ton le plus despotique : « Ah I Phorrible langage I s*écrie*-t-elle ; ah I
Paffreux caractère!... Oh! mais je suis là, et nous allons voir I... » Et dès ce
moment, avec Tadresse d'une petite chatte, employant tour à tour les reproches et
les càlineries, les menaces et les caresses, elle prend sur Pesprît de monsieur, un
empire absolu, et du chacal elle fait un agneau, un agneau bêlant. Le naturel re-
paraît bien de temps en temps; mais la moindre tentative de révolte est aussitôt
réprimée, et le terrible colonel GédéondeSaint-Rambert est devenu définitivement
iV-îclave docile et charmé d'une fillette de dix-huit ans.
Bmibbau. — Oui ; mais le voilà depuis deux jours maître au logis, par suite
du départ de mademoiselle Paule qui, sous la conduite de M. Théodule Gaspardin,
notre plus proche voisin et Pami de la maison, est allée à Tours...
Jacqcblihb. — Pour assister au mariage de mademoiselle Blanche de Nerville,
sa cousine...
Blairbau. — Elle est là pour huit ou dix jours. Mais elle venait à peine de
nous quitter que déjà M. le colonel Ah ! le \oici ! Gare Porage !
SCÈNE II.
Lb8 MftiIBS , LE COLORBL DB SAlIfT-RAMBBftT.
Li CoLoifBL (sortant du château). — Eh bien I Blaireau, est-ce fait F Àtalante
est-elle prête ?
Blairbau. — Mon Dieu ! monsieur le colonel... Tenez, monsieur, je vais vous
dire. Ta! consulté Jacqueline, et Jacqueline a pensé, comme moi, que vous ne
deviez pas vous permettre de monter à cheval.
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— 198 — •
Lb Golorbl. — Gommenl ! drôle, ta oses encore... Et vous, Jacqueline, vous
avez riDsolence... I *
Jacqublihb. — Tout doux, monsieur, tout doux. — Eh bien ! oui, puisque
Blaireau m^a mise en avant , oui, je déclare m^opposer à cette promentde à cheval
que vous avez eu la folie de projeter.
Lb Golorbc. — La folie 1... Corbleu ! vertubleu !
Jâcqublinb. — Oh 1 dispensez-vous de jurer... d^abord, parce que vous ne me
feriei pas peur ; ensuite, parce que je le dirais à mademoiselle, qui vous mettrait
en pénitence. — Mais raisonnons un peu. Vos douleurs de goutte vous ont empê-
ché d^accompaguer votre nièce à Tours, et c^est un ami, c^est M. Gaspardin qui a
dû partir 4 votre place. Pour vous cependant,' le calme, le repos, le régime le plus
modéré, telle est Tordonnance du médecin. Eh bien ! au lieu de la suivre, depuis
deux jours, depuis que mademoiselle n^est plus ici, vous ne faites que boire du
rhum, fumer, gronder , jurer, sacrer comme un païen I... Est-ce raisonnable ?
Est-ce une conduite, ça?. .. Mais ce n^est pas tout ! El pour ne pas vous arrêter
en si beau chemin, voici que maintenant vous voulez enfourcher le perdreau à
quatre pattes et caracoler dans la plaine 1.*.
Lb Golobbl. — Il n^est donc plus permis à im colonel de cavalerie de monter
à cheval ?
Jâcqublinb. — Non, quand ce colonel de cavalerie est en retraite pour cause
de blessures ; non, quand il a la goutte et des rhumatismes ; non, quand ça lui a
été rigoureusement interdit par son médecin — et surtout par sa nièce !
Lb Golohbl. •* Par sa nièce I... Eh ! morbleu ! Paule se trouve loin de moi
pour plusieurs jours. Et puis, nediraitH)n pas, à vous entendre, que je ne puis
rien faire sans Tagrément de cette petite fille, et que j^ai cessé d'avoir une volonté
pour me conformer entièrement à la sienne?
Jâcqublihb. — Dame! monsieur...
Le Golohbl. — Allons donc ! allons donc ! Pour lui être agréable, j^ai fait mine,
dans ces derniers temps, d^obéir à ses petites fantaisies, de me plier à ses caprices
enfantins ; mais, au demeurant, il y a tant d^énergie et de fermeté dans mon ca-
ractère, je suis si bien une barre de fer...
Jâcqublinb {riant), — Vous me ferez croire ça, si vous pouvez.
Lb Colonbl. — Comment! si je peux !... Voilà de Timpertinencc, ou je ne m^y
connais pas ! — Mais , en vérité, je suis bien bon dVntrer avec des valets en
explication réglée et de leur donner des raisons de ma conduite! {A Blaireau.)
Allons, drôle, qu^on m^obéisse, et qu^on fasse à Tinstant même ce qui devrait Olro
déjà fait. A Técurie, mille tonnerres ! à Técurie 1
Blaireau (avec flegme), — Monsieur, si mademoiselle était ici, je suis sûi et
certain qu'elle ne m'y enverrait pas. Donc...
Lb Colohbl (s' emportant). — Encore ce refrain ! Encore et toujours maJe-
moiselle I mademoiselle!... Eh bien 1 mademoiselle fûtrelle présente, mademoiselle,
te dit-elle : « Je ne veux pas. Restez. » -— Je le dirais, moi : « Je veux ! Mar-
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— 499 —
che. » Et pour forcer à Pobéiasance au valet récalcitrant, voici comment je m'y
prendrais I {Il lui donne des coups de cravache).
Blaireau (criant). — Aïe 1.^. Oh 1 là 1 là ! oh ! là ! là I
Jacooblirb. — Aht monsieur!... Quoi ! des coups de crarache à ce pauvre
garçon !. . . Oh I quand mademoiselle apprendra..., car elle rapprendra, monsieur;
je me ferai un devoir, n*en doutez pas, de lui dénoncer un pareil act^de férocité...
Blairbau (pleurant presque), — Et moi donc ! Oh I oui, que je le lui dirai !
oh I oui, monsieur ! — Oh 1 là ! là I
Lb Colokbl. — Eh t qu^elle le sache ou quVle Tignore, que m^importe? Je
suis résolu à rétablir mon autorité sur des bases inébranlables, et je veux que
désormais dans cette maison tout le monde tremble devant moi ; oui, tout le
monde, à commencer par ma nièce, que je suis impatient de revoir, pour lui dire,
pour lui signifier, ohl mais là bien en face et carrément...
Jacquslinb {montrant à gauche). — Eh mais ! voyez donc, monsieur... là-bas,
celle voiture... Ne dirait- on pas?..: Mais oui! mais oui! G^est elle! c^est elle-
môme, la voiture de M Gaspardin.
Lb Golohel. — Hein F
Blaireau. — GVst elle, effectivement. Elle arrive à la grille de notre jardin.
jAciQUBLiNB. — Elle sVrète. Une personne en descend, et celte personne c^est...
Lb Colokbl (s'écriant). — Paule !
Jacoublikb. — Mademoiselle Paule! (Gaiment) Ah! ah !...
Blaireau (de même). — Ah! ah !.%.
Lb CoLoifBL (à part). — Ah ! diable ! — (Haut). Est-il possible? Paule, déjà
ici I Paule, dont Tabsencc devait durer jusqu^à la fin de la semaine prochaîne I
Jacqueline. — Voyez , voyez ! Elle vient vers nous en courant, la chère petite,
tandis que M. Gaspardtn conduit sa voilure chez lui.
Blaireau (d'un ton goguenard). — Eh bien ! monsieui), vous voilà servi à
souhait, et vous devez êlre bien heureux 1
Jacqueline. — Il vous tardait tant qu'elle fût de retour.. .
Blairbau. — Pour lui dire bien en face...
Jacqueline. — Pour lui signifier, oh ! mais là carrément...
Le Colonel (à part, avec embarras). — Hum ! hum l...
Blaireau. — Elle approche...
Jacqueline. — Elle arrive... Ah î venez, mademoiselle, venez, venez, et soyez
la bienvenue.
SCENE m.
Les MânEs, Paule.
Paule (arrivant par la gauche en courant). — Me voici, me voici. Bonjour,
mon oncle.
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— 200 —
Lb CoLOfOEL. — Bonjour, mon enfaut. — Je sois enchanté de te revoir. Mais
j'avoue ..
Pauls. — Que vous ne m'attendiez pas sitôt?
Lb Colonel. — Non, ma foi. Comment se fait-il que tu ne sois pas à Tours en
ce moment ?
Paule. — Oh! c'est une aventure 1... Cette chère cousine 1 cette pauvre
Blanche!...
Le Colonel. — Que lui est-il donc arrivé ?
Pauls. — Vous savei qu'elle devait épouser M. Florentin Dubocage ?
Lb Colonel. — Oui. Eh bien ?
Pauls. — Eh bien ! comme M. Florentin Dubocage était à Paris depuis plus
d'un mois, on attendait son retour avec impatience ; et comme enfin il ne revenait
jamais, et que même il ne donnait plus signe de vie , on s'est mis en campagne, on
est allé aux renseignements, et on a bientôt appris... Devinez... Vous ne devinez
pas?... on a bientôt appris qu'il avait été enlevé par une comtesse bavaroise !
Le Colonel. — Ah bah I
Paulb. — Quel événement, hein!... Mais par suites adieu la fête : plus de
futur, plus de mariage. J'ai consolé de mon mieux la pauvre délaissée, et ce matin,
dès l'aurore, j'ai repris avec mon compagnon de voyage, avec ce bon M. Théodulc
Gaspardin, le chemin de votre château. Voilà comment j^ai le plaisir, bien avant
l'époque fixée, de me retrouver auprès de vous et de vous dire : « Mais embraç-
sez-moi donc, mon oncle ! » — C'est-Mire non, non, pas encore... Il faut d'abord
que je sache... Voyons, voyons, répondez-moi. Comment vous êtes -vous comporté
pendant mon absence ? Avez- vous été bien .«âge?
Jacqueline (à part). — Ah I ah! nous y voilà! — {Haut). Sage, lui, made-
moiselle? Sage, lui, monsieur le colonel de Saint-Rambert, votre oncle? Il l'a été
si bien, que, vous partie, nous avons cru le diable entré dans la maison.
Paule. — Qu'est-ce à dire, Jacqueline ?
Le Colonel (vivement). Eh ! ne l'écoute pas , mignonne. C'est une bavarde.
Taisez-vous, bavarde, taisez-vous.
Jacqueline. — Oh ! que nenni, je ne me tairai point. Je dois parler : (avec
volubilité) je parlerai, je parlerai, je parlerai.
Blaireau. — Et moi aussi, pardieu !
Jacqueline. — Apprenez, mademoiselle, apprenez que non seulement monsieur
n^a rien fait de ce que vous lui aviez prescrit de faire, mais qu'il a fait justement
le contraire de tout cela.
Pauls. — Qu'entends-je ?
Le Colonel {bas à Jacqueline), — Ah ! langue maudite !
Jacqueline. — Il a vidé je ne sais combien de flacons de rhum, et il n'a ces.sé
de lâcher des jurons si monstrueux, que j'en suis encore à me demander com-
ment la voûte du ciel ne s'est pas écroulée sur sa tête.
Paule. — Bonté divine !
Le Colonel (bas à Jacqueline). — Serpent ! couleuvre! vipère l
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Blairbao. — A mon tour. — Mais voici le bouquet, mademoiselle.
Le GoLOifBL. — À Pantre! — {A demt^t^otx.) Maraud 1 faquin!...
Blaibeau {de même), — Boni bon ! — (Haut,) Regardez, mademoiselle, re-
gardez réqnipement de monsfeur le colonel : botté, éperonoé , la cravache à la
main, tout prêt enfin k monter à cheval !
Paule. — A cheval ! Vous voulez monter à cheval, monsieur? Mais c^est de la
démence I...'
Blaireau. — Nous n^avons fait faute de le déclarer à monsieur, Jacqueline
et moi ; mais à Jacqueline il a répondu par des injures, et à moi par des coups de
cravache I
Paule. — Par des coups do.. . 1 Ah ! quelle horreur ! ah ! quelle indignité !...
Blaireau. ~ Et quand nous l'avons menacé d'appeler sur lui votre juste colère,
il a dit qu'il ne s'en inquiétait guère...
Jacqueune. — Et que même il ne voulait plus désormais vous écouter et vou^
obéir en rien de rien, lui seul étant maître et souverain dans la maison.
Paolb. — Ah ! il a dit... Ahl vous avez dit cela, monsieur? — Eh bien ! soit.
Voilà qui est entendu. Je n'ai plus qu'à me taire, à courber le front et à me sou-
mettre humblement aux décrets de votre volonté suprême. J'ai eu tort, oh! trts-
grând tort, je le reconnais, de ne pas le faire plus tôt. Daignez me pardonner ;
mon intention n'était pas mauvaise : je voulais vous faire éviter tout ce qui
peut être nuisible à votre santé , qui a besom de quelques ménagements ; je
voulais vous empêcher de tomber sérieusement malade , parce que , ce malheur
arrivant, j'en aura'is tant de chagrin que je serais bientôt plus malade que vou«-
même... Mais vous êtes désireux, sans doute, de me voir dans ce triste état, de me
contempler mourante, de m*ouvrir de votre propre main les portes du tombeau. .
Qu'il soit fait selon vos désirs !
Le Colonel {tout attendri). ^ Ah ! mon enfant, que di.s-tu làl...
Jacqueline {à part). — 0 la fine mouche! Entend-elle le jeu, l'entend-elle !
Le Colonel {à Paule). — Peux-tu avoir d'aussi vilaines pensées? Te complaire
en toutes choses est mon seul vœu, tu le sais bien...
Paule {ironiquement), — H est vrai, et ce qui vient de se passer ici pendani
mon petit voyage le prouve surabondamment I
Le Colonel. — Je n'y reviendrai plus, ma chérie. Je serai dorénavant d'une
sagesse exemplaire, d'une docilité à toute épreuve.
Paule (d part, souriant avec malice). — Allons donc ! — {Haut). Si je
pouvais vous croire!..^
Le Colonel. — Oh! je te donne ma foi...
Paule. — Eh bien 1 pour gage de la sincérité de vos promesses et pour [expia-
tion de vos actes de désobéissance, vous allez vous retirer dans votre chambre,
où vous garderez les arrêts jusqu'à ce soir*
Jacqueline (à Blaireau). — C'est ça, en pénitence.
Le Colonel. — Mais, ma nièce...
Paule. — Il n'y a pas de mais. J'ai dit!
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— 202 —
Jacqueline. — MaUemoisrlIo a dit I
Pauls. — De plus, pour aToir frappé votre valet de chambre, je vous mets à
famende; ou plutôt, je vous condamne à lui payer un louis pour chaque coup de
cravache que vous lui avez donné*
Blaireau (à part). — Oh 1 très-bien ! — (Haut,) Monsieur mVn a donné trois,
mademoiselle... (il partj avec regret) rien que trois, par malheur !
Paulb. — Cest donc trois louis qui vous sont dus. Et si, à Tavenir, la cravache
ou la canne font encore leur office, pour chaque nouveau coup reçu un louis
devra égal'uneut vous être payé.
Blaireau (à part, vivement). — Oh 1 sapristi !... Mais, à ce compte-là, je vais
souhaiter d^étre bàtonné du matin au soir 1
Le Colonel. — En vérité, Paole...
Paule. — Plus un mot. — Blaireau, conduisez le condamné dans son appar-
tement, où vous lui ôterez sa redingote et ses bottes, — ses bottes à éperons 1 —
pour loi faire mettre sa robe de chambre et ses pantoufles. — (À son oncle.) Adieu,
monsieur. Au déclin du jour, nous verrons s*il y a lieu de vous permettre de
m^embrasser. Allez.
Le Colonel (d luûméme). — Satanée petite fille 1 Diablotin, va t Elle a tant
de gentillesse et de charme à faire la méchante , que plus je m^eicite à la révolte,
moins je...
Paulb ( sévèrement , en lui montrant la porte du château). — Eh bien t
monsieur!...
Le Colonel (s'ett allant docilement et tout penaud). — J'obéis. Je m^en vais,
je m*en vais.
Blaireau [l'accompagnant, à part), — G mes épaules, puissici-vous élie
caressées jusqu^au sang par mon doux maître 1...
(Ils rentrent tous les deux au château.)
SCÈNE IV.
Paule, Jacqueliue.
Jacqueline (riant). — Ahl ce bon colonel! ah! le pauvre cher homme!...
Bravo , mademoiselle !
Paule (gravement et avec un geste majestueux). — C'est ainsi qu'on doit trai-
ter les enfants.
Jacqueline. — Oui, oui, il faut se faire craindre...
Paule. — C'est le sei^ moyen de se faire respecter.
Jacqueline. — Bien parlé. -> Mais voilà qui est dit, et voici maintenant une
autre affaire.
Paulb. — Qu'est-ce donc, Jacqueline?
Jacqueline. — C'est une lettre, mademoiselle, ime lettre qui nous est arrivée
ce matin au château.
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— 203 —
Pàule. — Une lettre 1 Pour mon onc!e?
Jacqueline. — Non, mademoiselle, non ; et cVst pourquoi, moi, qui l^ai reçue,
au lien de la lui remettre, je Tai glissée dans ma poche, où je Tai condamnée h'
rester prisonnière jusqu'à votre retour. Ce retour ayant eu lieu déjà, il est donc
permis à ce papier mignon de sortir de sa cachette pour aller à son adresse. (Elle
lui présente la lettre), ♦
Paule. — Comment? C'est à moi que tu remets...? (Lisant l'adresse) « A Ma'le-
sclle... > O ciel ! mon nom !... Et cette écriture !... Ah ! c'est de lui I c'est de lui !
Jacqueline. — Eh! ehl je m'en doutais bien un peu.
Pauls. — Ah ! lisons, lisons. (Elle ouvre la lettre etlaparcourt rapidement).
{En ce moment y le Colonel , prisonnier dans sa chambre j paraît à une
fenêtre, à demi cachée sous des plantes grimpantes , dans la partie qui. à
l'angle du château, fait face au spectateur. — Il est en robe de chambre, avec
un bonnet grec sur la tête.)
SCÈNE V.
Paule, Jacqueline (dans le jardin) ;
Le Colonel (à la fenêtre de sa chambre).
Le Colonel (à part). — En pénitence ! en prison ! au cachot ! Comme un crimi-
nel I comme un malfaiteur I... Ah ! triple nom d'une bombarde I Ah ! mille millions
de sabretachesl... (Apercevant Paule.) Huml la voilà, la terrible enfant! Elle
est encore à la même place, avec cette peste de servante.... Mais que vois-jf?
Une lettre ! elle lit une lettre 1... Tonnerre I qu'est-ce que cela signifie?
Pauls (après avoir achevé de lire\ — Ah ! Jacqueline 1...
Jacqueline. — Eh bien, mademoiselle?
Pauls. — 0 la bonne lettre I et l'heureuse nouvelle qu'elle me donne ! ~ Tu
sais comment j'ai connu à Saint-Denis M. Horace d'Hérigny. Il y venait pour voir
sa sœur Juliette ; et comme Juliette était mon amie intime, ma compagne préférôo,
je la suivais toujours au parloir, et je prenais part ainsi à tous leurs entretiens. Ils
étaient les plus affectueux du monde, si bien que je ne tardai pas à comprenilre
qu'en bon frère et voulant aimer tout ce qu'aimait sa sœur, M. Horace m'avait
voué, à moi qu'elle chérissait tant, une tendresse infinie. Ne pas lui savoir gré
d*un pareil dévouement et ne pas lui en témoigner une vive reconnaissance ,
c'eût été mal de ma part, n'est-ce pas, Jacqueline?
Jacqueline. — Oh I très-mal, mademoiselle. 0
Le Colonel (à sa fenêtre, se tenant un peu en arrière pour ne pas être cm;.
(À part,) — Friponne de soubrette ! pendarde ! coquine 1
Jacqueline. — Vous avez donc été reconnaissante. Mais de la reconnaissance à
l'amour il n'y a qu'un pas.. ., et ce pas fut bientôt fait, et les aveux les plus doux
et les serments les plus tendres furent échangés entre vous deux !..,
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— 204 —
Pacle. — Oui, Jacqueline... et loat cela en présence de Juliette, qui, dans
notre dernière entrevue, prenant les mains de son frère et les miennes, puis les
unissant avec une solennelle majesté, nous déclara , devant Dieu et devant les
hommes, fiancés Pun à Tautre.
Le Colonel (d part), — Fiancés !... Oh! ces petites filles I Elles sont capables
de tout !
Pâulb. — Rentrée dans sa famille, à Nantes, Juliette devait y plaider notre
cause et venir en aide à son frère pour faire agréer à M.. d^Hérigny, leur père , le
mariage de M. Horace avec moi. Elle a tenu sa promesse; ses tentatives, ses
efforts ont eu un plein succès : cette lettre me Papprend, et par suite je puis me
regarder comme définitivement unie en mariage à celui que j^aime, à M. Horace
d'Hérigny.
Le Colonel (d part), — Oui-da ?
Jacqueline. — Fort bien, mademoiselle, fort bien. Il me semble cependant
que vous n^en êtes pas tout à fait là, et qu^il vous reste à remplir une petite forma-
lité, qui n^est pas sans avoir une certaine importance.
Pauls. — Tu veux parler du consentement de mon oncle, que j'ai à demander
et à obtenir?
Jacqueline. — Eh ! mon Dieu ! oui. M. le colonel de Saint-Rambert, votre oncle,
élant aussi votre tuteur, vous ne pouvez rien faire sans son aveu, et sans cet
aveu par conséquent vous ne devez point songer à vous marier.
Paule. — Je le sais, Jacqueline, je le sais. Aussi, maintenant que j^ai Tassu-
rance d^étre repue avec joie dans la famille d^Hérigny, je vais faire part de mon
mariage à mon oncle et tuteur, en Tinviiant à le ratifier par son approbation.
Le Colonel (d pfirt), — Ah I ah !
Jacqueline. — Celte approbation, voudra-t-il vous la donner?
Paule. — Mais certainement. Je voudrais bien voir qu^il me répondit par un
refus!...
Jacqueline. — Il est vrai que tous faites de lui tout ce qu^il vous plaît , que
vous le tournez et le retournez à voire fantaisie, comme une crêpe à la poêle...
Le Colonel (à part), — Tonnerre !...
Jacqueline. — Mais peut-être, en cette circonstance, nVn sera-t-il pas de
même, et, vexé de n'avoir été consulté qu'au dernier moment, peut-être fera-t-il
quelque difficulté...
Paule. — S'il en fait, j'en triompherai bien vite.
Jacqueline. — S'il s'obstine pourtant...
Paule. — Je m*obstinerai moi aussi, et encore plus que lui... Nous verrons qui
l'emportera. ^
Jacqueline. — Prenez garde, il a été colonel de dragons.
Paule. — Et moi, ne suis-je pas fille d'un marin, d'un corsaire, devenu plus
tard capitaine de frégate? Et ne suis-je pas née en Bretagne? Or, en Bretagne, on
sait avoir une volonté, je pense...
Jacqueline. — Ah ! oui, ah ! oui ; il y a même un proverbe qui dit ça. .
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- 206 —
Pàulb. '-Eh bien ! ce proverbe, Jacqueline, ce n^est pas moi qui le ferai mentir.
— Mais, d^ailleurs, pourquoi songer à des obstacles qui ne peuvent exister, alors
surtout que les méfaits commis par mon oncle pendant mon absence et le chàtiv
ment que j^ai dû lui infliger le mettent complètement à ma disposition, à ma merci?
Jacqueline. — Comment cela ?
Pauls. — Rien de plus simple. Mon oncle est prisonnier.
Jacqueline. — Oui, vous Pavez mis à la salle de police.
Paule. — Naturellement! il gémit sous le poids des fers, il soupire après la
liberté.
Jacqueline. — C'est à croire.
Paule. — Si donc, usant envers lui de clémence, je lui ouvre dès à présent les
portes de sa prison, qu'en résultera- 1- il? C'est que, ravi, enchanté , jaloux surtout
de me témoigner sa profonde gratitude, il sera trop heureux d'avoir à faire quelque
chose qui me soit agréable et cédera à mes vœux avec un véritable enthousiasme.
Le Colonel (à part), — Voyez-vous l'astuce 1 Ah l petit Machiavel en jupons 1
Jacqubune. — Vraiment, je vous admire, mademoiselle. Rien ne vous arrélc ;
vous arrangez les choses avec un art, avec une habileté!...
Pauls (avec dignité et d'un ton supérieur), — C'est bien , Jacqueline , c'est
bien. — Mais qu'à l'instant môme s'exécute ce que je viens de résoudre. Appelle
Blaireau, pour que je lui donne mes ordres.
Jacqueline. — Je crois l'entendre qui grouille là-dedans. — (S'approchant de
la porte du château.) Uolàl Blaireau, holàl Arrivez tôt, tôt. — (Revenant
auprès de Paule.) Comme vous le tenez, mademoiselle, ce farouche colonel,
comme vous le tenez ! C'e^t un enfant que vous menez à la lisière. Il ne lui
manque plus qu'un bourrelet et un biberon. (Riant,) Ah 1 ah 1 ah 1...
Le Colonel (d part). — Tonnerre I...
SCÈNE VI.
Lb8 mêmes, Blaireau.
Blaireau. — Vous m'avez appelé, Jacqueline? Vous avez besoin de moi?
Jacqueline. — C'est mademoiselle qui vous réclame.
Pauls. — Blaireau, vous allez remettre en liberté monsieur le colonel. Vouh
lui direz que je suis assez bonne pour vouloir bien oublier son crime et pour con-
sentir à lever immédiatement ses arrêts. Allez, Blaireau, allez.
Blaireau. — Bien , mademoiselle. — {À part). Je vais dire ça à monsieur de
manière à le mettre en colère , et à me faire gratifier d'une douzaine, au moins,
de bons louis d'or, je veux dire de bons coups de cravache.
Le Colonel (à |)ar(}. — Il vient. Rentrons, et fermons cett^ fenêtre, afin
qu'on ne puisse pas me soupçonner d'avoir écouté. (Il referme la fenétret tandis
que Blaireau rentre au château).
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— 206 —
SCÈNE VII.
Paulb, Jacqubunb.
Jacoublinb. — Comme ça, mademoiselle, nous allons pouvoir commander les
violons pour la noce?
Paulb. — Ta y danseras P
Jacqdbunb. — Ah I de grand cœur, je vous le promets. Ce mariage me semble
si bien fait poor assurer votre bonheur I Je ne connais pas M. Horace d^Hérigny ;
mais vous m^avez dit tant de bien de lui, tant de bien, tant de bien 1... Il paraît
que d^esprit et de caractère il est...
Paulb. — Charmant 1
Jacqueunb. — Que de visage et de tournure il est.^
Paulb. — Fait à ravir 1
J ACQUBLuiB. — Enfin, que c^est à la fois un très-joli garçon et un fort bel homme 1
Paulb. — Un homme superbe ! Juge un pou : à quatorze ans, il avait déjà des
moustaches 1
Jacqubluib (rtofiO- — Ahl vous m^en direz tant 1...
Paulb. — Silence. J'entends le colonel.
SCÈNE vm.
Paulb , Lb Colonel, Jacqueline , Blaireau.
Le Colonel {avec son premier costume et la cravache à la main), ^ Me
voici, ma niôce.
Blaireau {écrivant au crayon sur un carnet, à part), — 3 coups de cra-
vache reçus tantôt et 6 que je viens de cueillir égalent 9. Pose 9. Ce n'est pas la
douzaine encore *, mais patience, nous y arriverons, nous y arriverons.
Paulb (au colonel), — Ce valet vous a dit, mon oncle, que, faisant taire la
voix de la justice pour écouter celle de la clémence je daignais vous faire remise
de votre peine et vous rendre à la liberté ?
Le Colonel {froidement)* — Ce valet m'a dit cela, ma niôce.
Paulb. — Et vous êtes touché sans doute d^une telle façon d'agir ? vous êtes
ému, attendri, pénétré de reconnaissance?
Le Colonel. — Je suis tout cela, ma niôce.
Paulb. — Vous plairait-il maintenant d'ordonner à ce valet de se retirer?
Le Colonel. — Pourquoi non? — Sortez, Blaireau, sortez.
Blaireau {à part), -^ Agaçons-le. — {Haut), Monsieur me commande de
sortir? C'est-i-dire que monsieur ne veut pas que je reste?
Le Colonbl* — Apparemment.
Blairbau. — Monsieur aurait-il ^obligeance de m'en donner la raison?
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— 207 —
LbColonkl. — La raisoo? Voilà Je rimpadwce, par exemple 1... La voici,
maroufle, la raison, la voici 1 (Il lui donne deux cottps de cravache).
Blaireau. — Elle est excellente, monsieur, et je l'apprécie vivement. —
Marquant mr ton carnet), 1 et 1 font 9; 3 et 9 égalent 11. Pose 11:11
louis ; ci 330 francs. (En t*en allant par le fond). 0 amour de cravache I...
SCÈNE IX.
Le Colonel, Paule, Jacqueline.
Paule. — Eh quoi 1 mon oncle, à Tinstant même où Je vous pardonne, vous
redevenez coupable 1 . . . — Eh bien 1 cette fois encore je consens à vous faire
grâce... d'autant que ce garçon ne semblait nullement fâché d'être caressé par
votre cravache.
Jacqueline (d part), — Il y prend goût, le gourmand. Je crois bien, uq louis
pièce I
Paule (très-affectueusement),^ Ainsi ^ mon oncle, plus de nuages entre nous,
plus de dépit, plus d'irritation , et livrons-nous sans réserve au plaisir de nous
témoigner l'amitié, l'affection, la tendresse que nous avons l'un pour l'autre.
Le Colonel. — Fort bien, ma nièce.
Jacqueline (d part). — Comme elle l'entortille, la petite sournoise 1
Paule (d'un ton câlin), — Mon cher oncle, vous m'avez dit bieo souvent que
c'était vous rendre heureux vous-même que de faire quelque chose pour mon
bonheur.
Le Colonel. ~ Il est vrai .
Paule. — Réjouissez- vous donc : voici une occasion admirable qui s'offre à
vous de remplir vos vœux en comblant tons les miens.
Le Colonel. — A merveille.
Jacqubune (à part) . — Le voilà pris t Elle lui a mis un fil à la patte.
Le Colonel (d Paule), — Et cette occasion admirable, quelle est-elle, mon
enfanta
Paule (avec un peu d'embarras), — Mon Dieu 1 mon onde... (A part^ vive-
ment et avec énergie). Allons, point de faiblesse. Soyons la fille du corsaire,
soyons nous-même ! — (Haut), Mon oncle, vous connaissez la famille d'Hérigny,
de Nantes P
Le Colonel (toujours froidement), — Je la connais.
Paule. -^ M. d'Hérigny le père a été, je crois, l'un de vos amis d'enfance?
Le Colonel. — Il l'a été.
Paule. — Eh bien ! ce que le père a été pour vous autrefois, sa fille Juliette
l'a été pour moi à Saint-Denis.
Le Colonel. — Je le sais. Quand j'allais te voir, elle était toujours auprès
de toi.
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— 208 —
Pauls. — Et parfois aassi auprès de nous deux se trouvait... le frère de
Julielle... M. Horace d^Hérigoy...
Le Colonel. — Cela est exact.
Pàulb. — Et vous avez témoigné à ce jeune homme le plus vif intérêt, et vous
avez causé souvent avec lui de très-bonne amitié...
Le Colonel. — Je ne le nie point.
Jacqueline (à part). — Comme il y vient I Et comme elle le fait aller 1
Pauls. — Veuillez donc mamtenant, mon oncle, lire celte lettre. C'est lui,
c'est M. Horace qui me Ta écrite ; mais ce qu^elle contient est assez grave et assez
solennel pour que vous m^excusiez de l'avoir reçue, car elle annonce, vous le
voyez, la conclusion de mon mariage avec M. Horace d'Hérigny.
Le Colonel. — La conclusion ?... N^est-ce pas là , ma chère pupille , une
expression quelque peu téméraire?
Paule. — Oh 1 vraiment non, mon cher tuteur, puisqu'il ne nous manque plus
que votre consentement, et que, sans nul doute, ce consentement...
Le Colonel (d'une voix ferme et accentuée), — Ce consentement) je le refuse.
Paule (interdite). — Ah!...
Jacqueline (de même), — Ah 1 ouichel...
Paule. — Comment, monsieur!... Ohl non, non, ce n^est pas possible!...
J'ai mal entendu... Vous n'avez pas dit...
Le Colonel. — J'ai dit que je refusais de consentir à ce mariage. Quand
j'exprime ma volonté, faut-il donc que je me répète ?
Paule. — O ciel i quel langage 1
Jacqueline (à part), — Plus rien à la patte ; le fil a cassé 1
Paule. — Puis-je, an moins, vous demander, monsieur, le motif d'un refus
aussi étrange quMnattendu?
Le Colonel. — Le motif?... Je ne sais.
Paule. — Mais, monsieur... j^ai pourtant le droit de connaître...
Le Colonel. — Vous avez le droit, ou plutèt le devoir de m^obéir, made-
moiselle, à moi qui suis votre tuteur et qui ai reçu de la loi tout pouvoir sur vous
et sur vos actes, quels qu'ils soient.
Jacqueline (à part). — Ah 1 mordienne 1 voilà le colonel de dragons qui se
réveille tout à fait 1
Paule {au colonel). — C'est la première fois, monsieur, que vous me parlez
d'une manière semblable l...
Le Colonel. — 11 y a commencunent à tout, mademoiselle; et si c'est la
première fois, en effet, que je vous parle ainsi, ce ne sera pas la dernière, je vous
l'alieste !
Paule (6a«). — Ah! Jacqueline I...
Jacqueline (de même). — Ah 1 mademoiselle !.. .
Paule. — Comme U est méchant aujourd'hui !
Jacqueline. — H est féroce !... Eh bien donc, pour le toucher an cœur, en
avant les grands moyens 1
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— 209 —
Paule. — Ouï, j'y songeais. — {Haut, au colonel). Vous venez d'exprimer
bien nettement votre pensée, n'est-il pas vrai, monsieur ?
Le Colonel. — Le plus nettement du monde, mademoiselle, et vous con-
naissez ainsi la règle invariable de conduite que je me propose de suivre à Tayenir.
Padle. — Voilà ce qui s'appelle parler avec franchise 1 .. Eh bienl monsieur^
permettez-moi de vous le dire, j*en éprouve la joie la plus grande, et je vous
remercie du fond du cœur, car vous venez de me révéler par là quels sont et quels
ont toujours été à mon égard vos véritables sentiments.
Le Colonel. — Vraiment? Et quels sont- ils, s'il vous plait?
Pauls. — Un seul mot les résume tous ! la haine !
Le Colonel. — Oh 1 oh !
Pauls. — Oui, vous me haïssez, vous me détestez, vous m'abhorrez! J'en ai
la certitude aujourd'hui ; mais depuis longtemps j'en avais le soupçon.
Le Colonel. — Bah !
Paule. — Je n'en disais rien, parce que j'espérais m'étre trompée. Mais il est
certain que, lorsque, après avoir dit adieu à Saint-Denis, je suis venue habiter
ici, auprès de vous, j'ai bien vite compris à quel point ma présence vous était
importune, odieuse, et combien vous souhaitiez ardemment d'en être délivré le
plus tôt possible 1 Forcé toutefois par celle même loi dont vous venez d'invoquer
les rigueurs envers moi, de me garder h vos côtés, vous n'avez plus songé qu'à
saisir toutes les occasions de me faire du chagrin, de me briser le cœur, de m'ar-
racher des torrents de larmes, de me rendre enfin la plus malheureuse de toutes
les femmes 1...
Jacqueline, tirant un mouchoir de $a poche et le portant à ses yeux, —
Pauvre chérie 1 pauvre ange 1 pauvre colombe!... — (Au colonel). Vous ne
pleurez pas, monsieur ?
Le Colonel (froidement), — Je ne pleure pas. I
Paule. — Oh ! non, vous ne pleurez pas, et vous n'auriez garde de pleurer :
mes souffrances sont pour vous un trop doux spectacle , car elles vous annoncent
rheure prochaine de votre délivrance, l'heure... attendue par vous avec tant d'im-
patience... où vous n'aurez plus de pupille... parce que votre nièce... aura cessé
de vivre !...
Jacqueline (sanglotant), — Ah 1... ahl... C'est à fendre le cœur !...
Paule* — Allez, monsieuf , allez, vous n'aurez pas longtemps à attendre,
vous serez bientôt satisfait... Ce mariage était mon seul vœu, mon seul espoir 1
c'était ma vie !.. . Vous l'empêchez d'avoir lieu : c'est ma vie que vous condamnez
à s'éteindre !... Oui, le coup que vous venez de me porter, je le sens là, c'est un
coup mortel !... C'est un poignard que vous m'avez planté au cœur 1... Et déjà la
force m'abandonne... Je me soutiens à peine... Un nuage épais couvre mes yeux...
Hélas!... (Elle se laisse tomber sur une chaise de jardin),
Jacqueline (s'élançant vers elle), — O Dieu du ciel!... Ah! mademoiselle!
chère demoiselle 1... Hélas ! mon Dieul elle perd connaissance I... Au secours ! au
secours! Madcmotsclle se meurt 1 Madepioiselle est morte ! Au secours!...
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— 240 —
SCÈNE X.
Lb8 mâmbs , Blaireau.
Blairiau {accourant). — Qa^est-ce que c**;st? qu'^est-c^ qae c*est? On appelle
aa secoors? Qai donc est en danger? Où est TennemiP Où est la victime T
Jacoubline. — La voici, mon pauvre Blaire&u, la voici, la viclime ! El voilà
le boarreau I Monsieur le colonel vient de tuer mademoiselle Paaie I...
Blaireau. — Un meurtre I un assassinat!... Je vais chercher la gcndarmeri«\
Paulb, rouvrant les yeux à demi et d'une voix mourante, — Non , non ,
Blaireau, n^ allez pat... Je me soumets à mon triste sort sans plainte, sans mur-
mure... Je ne veux pas être vengée...
Jacqueline (au colonel), — Ah I monsieur, vous Penlendez ! Vous voyez sa
touchante résignation I vous voyez comme elle répond à votre cruauté par la
clémence la plus angélique I... Et votre cœur n^est pas déchiré I Et vos yeux ne
sont pas mouillés de larmes ! Et vous n^ouvrez point vos bras à celle qui est là,
plaintive et gémissante 1... Mais quVtendez-vous donc, monsieur? Au nom du
ciel, qu^altendez-vous?
Blaireau. — Oh I oui, Monsieur, au nom du ciel, qu'attendez-vous?
Le Colonel. — Silence, maraud ! — J^attends la fin de la pitoyable comédie
qui se joue devant moi depuis quelques instants; j'attends qu'on veuille bien
comprendre que je ne suis point la dupe d'un prétendu désespoir, qui n'est, en
réalité, qu'une vaine et impertinente grimace 1
Paule (bas). — Ah ! Jacqueline 1...
Jacqueline {de même}- — Ah t mademoiselle!...
Pauls. — Ça ne prend .plus !...
Jacqueline. — Hélas ! non... Mais comment diantre a-t-il pu deviner?...
Le Colonel. — On m'a donc jugé bien simple, bien naïf, bien facile à attraper;
on m'a donc estimé à l'égal d'un gobe-mouche, pour avoir osé espérer que je
croirais tout aveuglément et qu'on aurait raison de moi par la fourberie la plus
indigne et la plus effrontée !...
Paulb (se levant vivement), — La plus indigne et la plns,..l Ah 1 monsieur,
qu'avcz-vous dit?... — Eh bieni oui, j'accepte ce ^langage, j'accepte cette accu-
sation, sans protester, sans me défendre. Oui, j'ai appelé — pitoyablement, comme
vous dites, — la ruse à mon aide; oui, j'ai eu recours à des actes de tromperie
bien coupables et biçn condamnables, mais surtout bien indignes de moi, bien
indignes de mes sentiments et de mon caractère I Je le comprends maintenant, et
j'ai honte de ma conduite. Aussi , je le jure , plus de ruse à l'avenir , plus de
pièges, plus de comédie. Je veux agir frarichement et loyalement; je veux /aire
face au danger , je veux marcher à l'ennemi le front haut, le regard ferme, et Je
veux enfin que, si je succombe, ma défaite soit aiusi glorieuse qu'une victoire!
Jacqueline. — Sarpejeu !
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— 2H —
Blaireau. — Nom d^an petit bonhomme I
PÀULE (au colonel). — Ainsi donc, monsiear, c^est bien entenda, vous repousses
H, Horace d^Hérigny? Vous refusez de me le donner pour mari? Que vous ayez
des raisons pour cela, ou que vous nVn ayez pas, peu mimporte ; je ne vous le
demande plus ; je vous demande seulement si vous persistez dans votre refus.
Le Colonel. — Je persiste.
Paule. — Or donc, j^ai dix-huit ans ; je suis votre pupillf» et je dois Tètre pen-
dant trois ans encore : eh bien 1 pendant ces trois ans j^attendrai ; j^attendrai,
calme et résignée, le jour où, devenue majeure, je briserai les liens qui enchaînent
ma volonté.
Jacqueline. — Pendant trois ans I... Et vous seriez assez barbare, monsieur,
pour lui imposer la nécessité d^une aussi longue attente ?
Blaireau. — C^est si long en effet, trois ans, pour une jeune fille qui a bonne
envie de se marier I
Le Colonel (brusquement), — Hein? De quoi te méles-tn, toi? Qui t^a permis,
faquin, de nous faire part de les réflexions ?
Blaireau (à part). — Il a toujours sa cravache. Agaçons^le. {Haut), Monsieur,
j'ai le malheur de ne pas savoir déguiser ma pensée, et quand je me trouve en
présence d^un fait coupable, en présence d^un acte de tyrannie, je regarde comme
un devoir...
Le Colonel. — Téle et cornes du diable ! Est-ce ainsi qu^un valet doit parler &
son maître? Tu mériterais...
Blaireau (vivemenf), — Je mériterais cent coups de cravache! {Tendant
l'épaule) Oui, monsieur, je les mériterais 1...
Le Colonel {frappant). — Eh bien, les voilai Tiens 1 tiens !..•
Blaireau. — Un, deux... Allez toujours, allez toujours... Trois, quatre..
Bravo I bravo 1 Ah 1 que c^est bon 1 II me semble qu'on me chatouille.
Lb Colonel {s" arrêtant étonné). — Comment, comment, drôle? Tu prends
plaisir à ôtre fustigé?... Ah ! j^ suis 1 Je me rappelle qu'un louis t'a été promis
pour chaque coup de cravache reçu par toi... De sorte que tu fais de cela une
spéculation, et que lu crois avoir trouvé là uu véritable coupon de rente?... Halte-
là, maître fripon, halte4àl Ce traité, auquel j'ai paru souscrire un moment, je
refuse net de le ratifier ••.
Blàir&au. — Ah i monsieur !...
Le Colonel. — Et je déclare qu'en échange des caresses prodiguées à ton
individu par ce joujou, tu ne recevras pas un centime.
Blaireau. — Ah! monsieur 1 ahl monsieur!... Mais e^est une trahison
insigne 1... Mais il n'y a donc plus de bonne foi dans les affaires I... O misère et
pitié ! Je suis volé, dépouillé, dévalisé! On m'ôte le pain de la bouche I...
Pàulb. — Blaireau, ne vous désolez pas. Cet argent, que vous avez si bien
gagné...
Blaireau. — Oh ! oui, à la sueur de mes épaules...
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— 242 —
Pauls. — Cel argent, qu^on ne veut pas vous donner, je vous le donnerai, moi :
votre créance vous sera entièrement payée, vous ne perdrez rien.
Blairbau. — Est-il possible?. . 0 la charitable personne!... Ahl made-
moiselle, quelle reconnaissance l Et comme votre nom va se graver dans mon
cœur f n lettres d'or !
Le Colonel. — Vous promettez Timpossible, mademoiselle. Vous oubliez
qu^une pupille, quelle qiA soit sa fortune personnelle, ne peut disposer de la
moindre somme d'argent sans la permission de son tuteur... Et cette permission,
vous n'espérez pas, je pense, l'obtenir de moi, dans la circonstance présente?
Paule. — Et vous n'avez pas à craindre, non plus, que je vous la demande. —
Malgré toute ma bonne volonté , vous le voyez, mon pauvre Blaireau , je ne peux
rien pour vous, et nous sommes tous les deui victimes de la môme oppression.
Blaireau. — C'est fait de moi I... Je tombe en pâmoison... Soutenez-moi,
Jacqueline, soutenez-moi...
Jacqueune {le repoussant), — Eh ! là, là! Me prenez-vojs pour un fauteuil?
Le Colonel (à Blaireau), — Allons, allons, trêve de facéties et de jérémiades!
Hors d'ici, pleurard , hors d'ici au plus vile ; ou ce n'est pas de cent, main de
mille coups de cravache que tu vas être cinglé à l'instant même 1
Blaireau (faisant un bond en arrière), — Bigre!... Ahl mais non, ahl
mais non, je n'en veux pa$, je n'en veux plus, à présent que c'est chez le roi de
Prusse que mon compte serait ouvert... Je me sauve... Mais je proteste encore et
je protesterai toujours contre votre conduite, monsieur ! C'est un abus de con-
fiance! c'est une banqueroute frauduleuse 1...
Le Colonel. — Tonnerre \,„{Il lève la cravache. Blaireau s'enfuit à toutes
jambes par le fond),
SCÈNE XL
Le Colonel, Paule, Jacqueline.
Paule. — Vous triomphez, monsieur 1 Tout le monde, ici, est forcé de recon-
naître votre pouvoir souveram et de se courber sous vos lois!...
Jacqueline. — Aussi n'est-ce plus une nièce et deux serviteurs que vous avez
autour de vous, mais trois esclaves !. .. Ah 1 c'est trop fort 1 Et ijour vous dire moi
aussi toute ma pensée, il faut, monsieur, que vous n'ayez pas de coeur, il faut
que vous n'ayez pas d'entrailles I...
Le Colonel. — Tonnerre!...
Jacqueline. — Eh bien! quoi?... « Tonnerre!... » Vous le faites toujours
rouler, votre tonnerre..* Si on ne le craignait pas plus que moi I...
Le Colonel. — Des railleries ! des impertinences !..• Ahl dans ma fureur...
Jacqueline. — Allez-vons me cravacher, moi aussi?
Le Colonel. — Je vous chasse, vousl Allez faire votre paquet, et débarrassez-
moi au pi un l«^t de votre présence !
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— 243 —
Paulb. — Vons la chassez , moDsienr ! Voas m'enlevez ma bonne Jacqueline ,
ma femme de cbambre, ma compagne 1...
Jacqobline {en larmes). — Qoani je votts disais, mademoiselle, qu'à la place
da cœur et des entrailles , monsieur le colonel n'avait rif'n , oh I mais rien
da tout I ..
Le CoLOifSL. — Taisez-voos, coquine, taisez-vons, et songez h m'obéir sans
retard... ou c'est moi-même qui vous mettrai sur le chemin qui mène loin d'ici 1
Jacqubline. — Eh bien donc, monsieur, puisque vous l'ordonnez, je suis prête
à partir. — Mais, de grâce, que celte docilité vous touche et vous désarme. C'est
pour mademoiselle que je vous implore. Ah ! monsieur, ne soyez plus contraire h
sa plus chère espérance ; permettez-lui d'être heureuse en épousant celui qui
l'adore et qu'*îlle aime tant. Je vous o» supplie, je vous en conjure. . {Tombant à
ses pifds)^ prosternée... à deux genonx..*
Paulb {vivement), — Que fais-tu là, Jacqueline?... Ah! lève-toi... Mais, par
pitié, lève-toi don: ! {Jacqueline se relève). — Eh quoi l des prières, des suppli-
cations!... Non, non; je m'y oppose. Ma dignité le commande. Esclave d'un
maître cruel, implacable^ je veux subir noblement et avec courage mon infortune.
On pourra me persécuter, me tyranniser^ m'immoler môme : on ne m'arrachera
pas un soupir, pas une plainte, pts un gémissement.
Le Colonel. — Ce sera comme il vous plaira, mademoiselle. Pour moi, je sais
ce que j'ai à faire désormais. Et pour commencer de mettre à exécution mon
nouveau plan de conduite, je rentre dans ma chambre, où je vais écrire une
lettre à M. d'Hérigny le père, à Peffet de lui signifier {Accentuant) de la façon la
plus expresse et la plus catégorique que ma volonté met un obstacle insurmon-
table au mariage de monsieur son fils avec mademoiselle ma pupille. An revoir
donc, mademoiselle, à bientôt. {Il rentre au château).
4
SCÈNE XII.
Paulb , Jacqueline.
Jacqueline. — Mais c'e.st un monstre que cet homme-là ! mais c'est un tigre !...
Et il faut que je vou^ laisse entre ses griffes! il faut que je vous quitte, ma pauvre
chère demoiselle I...
Paule. — Eh! mon Dieul pourquoi pleurer, Jacqueline? Ne peux-iu donc,
loin de moi, m'étre aussi utile que si tu restais ici ?
Jacqueline. —Oui?.,. Et comment?
Paule. — Voici ce qu'il faut faire. Tu vas partir pour Nantes. Arrivée là, tu
iras trouver , de ma part , M. Horace d'Hérigny , et tu lui diras que , mon oncle
s'élant mis en pleine révolte contre moi, je n'ai pu obtenir de lui son consente-
ment à notre mariage ; que cependant, l'aimant toujours, lui Horace, aussi tendre-
ment, j'ai fait serment de n'appartenir qu'à lui; mais que, cela ne pouvant se
réaliser avant l'époque de ma majorité, je le prie d'attendre jusqu'à ce momentrlà.
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comme je vais attendre moi «même. Ta lui diras enfin que je le prie do te prendre
et de te garder à son service, jusqa^à ce que je puisse le reprendre au mien.
JAGQ0ELINB. — Ah I Pheureufe pensée que vous avez là, mademoiselle!... Oui,
oni, je pars, et je me vois déjà installée chez M. Horace d^Hérigny.
Paule. — Ta lui parleras de moi quelquefois.
Jacqueline. ~ Commeift, quelquefois? Mais toujours, mademoiselle, mais tou-
jours et sans cesse ! Pourrons-nous jamais avoir un autre sujet d^entretien ?
Pauls. — Bonne Jacqueline 1 Allons, va te disposer au départ ; va faire ton
paquet, pour employer le langage de mon tyran, et revi«>ns me dire adieu. Tu me
trouveras {Montrant à gauche,) là, dans le petit bois : j^ai besoin de me
recueillir un moment et de rêver un peu, dans la solitude, à tout ce qui mVrive
aujourd'hui. Vy vais, et je t'attends. (Elle s'éloigne gravement par la gauche],
SCÈNE XIII.
Jacqueluie, puis Blaireau.
Jacoueline {suivant Paule des yetuc). — Ah ! quelle tôle ! quelle énergie ! quel
caractère 1 Et comme elle fait bien honneur à son pays, la chère petite Bretonne^
Blaireau (paraissant au fond et s' avançant en tremblant), — Jacqueline?
Jacqueline?... H n'est plus là ?
Jacqueune. — Qui?
Blaireau (faisant le geste déjouer de la cravache), — Loi I
Jacqueune. — Monsieur le colonel ? non , non, je suis seule ; vous pouvez
approcher sans crainte.
Blaireau. — Ah ! Jacqueline, vous voyez un pauvre malheureux Blaireau dans
un état bien déplorable I
Jacqueline. — Vous?
Blaireau. — Oui, moi. D'abord, j'ai l'indignation et la rage dans l'âme !
Odieusement joué et trahi comme je l'ai été !... Puis, tous ces coups de cravache
qui m'ont été administrés et que je trouvais si bons à recevoir quand chacun d'eux
représentait pour moi un joli louis d'or> maintenant qu'ils ne valent plus rien, je les
sens tout au long sur mes épaules, sur mes reins, sur mes jambes, et ça me pique,
et ça me cuit, et ça me brûle!...
Jacqueline. — En vérité? Ah I pauvre diable !... Mais aussi quelle idée aviez*
vous là, de battre monnaie d'une si étrange manière ?
Blaireau. — Quelle idée? Vous me le demandez, Jacqueline? Vous n'avez
donc pas compris que c'était vous, je veux dire mon affection pour vous qui m a
l'avait inspirée?
Jacqueline. — Votre aflfection pour moi ?
Blaireau. — Eh ! oui, pardine ! Quand je vouis ai dit, Jacqueline, que je nour-
rissais pour vous au fin fond de mon cœur une bonne grosse petite tendresse, et
que je vous ai supplice d'accepter le cadeau que je voulais vous faire de mon per-
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— 215 —
sonnage, voas in^avez répondu que vous n^aviez pas encore amassé une dot, et que
sans dot vous ne vouliez point vous marier. Eh bien l cette dot, je croyais avoir
trouvé le moyen de Tamasser pour vous... aux dépens de ma pauvre peau, et
j'étais impatient d^avoir été cravaché pour mille écus, afin de pouvoir vous dire :
« Ajoutez ce métal, Jacqueline, aux charmer si nombreux et si piquants de votre
serviteur, et voyez si tout eela ne vous constitue pas un excellent mari. »
Jacqdkline. — Quoi 1 telle était votre pensée? iê suis tou'*hée, je le confesse...
Blaireau (se frottant les jambes et les bras). — Ahl pas autant que je Tai
été, moi!... Dieul je seuffrele martyre! Je suis toot endolori, tout meurtri!...
(le colonel réparait, sortant du château ) GVst lui ! mon meurtrier 1 mon
larron!. . Ouf! ..
SCÈNE xrv.
Les mêmes, Le Colonel.
Le Colonel, une lettre à la main, et tenant toujours sa cravache, (Après
avoir regardé autour de lui). — Mademoiselle Paule n'est plus ici?... Où est-
elle allée ?
Jacqueline (sèchement), — Mademoiselle Paule est allée se promener.
Le Colonel. — Où donc?
Jacqueune. — Ll, dans le bosquet.
Le Colonel. — J'ai à lui parler. Allez me la chercher.
Jacqueline. — Moi? Monsieur oublie qu'il m'a chassée !...
Blaireau (à part). — Chassée 1...
Jacqueline. — Et que par conséquent je n'ai plus d'ordre à recevoir de lui.
— Cependant, et puisqu'il s'agit de mademoiselle , je veux bien, pour cette fois
encore, avoir l'air devons obéir. Je vais la chercher. (Elle sort par la gauche).
SCÈNE XV,
Le Colonel, Blaireau.
Blaireau. — C'est-il grand Dieu possible, monsieur? Vous avez chassé Jac-
queline?
Le Colonel. ~ Oui, morbleu! je l'ai chassée. Et toi, drôle...
Blaireau. — Vous me chassez pareillement?
Le Colonel. — Non. je te garde, toi. Mais, corbloul si tu bronches... (Il
agite et fait siffler sa cravache).
Blaireau (frissonnant^ à part). — Brrr!... Si je bronche, sa cravache me
remettra au pas... Merci! — (Haut.) Ma foi, monsieur, si vous ne me chassez
pas, je me chasse, moi, et je vous donne mon compte.
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Le Colonel. — Je ne l'accepte pas. Je veux qne ta restes; je veux l'avoir ici,
près de moi, sons la main...
Blaireau {à part), — Sous la main... c'est-à-dire sous la... Brrr!... Sapre-
lotte l saprelottel me voilà bien I... Mais c'est inouï ! Mais on n'a jamais vu un
infortuné valet de ehambre dans une position aussi intéressante!...
SCÈNE XVI.
Le Colonel, Paule, Jacqueline, Blaireau.
Padlb. — Vous me demandez, monsieur? Me voici ; vos ordres sont exécutés.
Le Colonel. — C'est bien, mademoiselle,
Paule. — Avez-vous à me signifier quelque nouvelle mesure de rigueur? Votre
despotisme prétend-il s'exercer d'une façon encore plus odieuse ? Voulez-vous
m'enfermer, faire de ma chambre une prison, un cachot? mettre des verrous au\
portes et des grilles aux fenêtres? Voulez- vous enfin m'attacher à un anneau de
fer et charger mes mains des chaînes les plus lourdes?... Je suis prête, monsieur ;
la victime se livre au bourreau : que le bourreau fasse son œuvre.
Jacqueline, la regardant avec admiration^ à Blaireau, — Hein ! quel cou-
rage! Et comme elle est belle! comme elle est grande !...
Blaireau. — Elle est gigantesque !
Le Colonel (d Paule). — Il ne s'agit nullement de tout ce que vous venez de
dire. Mademoiselle. Je vous ai fait appeler uniquement pour vous donner com-
mimication de cette lettre.
Paule. — La lettre que vous adressez à M. d'Hérigny?... Quel besoin avez-
vous de me la communiquer ? Ne suis-je pas sûre d'avance que vous lui déclarez
l'opposition faite par vous au mariage de son fils avec moi, dans les termes les
plus cruels? Je serais bien fâchée, du reste, qu'il n'en fût pas ainsi; et vous trom-
periez mon attente, vous trahiriez mon espérance, si cette lettre n'était pas, ainsi
que votre conduite, un modèle achevé de barbarie.
Le Colonel. — Veuillez donc vous assurer si j'ai réussi, dans ce sens là, à vous
satisfaire complètement.
Paule. — Oh 1 je n'en doute pas.
Le Colonel. — Il n'Importe, lisez. — Lisez, vous dis-je ; je vous l'ordonne, je
vous en fais la loi.
Paule. — Je cède à la force armée, j'obéia. (Elle lit),
Jacqueline (d Blaireau). — Il est impitoyable !
Blaireau. — C'est un vautour I
Paule (8"écriant\ Ah I qu'ai-je lu !... Oh ! mais n'est-ce pas une erreur,
une illusion?... Non, non, rien n'est plus vrai !... (Sautant au cou du colonel.
Ah 1 mon oncle ! ah 1 mon bon oncle !...
Le Colonel (la pressant sur son cœur). — Mon enfant! ma chère Paule I...
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— 217 —
Jacqublinb {ébahie), — Blaireau ?...
Blaireau (de même). — Jacqueline?...
Jacqueline. — OoaisI
Blaireau. — Oaais!
Jacqueline. — Si je m^attendais à celle-là, par exempte 1...
Blaireau. — Je tombe des noes, j'arrive de la lunel... ^
Paulb. — 0 Taimable surprise 1 (Relisant.) « Ce mariage, qui doit faire le
bonheur de nos enfants, me comble de joie, et je suis impatient de le conclure. »
Et c'est vous, mon oncle, qui écrivez cela, vous que j'accusais de despotisme, de
tyrannie, de cruauté!...
Le Ck)LONBL. — Ab I c'était bien pour tout de bon que je m'étais révolté, car jo
trouvais que tu ne respectais guère en ma personne l'armée française ; mais quanti
j'ai pris la plume , en songeant à ton courage , à ta fermeté , à ta résignation
héroïque, j'ai senti la colère faire place à l'admiration, et j'ai écrit tout justement
le contraire de ce que j'avais résolu d'écrire.
Paule. — Tant de bonté!... Âh! que je suis honteuse maintenant de tout ce
que }'ai fait! que je suis confuse de tout oe que je vous al dit de méchant et d'in-
sensé I J*ai parlé avec un ton d'autorité, avec une audace, avec une impertinence !...
comme s'il appartenait à une petite fille comme moi d'avoir seulement une
volonté !... Âhl tenez, mon oncle, traitez-moi comme je le mérite; punissez-moi,
châtiez-moi : il n'est point de tourment qu'en expiation de mes torts je ne souffre
avec bonheur.
Le Colonel (avec attendrissement) — Eh ! quel autre châtiment saurais-Je
t^infliger que celui-ci, chère enfant de mon cœur? (Il la presse de nouveau dans
ses bras.) Va, va, ne te reproche rien, mignonne; tout ce que tu as fait est bien
fait, et je serai toujours trop heureux d'obéir en esclave à les moindres désirs.
Jacqueline. — Ahl monsieur, comme vous parlez bien à présent î .. Et c'est
quand vous devenez si aimable et si caressant que je suis obligce de vous quitter 1...
Le Colonel. — Eh I non, Jacqueline; votre place est toujours ici.
Paole. — Oui, mon oncle, ici, auprès de Blaireau, - son mari, si vous lo
permettez.
Le Colonel. — Son mari ?
Pauls. — Ah ! c'est que vous ne savez pas... Mais moi j'ai reçu les confidem « s
de Jacqueline, de même qu'elle recevait les miennes : elle est aimée de Blaireau.,
et elle ne le déteste point.
Blaireau. — Oui, mademoiselle; oui, monsieur lo colonel. Mais, hélas! .sans
une dot elle refuse d'entrer en ménage, et c'était pour la lui gagner que je recevais
tantôt avec une si vive allégresse les coups de cravache que vous aviez Thonneur
de... (// fait le geste).
Paule. — Ah! mon oncle, voilà de l'amour !
Le Colonel. — Et tant d^amour mérite, n'esl-il pas vrai?...
Paule. — Une récompense... ,
Le Colonel. — C'cst-â-dirc une dot ?...
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Paule. — Oh! oui, mon oncle, une dot, donnez à Jacqueline une dot : je le
désire (souriant), je le veux.
Le Colonel (de même). — Ah! ce que ûlle veatl... Voiu aurez TOtre dot,
Jacqueline.
Jacqueline. — Quel bonheur 1 Mille grâces, monsieur. — Ah t mon cher
Blaireau!...
Blaireau. — Ah I ma chère Jacqueline !...
Paule. — Que vous êtes gentil, mon oncle ! Et que je vous aime I . ..
Le Colonel. — Ah ! petite masque !. .. Comme tu fais bien de moi tout ce que
tu veux!... Quand je songe pourtant que moi, qui me laisse mener ainsi à la
baguette par une gamine, j*ai fait un si effroyable carnage de Russes et d^ Autri-
chiens!... Ah! mille millions de...
Paule. — Eh bien, eh bien, monsieur I...
Le Colonel. — Oh ! pardon. Je me croyais encore sur le champ de bataille,
le sabre en main, à la tète de mes dragons...
Paule {d'une voix douce et caressante). — Tandis que vous êtes..*
Le Colonel. — Tandis que je suis auprès de ma nièce... non, auprès de ma
Aile chérie, à qui je promets solennellement..
Paule. — De ne plus jurer?
Le Colonel. — De ne plus jurer... quVn dedans.
Paule {lui tendant la main), — Merci.
E. Amalric.
FIN.
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REVUE MUSICALE.
SOMMAIRE. — ConcerU populaires. — M. Fauré. — Théâtre da Capitole. —
Direction Laget. — M<n« Meillet ^ Lalla Rouck. — Les h^ Delépierre. —
Sylvia. — M. FiL
Pour goûter la musique, il suffit, dit-on, d'avoir une oreille délicate
et une âme tendre et sensible. Sans doute, ces qualités sont indis-
pensables, mais elles ne sont pas suffisantes. La musique, comme
tous les arts, s'adresse à Phomme, être complexe : intelligence et
sensibilité. Placez un tableau de Raphaël devant le premier venu, il
pourra éprouver un certain plaisir à le regarder. Cependant on
peut affirmer que l'impression produite sera égale, sinon moins
vive, à celle que ferait naître en lui la vue d'une image quelconque.
Mais faites l'éducation de cet homme ; indiquez-lui les raisons de
l'admiration universelle ; montrez-lui la richesse du coloris, l'expres-
sion divine des figures, l'harmonie des lignes, la grandeur des plans,
en un mot, faites-lui comprendre toute la beauté de l'art ; aussitôt son
âme s'ouvre à un nouvel horizon. Ce qui d'abord ne lui procurait
qu'un plaisir banal et sans consistance, le remplit d'une joie douce
et pénétrante qui s'empare de lui, Tétreint, et l'élève jusqu'aux régions
supérieures où habite l'esprit de l'artiste. Il en est de la musique
comme 4e la peinture. Pour arriver à éprouver le charme du plus
enivrant des arts, il faut le comprendre. La première fois que vous
entendrez une œuvre symphouique, une symphonie de Beethoven
par exemple, vous n'éprouverez qu'ennui et lassitude ; à peine votre
oreille aura-t-elle perçu quelques mesures, qu'il vous tardera d'ar-
river aux derniers accords. Quoi d'étonnant que votre esprit soit
fermé aux beautés sublimes créées par le génie i il ne les comprend
pas. Mais que Ton déchire le voile, qu'on vous initie aux secrets de
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Part, que Ton vous montre la richesse et la variété des combinaisons,
la grandeur de la mélodie, roriginalité de la pensée, Tharmonie des
gammes, la beauté de la forme, et alors vous admirez sans réserve,
vous êtes séduit, charmé, car votre âme a goûté à Tune des plus
ineffables jouissances. Voilà ce qui explique le succès, qui va en
s'agrandissant de jour en jour, des Ck>ncerts populaires de musique
classique. L'éducation du public, musicalement parlant, était à faire
à Toulouse. 11 y a quatre ans, il pouvait bien comprendre une situatio
dramatique, être ému à une scène de Guillaume Tell, de Robert, ou
des Huguenots; mais ne connaissant que la musique dramatique, il
n'avait pu comprendre toute la poésie du plus puissant des arts : car
il y a plus de véritable musique dans une symphonie d'Haydn, de
Mozart et de Beethoven, que dans vingt opéras comme ceux que
nous entendons tous les jours. Depuis cette époque, et grâce à la
Société des Concerts populaires, Tintelligence musicale s'est dévelop-
pée d'une manière sensible, et, aujourd'hui, entendre une symphonie
à orchestre est devenu pour un très-grand nombre un véritable
besoin.
Dimanche dernier, se donnait la quatrième séance des Concerts
populaires au milieu d'un public nombreux. Plusieurs œuvres
ont figuré pour la première fois sur les programmes de la saison. Entre
autres, nous signalerons l'ouverture du ilôt des Génies, de Weber. Quoi-
que celte composition n'ait pas la puissance et la variété dramatique
des ouvertures de Freyschutz^ d'Oberon, du Jubel, néanmoins elle est
empreinte d'une chaleur, d'une vigueur de colons, d'une grandeur
de touche qui dénotent la présence du grand maître. Nous espérons
entendre encore cette œuvre dans un des prochains concerts, elle
ne peut que gagner à être jouée de nouveau.
Dans le second concert, un jeune violoniste, notre compatriote,
dont le talent sympathiqiie nous rend Téloge facile, a exécuté lo
concerto de Mendelsohn. Nous avions entendu M. Fauré dans plusieurs
concerts; le plaisir qu'il nous avait fait avait été fort vif, et nous
avions été heureux de le reconnaître dans une de nos précédentes
revues ; mais jusqu'ici il ne nous avait pas donné d'apprécier son
mérite artistique dans toute sa force et sa plénitude. L'interprétation
de cette œuvre de Mendelsohn n'est pas chose facile , et il n'est pas
jusqu'aux grands maîtres du nom de Sivori, Saînton, qui ne l'abor-
dent avec une certaine crainte. M. Fauré a complètement satisfait
l'auditoire, qui a reconnu par des applaudissements réitérés l'im
pression profonde qu'il avait produite. Il a dit avec une grande
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— 224 —
simplicité', avec un style pleiu de pureté, avec un charme émouvant,
Vandanie sublime de ce concerto. 11 a enlevé le finale avec un brio
éclatant et une fougue peu commune. M. Fauré a vraiment des qua-
lités sérieuses. Doué d'une nature sensible, il dit avec un sentiment
exquis la phrase mélodique ; Teffet est toujours contenu dans les
règles du bon goût et du style le plus sévère ; on sent qu'il appar-
tient à la bonne école. Quant à la difficulté de Tinstrument, il a ravi
à son maître Sainton, le secret de la vaincre ; il possède un staccato
énergique, un sautillé brillant, un détaché vigoureux. Toutes ces
qualités réunies fout de M. Fauré un talent remarquable.
Nous n'avions jamais eu Toccasion d'entendre de la musique de
Gade ; nous remercions la Société des Concerts populaires de nous
avoir donné cette bonne fortune. Nous n'ignorions pas pourtant que
Gade, Danois d'origine, musicien encore vivant, a, en Allemagne,
un nom consacré parmi les grands maîtres ; nous savions que Men-
delsohn^ui l'avait remarqué, l'avait attiré auprès de lui à Leipsick,
où il lui donna la direction des concerts, et que le grand Bartholdy
n'avait pas peu contribué au développement de son talent de com-
positeur et de sa gloire artistique. Gade, à en juger par la k^ symphonie
en 8% bémol que nous avons entendue aux Concerts populaires, a de
grandes affinités avec celui qui fut son maître et son ami. Le menuetto
surtout appartient en entier à la manière de Mendelsohn ; c'est la
même forme mélodique, le même coloris, les mêmes effets ménagés,
la même gamme de tons. Cependant Gade ne possède pas la profonde
originalité, la grâce charmante, la délicatesse de sentiment qui carac-
térisent à un si haut degré le génie de Mendehiohn. La partie de la
symphonie de Gade que nous avons le plus goûtée, est le premier
allegro ; il est écrit avec une grande clarté et une correction qui
vous charme; les développements s'enchaînent sans effort; on croirait
entendre une symphonie d'Haydn. Le finale est^ à notre point de vue,
bien au dessous des autres parties de la symphonie. La clarté qui fait
le plus grand mérite du premier allegro manque totalement au second ;
lu phrase mélodique n'a ni grandeur ni éclat, et elle disparaît au
milieu d'une confusion de timbres regrettable.
Beethoven occupe toujours dans les Concerts populaires la plus
grande place. Quoi de plus naturel que cet hommage rendu au plus
grand de tous les symphonistes ! On a joué au premier Concert de la
saison la symphonie hértfique. Qui ne connaît l'histoire de cette sym-
phonie devenue légendaire? qui ne sait que Beethoven, profondément
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— 222 —
épris de la grandeur du premier Consul de la République française,
avait Toulu lui destiner une de ses grandes œuvres? Personne
n'ignore que la symphonie en mi bémol portait le nom de Bonaparte,
et que Beethoven en changea le titre et la dédicace le jour où, appre-
nant que Bonaparte s'était fait nommer Empereur, la grande figure
de son héros était tombée di\ piédestal où son admiration l*avait placée.
La S« symphonie porte cette inscription : Sinfonia eroica composta per
fesleggiare ilsowenire d'un grarf turnio. Elle fut commencée en 4 802 et
fut achevée en 4804. Elle appartient donc à cetfie époque qu'on est
convenu d'appeler la seconde époque du génie de Beethoven. Elle
ouvre même, on peut le dire, cette pérode où ce sublime esprit,
abandonnant la forme créée par Haydn, respectée par Mozart, acceptée
par Beethoven lui-même dans ses premières compositions, se lança à
la contemplation des hautes régions de la pensée humaine.
Il n'est pas d'œuvre de Beethoven, si nous en exceptons néanmoins
la dernière symphonie, la symphonie avec chœur, qui ait soulevé
dans la critique plus de discussion que la symphonie héro'tque. Dans
un des écrits que Weber nous a laissés, ce grand compositeur porte
sur cette composition musicale un jugement qui nous surprend de la
part de celui qui cria FreyschUtz. Il met en scène les divers instru-
ments de l'orchestre; il fait naître entre eux une querelle; et il ne
trouve rien de mieux pour l'apaiser que de les menacer de leur faire
jouer la symphonie hércà'que. Plus loin, il s'exprime ainsi : « Il n'est
» plus question de clarté, de développement des passion^, auxquelles
» les vieux maîtres, Gluck, Haendel et Mozart croyaient k tort.
» Ecoutez la recette de la plus récente symphonie de Vienne et
» jugez. » Triste sort réservé aux œuvres vraiment inspirées! Le
génie a en soi quelque chose qui dépasse tellement les règles reçues
qu'il est méconnu par ceux-là même auxquels il ne refusa aucune
de ses faveurs. — Il n'est peut-être pas d'œuvre musicale qui offre
une plus grande richesse de développements, une variété plus infinie
de formes. Peut-on rien trouver de plus merveilleusement conçu que
le finale de cette symphonie ? Quelle originalité ! quelle grâce dans
Texposition du motif qui va servir de sujet à une fugue i quoi de plus
louchant, de plus suave que cette phrase mélodique, dite en andante
par les instruments à vent, reproduite par les instruments à cordes,
s'élargissant peu à peu pendant que la flûte jette quelques plaintes,
et éclatant dans un tutti entraînant, qui est le chant de gloire donné
au héros l Quant à la marche funèbre, elle est, à bon droit, classée
parmi les plus belles conceptions de l'esprit humain. C'est tout un
drame. Elle est aussi émouvante, aussi grande de forme que la
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sublime fresque du Vatican due au pinceau de Micbel-Ange, repré-
sentant le jugemerU dernier» — Quoi de plus écrasant de grandeur que
cet appel poussé par les trompettes après que les instruments à
cordes ont reproduit le motif de la marche par fragments coupés de
silence 1
L'orchestre de la Société des Concerts a interprété cette œuvre
d'une manière satisfaisante. Nous lui devons des éloges, car elle est
hérissée de difficultés sérieuses. La n^arche surtout a été rendue dans
toute sa noble et sombre majesté.
Le ballet des hommes de Prométhée dont on a joué des fragments, k
un concert suivant, s*éloigne profondément du faire de la symphonie
hénnquef il appartient à la première époque de Beethoven ; il fut
représenté, la première fois, à Vienne, en 4799. — Quoi de plus
ravissant, de plus poétique, de plus gracieux que l'adagio de cette
œuvre i Mozart, le divin Mozart ne refuserait pas d'apposer sa signature
au bas de cette page. — Après quelques accords de harpe, la flûte, le
basson, la clarinette expriment successivement une mélodie d'une
irrésistible tendresse ; bientôt le violoncelle solo se mêle à leur voix,
et vient élever votre âme dans une région sublime. — Dans cette
composition, les tons réels s'y éteignent comme trop grossiers et s'y
fondent eu nuances tendres et idéales ; on y respire une atmosphère
élyséenne.
Une grande part de l'effet considérable produit par cette œuvre
revient aux solistes, MM. Fournès (flûte), Kaufmann(basson), Bonnel
(clarinette). Nous devons surtout des éloges à M. Righetti. Ce violon-
celliste a un talent remarquable ; il possède une grande pureté, une
belle qualité de son et une justesse irréprochable, qui ont soulevé à
plusieurs reprises des applaudissements justement mérités.
Abandonnons la musique classique et entrons au théâtre. M. Hilaire
Bezonquet a fui après quelques mois d'une direction difficile et
malheureuse, laissant la question théâtrale dans le plus grand désarroi.
Fort heureusement, un homme intelligent, actif, désireux de bien
faire, estimé de tous, connu favorablement surtout par les lecteurs
de la Revue s'est présenté* — M. Laget n'a pas craint de se mettre k
la tète d'une situation profondément embarrassée, car M. Hilaire
abandonnait la direction sans avoir pu compléter la troupe ; les pre-
miers rôles faisaient défaut, et était-il facile de faire des engagements
convenables au milieu de l'année? Nous devons savoir gréa notre
nouveau directeur de son courage. — ly ailleurs, il nous montre tous
les jours qu'il est pilote habile. Son premier acte a été de s'attacher
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— 224 —
pour quelques représentations M»« Meîliet, qui a dans les arts une
réputation justement établie. Paris doit à cette artiste plusieurs
créations brillantes, entre autres celles de Rose du Val d'Andorre et
de Rezia d'Obéron. Nous avions eu Theureuse fortune de l'entendre
dans le rôle de Rezia ; elle nous avait produit une profonde impres-
sion dont il nous était resté le meilleur souvenir. Depuis, elle n'a fait
que grandir. Dans les rôles de Valentine des Huguenois, de Norma^ de
Rachel de la Juive, de Léonore du Trouvère^ d*Alice de Robert, de
Pauline des Martyrs, elle nous a révélé les variétés de son puissant
talent M»« Meillet ne peut accuser de parcimonie à son égard mère
nature; elle en a reçu de précieuses faveurs. Elle possède une, voix
(le mezzo-soprano, énergique et puissante, surtout dans le médium ;
elle a un sentiment exquis de la phrase mélodique; son intelligence
musicale est développée et lui permet d'affronter sans péril les
dissonances les plus scabreuses devant lesquelles ne s'arrête pas le
génie de Méyerbeer. M»*» Meillet comprend toutes les beautés de son
art et sait tirer parti des plus minces détails, qu'elle exprime dans
toute leur vérité et leur force. Vivant tout entière dans les rôles
qu'elle traduit, elle se livre sans mesure, n'écoutant que les mouve-
ments de son cœur et trouve parfois des élans dramatiques pleins
d'une noble poésie. Quoi d'étonnant que cet artiste éveille la sym-
pathie du public, qui, tous les soirs, la rappelle par de longs applau-
dissements I
Nous sommes heureux de trouver l'occasion de dire combien nous
tenons en haute estime le talent de M. Marthieu et de M. Bonnefoy.
M. Marthieu, artiste consciencieux, a une voix de basse pleine de
charme et de pénétration ; il dit avec succès le rôle de Marcel et
surtout celui du cardinal de la /titt;e. Quant à M. Bonnefoy, nous ne
ferons que conGrmer ce que la Remue disait dernièrement de cet
artiste ; il possède une voix de basse chantante timbrée, énergique
et pleine de souplesse; il s'est fait applaudir dans le rôle deBaskir de
Lalla-Roukh, qui est une de ses meilleures créations.
LaUa-Roukh est la dernière com|>08ition musicale de Félicien-David.
L'Afrique a produit sur Félicien-David une impression vive et dura-
ble. L'Orient l'a complètement absorbé dans sa grandeur morne et
rutilante. M, Félicien-David est devenu Arabe ou Turc k tout jamais,
occupé sur son divan à égrener le chapelet de ses souvenirs d'Egypte
ou d'Asie, et dédaigneux, comme l'est un musulman de la civilisation
des giaours, de tout ce qui ne lui rappelle pas la grande voix du
Sahara. Il est toujours là-bas, dans ces belles villes aux minarets
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blancs, aux coupoles d'élain, aux maisons en terrasse entremêlées de
palmiers, où gazouillent des femmes au lieu d'oiseaux, il suit^ non-
chalant et rêveur, la caravane qui se déroule comme un serpent
marbré au milieu des solitudes mornes du désert ; il s'enivre aux
bords du lac deschaudes émanations delà nature plantureuse, où naît
le soleil. L'on peut dire qu'avant lui ces splendides contrées n^exis-
taient pas pour Part musical ; il a découvert TOrient. Aussi, Félicien-
David est une des organisations les plus pittoresques, les plus
originales qu'il nous soit donné d'admirer j son talent artistique n'a
pas eu de précédent, et les classiGcateurs ont été obligés d'ouvrir
pour lui une catégorie spéciale.
Nous avons applaudi dans Lalla-Rotikh les beautés que nous avions
admirées dans le Désert, qui a commencé la gloire artistique de
Al. Félicien-David. Celle composition contient des pages charmantes,
empreintes d'une grande couleur locale et d'une profonde rêverie.
Celle musique vous pénètre, vous monte au cerveau et vous donne
les hallucinations du haschich. Nous citerons entre autres morceaux
qui nous ont frappé, les chœurs du premier acte, l'air de la chan-
teuse, le duo des deux femmes du second acte, et les couplets de la
basse. Le seul reproche que nous ferons à celle œuvre, reproche qui
peut s'appliquer à toutes les compositions de Félicien-David , c'est
qu'elle a une trop grande uniformité de teinte ; les effets employés
sont partout les mêmes; aucun épisode imprévu ne vient réveiller la
pensée énervée par les longs et doux murmures de cette mélodie
monochrome.
Jusqu'ici, nous avions cru que la vie d'un homme ne suffisait pas
pour arriver à connaître tous les secrets impénétrables de cet arcane
qu'on nomme le violon. Eh bien i nous étions dans l'erreur I c'est ce
que viennent de nous prouver les demoiselles Delépierre. Ces jeunes
artistes qui ont à peine, l'une treize ans, l'autre huit, se font un jeu
des difficultés de l'instrument dont elles sont les habiles interprètes.
Cela est prodigieux ; ce serait vraiment à ne pas croire, s'il n'était pas
permis à chacun d'aller voir et entendre. L'aînée a un sentiment,
une grâce, une délicatesse qui vous émeuvent jusqu'aux larmes.
Quant à la plus jeune, elle possède une crânerie, une vigueur, une
hardiesse qui étonnent. Son détaché est grand et énergique, le
staccato, qu'elle fait comme personne, étincelle dans toutes les
posilions de l'archet, et à toutes les gammes. Ces deux remarquables
talents ont soulevé l'enthousiasme du public, et c^était franchement
qu'on s'abandonnait.
^6
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— 226 —
Ces jours derniers, on inlerprélail, au Ihéâire Monicavrel, une œu-
vre due à deux amateurs. Sylvia csl une opérellcdonlle librelloappar-
lient à M. Amalric, notre compatriolo, aulcurde la comédie iiîgénicuse
qui figure plus haut dans celle livraison de la Revue, et déjà
connu favorablement par certaines comédies où il a fait preuve d'un
vrai mérite litléraire; la musique est de M. de Vézian» presque notre
compatriote, car il habile Castelnaudary. Nous regrettons de n'avoir pu
assister à la seule représentation qui ait été donnée de cette œuvre,
quoique Ton nous ait dit que Texécution avait été pleine d'imper-
fections , et était loin de répondre aux désirs des compositeurs.
Néanmoins, qu'il nous soit permis de donner notre appréciation sur
la partition de M. de Vézian, que nous avons eu le plaisir d'entendre
au piano. M. de Vézian a fait preuve d'une grande facilité de compo-
sition ; les développements de sa pensée s'enchaînent sans effort et
avec clarté dans une unité harmonieuse. Le style est correct et ne
manque pas d'une certaine originalité. Nous avons surtout remarqué
dans cette partition un trio, un quatuor et surtout des couplets de la
basse, francs d'allure, et étincelants de verve. M. de Vézian, avant
cette œuvre, en avait produit une première qui avait eu les honneurs
d'une mention à un concours ouvert à Paris, et il peut compter, dans
l'avenir, sur des succès artistiques certains.
Nous clôturerons notre revue, en signalant à Tattention des violo-
nistes deux études pour violon, dues à un des artistes de notre ville
dont nous connaissons le talent remarquable et que nous regrettons
de ne pas voir se produire plus souvent. M. Fil est un artiste sérieux,
et il a prouvé par ces deux études^ encore sous presse et qui paraî-
tront sous peu, la maturité de son talent.
J. filBENT.
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ACADÉMIE IMPÉRIALE
Des Sciences. Inscriptions et Belles-Lettres
de Toulouse.
Séawx du i% janvier 4865. — Présidence de M. Filbol.
M. le Recteur de TAcadémie de Toulouse, membre honoraire, entre
en séance, et prend place à la droite de M. le président. 11 expose à
TAcadémie le désir exprimé par S. Exe. le ministre de Tinstruction
publique de voir les membres des Sociétés savantes prendre part aux
lectures et conférences publiques établies à Paris et dans d'autres
villes de l'Empire. Déjà quelques professeurs et hommes de lettres,
placés sous la direction de M. le président Caze, membre de PAcadé-
mie des sciences de Toulouse, ont ouvert, dans les galeries du
Capitole, des séances de cette nature. M. le Recteur espère que d'au-
tres membres de l'Académie voudront bien s'adjoindre aux trois
confrères déjà inscrits. Il insiste sur le but utile de cette institution,
sur le fruit qu'en peut retirer cette portion du public que ses occu-
pations empêchent de suivre les cours des Facultés. 11 rappelle enfin
que le patronage du ministre et la protection de l'autorité locale sont
acquis à cette institution.
A la suite de cette communication, M. le président invite ceux des
membres qui sont en mesure de répondre aux vœux de M. le Ministre
et de M. le Recteur, de vouloir bien se faire inscrire au bureau.
M. Morel, de Saint-Gaudens, auquel l'Académie doit d'intéressants
détails sur la mosaïque Gallo-Romaine, découverte récemment dans
les subslruclions de l'ancien prieuré d'Arncps, à Valentine, écrit de
nouveau à M. Barry pour compléter et rectifier les indications four-
nies par sa première lettre. Au lieu d'être uni, comme on avait paru
le croire, d'après sa description, le champ ou le fond de la mosaïque
serait, au contraire, orné de quatre vases antipodes d'où sortiraient
des végétations fantastiques, reliées les unes aux autres par des en-
trelacs, et dessinant ainsi au centre du tableau une rosace continue
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._ 228 —
de couleurs variées et d'un bel effet. Le carré du pavimenlum qui
mesure 2»,90 de côté, est encadré d'une large bordure dont les grec-
ques polychromes elles-mêmes harmonisent leurs nuances avec celles
de la rosace centrale.
En remerciant M. Morel de celle intéressante communication,
l'Académie regrette qu'il ne l'ait pas accompagnée d'un dessin colorié
qui eût nettement accusé l'ensemble et le détail de la composition,
en tenant compte du contraste et de l'agencement des teintes très-
importantes dans ce genre de peintures. Destinées à périr ou h rester
enfouies, le plus souvent, par les difficultés que présente le travail
d'extraction et par les frais considérables qu'il entraîne, les mosaï-
ques anciennes laisseraient ainsi un utile souvenir d'elles-mêmes,
que les sociétés savantes se feraient un devoir et un plaisir de consi-
gner dans leurs mémoires.
Appelé par l'ordre du travail, M. Ducos lit une étude sur une publi-
cation récente de poésies, sortie des presses de MM. Rouget et Dcla-
haut, imprimeurs à Toulouse. Ce sont les Chants de l'âme, poésies,
par M"« Adolphine Bonnet, de Muret.
M. Ducos fait ressortir le mérite de ces opuscules, mérite d'autant
plus grand qu'il contraste avec l'extrême jeunesse de l'auteur, la
fécondité, la variété des sujets et la beauté de l'exécution sont l'objet
de ses remarques. Il donne lecture de plusieurs pièces, parmi les-
quelles se distinguent les Fleurs des champs, les Anges du bon Dieu, les
Sympathies mystérieuses^ la Sœur de charité. Trois femmes, etc. Il règne,
en général, dans ce volume, un ton de tristesse et de douce mélan-
colie; on dirait un esprit inquiet qui cherche sa place et qui ne Ta
pas encore trouvée. Ce sentiment est assez vivement traduit dans la
pièce intitulée : Souvenirs d*enfance. Ce petit volume est placé sous un
auguste patronage. On lit en tête une lettre de Mgr Desprez, lettre
qui sert de préface. 11 contient plus de cent opuscules, et il n'en est
pas un qui ne se distingue par des vers heureux, pleins de naturel
et de grâce. On se demande dans quel milieu un talent aussi remar-
quable a pu éclore, grandir et arrivera ce degré de perfection ; l'au-
teur, qui n'a pas atteint sa vingtième année, est originaire de la petite
ville de Muret et elle y a passé sa vie ; l'on cherche des maîtres, une
culture à ce talent venu tout seul : on n'en trouve pas. La nature et
l'inspiration ont tout fait *, l'on arrive à cette conclusion : nascuntur
poetœ.
M. Barry présente à l'Académie une statuette de Mercure, décou-
verte il y a quelques semaines au village de Beaumont, près de Muret,
en défrichant un bois de chênes.
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— 229 —
Cette figure, dont les mutilations (celle du bras du moins) parais-
sent remonter à l'époque romaine, est d'un travail plus soigné que la
plupart de ces petites images très-répandues, comme on le sait, sur
tous les points de la Gaule. Les yeux sont incrustés d'argent, par-
ticularité que présentent rarement les ouvrages de pacotille religieuse,
déjà communs à cette époque de superstition. L'attitude du corps et
le jeu des muscles sont accusés avec une intention qui ne serait pas
toujours irréprochable au point de vue de l'exactitude analomique.
Les alœ qui garnissent d'ordinaire le chapeau arcadien du dieu, pa-
raissent ici adhérentes à la tête elle-même et sortent de la chevelure
bouclée suivant Tusage. Il faut ajouter k tout cela que le bronze est
recouvert d'une peinture verte et luisante, qui rappelle l'éclat et la
finesse des plus belles pierres dures antiques.
Mais cette image, toute romaine de forme et d'attributs, comme le
sont les neuf dixièmes des Sigilla de Mercure, découverts dans les
Gaules, ne nous apprend pas grand chose sur l'histoire des religions
indigènes et sur le culte du Mercure gaulois, que viennent éclairer de
loin en loin des monuments d'un caractère tout différent, parmi les-
quels M. Barr y signale la précieuse statuette de Mercure accroupi,
découverte, il y a 20 ou 30 ans, au village de Touget, près de Cologne
(ancienne Aquitaine).
Organe d'une commission nommée à cet effet (4), M. Joly fait un
rapport verbal sur une Note présentée à l'Académie par M. E. Trulat,
et relative à un squelette d'ursus spelœus (grand ours des cavernes).
Ce squelette, unique jusqu'à présent dans les musées d'Europe, a
été reconstitué au moyen de pièces de rapports, choisies avec beau-
coup de sagacité parmi plus de deux mille ossements à^ursus spelœus,
recueillies dans les cavernes de Lherm (Ariége), par les soins et atix
frais de M. le professeur Filhol.
Le rapporteur insiste à dessein sur les difficultés matérielles de
cette reconstruction, difficultés pour la plupart heureusement vain-
cues par M. Trutat. Cependant, la commission a remarqué quelques
imperfections de détail, qu'il sera facile de corriger, et, dès lors,, le
musée d'histoire naturelle de Toulouse pourra offrir aux paléonto-
logistes un curieux spécimen de cette espèce d'ours gigantesque
dont on avait, il est vrai, un peu exagéré la taille, et dont les débris
se trouvent en si grande quantité dans les cavernes à ossement, non
seulement sur divers points du territoire français, mais encore dans
une fouîude localités du continent européen.
(1) Cette commission se composait de MM. Noulot, Lavocat et Joly, rap-
porteur.
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— 230 —
A en juger parles différences considérables que les os des membres
recueillis par M. Filhol présentent, soit dans leur forme, soit dans
leurs dimensions, Ton pourrait être- tenté de croire que ces os ap-
partiennent k une espèce distincte ô'ursus spelœus. M. Trutat ne
p.irtage pas cette opinion, el il croit avec M. Noulet, que les diffé-
rences dont il s'agit peuvent s'expliquer par des diversités d'âge, et
par la lenteur de développement des 'os , en rapport avec la longue
durée de Texistence chez Tt^r^ttô spelœus. M. Joly confirme celte idée
par des observations qui lui sont propres, et, après avoir accordé de
justes éloges au double travail de M Eugène Trutat, il conclut
à ce que ce travail soit renvoyé à la commission des récompenses. Il
conclut, en outre, à ce que des remerciments non moins mérités soient
adressés à M. le professeur Filhol, dont le zèle et les persévérants
eiïorts contribuent chaque jour à enrichir notre musée naissant
d'une foule d'objets précieux, non seulement pour Thisloire naturelle
proprement dite, mais encore pour Phistoire de Thomme primitif, à
répoque de sa première apparition dans nos contrées.
Le secrétaire-adjoint y
E. Vaïsse.
S4ance du 49 janvier 4 865. — Présidence de M. Filhol.
M. Filhol, appelé par Tordre du travail, lit une note relative à la
composition chimique de quelques eaux minérales des Pyrénées. 11
signale, en premier lieu, deux sources qu'il a eu occasion d'étudier
dans le courant de Tannée 4 864, et qui toutes les deux sont en même
temps sulfureuses et ferrugineuses. L'une d'elles est située aux portes
même de la ville de Foix (Ariége), l'autre se trouve au fond de la
vallée de Moudang (Ha utestPy rénées).
Ces sources répandent l'odeur désagréable des eaux sulfureuses.
Les objets en argent qu'on y plonge sont noircis en peu de temps ;
elles précipitent en noir les sels de plomb, d'argent, etc. Chacune
d'elles abandonne sur son trajet un dépôt rougeâtre, comme le font les
oaux minérales ferrugineuses; d'ailleurs, leur saveur styptique, et
leur action sur les divers réactifs propres à déceler l'existence des
sels de fer, ne permet pas de méconnaître l'existence d'une quantité
assez notable de fer dans Tune et l'autre. La présence simultanée du
fer et du soufre dans ces eaux minérales, peut s'expliquer facilement.
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— 231 —
si Ton admet que le soufre s'y trouve à Pétai d'acide sulfhydrique et
le fer à Pétat de sulfate de protoxyde.
M. Filhol pense qne ces eaux pourront être utilisées avec avantage
dans des cas nombreux, et il considère la réunion de Télément sul-
fureux à Pélément ferrugineux comme une circonstance heureuse
dont la médecine pourra tirer un bon parti.
Après cet exposé, M. Filhol fait part à PAcadémie de ses recher-
ches sur la composition chimique de Peau salée de Camarade (Ariége).
Cette eau, qui est très-abondante, ne renferme pas moins de trois
cents grammes de substances salines par litre, dont 275 de sel marin ;
elle contient, en outre, une proportion notable de sulfate de soude et
de sulfate de magnésie j enfin, Panalyse y décèle Pexistence d'une
quantité assez forte de sels à base de potasse.
L'eau de Camarade ne contient pas une quantité appréciable de
bromure ou d'iodure.
Enfin, M. Filhol donne lecture d'une noie relative à Panalyse de la
cendre de sarments de vigne, atteints d'oïdium. D'après un viticulteur,
celte cendre serait absolument dépourvue de potasse, et Pabsenccde
celte base serait la cause de la maladie de la vigne. M. Filhol est arrivé
à des résultats différents, car il a trouvé dans la cendre provenant de
sarments et de ceps atteints d'oïdium, qui lui ont été remis par son
collègue M. Clos, 6 pour 100 de potasse. 11 n'est donc pas exact de dire
que cette base manque dans les sarments ou les ceps malades, mais
il faut reconnaître qu'elle s'y trouve en proportion moindre que dans
les ceps qui n'ont pas été atteints par Poïdium, car les analyses de
cendres de sarments^ qui ont été faites jusqu'à ce jour, indiquent
Pexistence dans ces cendres de 20 pour 100 au moins de potasse.
Une discussion intéressante, à laquelle prennent part MM. de
Planet, Couseran, Joly> Brassinne, s'engage sur les communications
relatives aux sources salines de Camarade, et à l'analyse chimique
des ceps de vigne atteints d'oïdium.
M. Laroque insiste sur Pimportance du fait révélé par M. Filhol
touchant la faible proportion de potasse, trouvée dans ces sarments.
Si des expériences ultérieures confirment celte première découverte,
on pourrait, peut^tre, en appliquant sous forme d'engrais, une dose
de potasse ou de cendres, au terrain comptante en vigne, prévenir les
effets funestes de Poïdium.
M. Tillol rend compte d'une brochure adressée k PAcadémie par
MM. Bellet et de Rouvre, et dans laquelle ces deux ingénieurs don-
nent la description d'une locomotive électro-magnétique.
Cette machine se compose, à Pavant, de deux petites roues, et à
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— 232 —
rurrière, de deux autres d'un diamètre plus grand. Ces dernières sont
fixées sur un même axe; elles portent sur leur circonférence, vingt
éleclro-aimanls. soumis tour à tour à Taclion d'un courant qui tra-
verse deux fils tendus entre les deux extrémités delà voie. Les sur-
faces polaires de ces aimants attirés par le rail qoi sert d'armature
déterminent un mouvement de rotation. Un système ingénieux de
commutateurs permet de supprimer le courant dans Télectro-aimant
lorsqu'il est en contact avec le rail, et l'action attractive, rendue ainsi
permanente, produit un mouvement continu de rotation.
Au point de vue théorique, cette machine parait ingénieusement
construite, mais on doit faire de nombreuses réserves quant à ses
applications pratiques.
Hien n'autorise h penser qu'il soit possible d'obtenir une vitesse de
ôO ou 60 lieues à l'heure, ainsi que l'admettent les auteurs lorsqu'ils
proposent cette locomotive comme un nouveau moyen de transport
pour les dépêches. Cette vitesse, fût-elle même possible, ne saurait
être utilisée, puisque nos organes ne pourraient la supporter.
D'un autre côté, il est manifeste que le mouvement doit cesser dès
(pron interrompt le courant , mais on ne voit pas le moyen de
maintenir la force d'impulsion que la machine possède en ce mo-
ment.
Enfin, les frais considérables que la production de l'électricité
exige dans rétat actuel de la science, ne permettent pas d'espérer
que la locomotive électro-magnétique puisse remplacer les locomo-
tives actuelles.
Quoi qu'il en soit, la locomotive de MM. Bellet et de Rouvre pré-
sente un grand intérêt à cause de l'ingénieux emploi qu'ils ont fait
de la forme électrique. L'Académie, en adressant aux auteurs des
remerclments, les engage à continuer des travaux qui peuvent ame-
ner à des résultats importants.
Le secrétaire adjoint^
E. Yaïssb.
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EKSEIGNEMENT.
Sojels donnés en composition nn Bneenlnurént^ ù In session
de noirembre 1864, par In Fnenlté des Sciences de Tonlonse.
BACCALÀUlélT às SCIBNCBS iT«(retA(.
Physique : En qaoi consUte le phénomène de la dispersion par le prisme? —
Exposer la théorie de Newton et décrire les principales expériences à Tappui.
Géologie : Gomment pent-on déterminer Taxe relatif d'une chaîne de montagnes ?
— Application aux Pyrénées.
BAGCALAUaéAT BS 8CIBMCE8 COMPLET.
Da 5. — Mathématiquei : \<* Démontrer que, si une droite est perpendiculaire
à un plan, toute parallèle à cette droite est aussi perpendiculaire au plan. — • S^> On
donne les projections d'un point et d'une droite sur un plan horizontal et sur un
plan vertical, et Ton demande de construire, par la méthode des rabattements, la
longueur de la perpendiculaire abaissée du point sur la droite.
PhyeiqMe : Décrire la méthode générale employée pour mesurer la dilatation des
gaz. — Quelle loi a-t-on trouvée pour les gaz permanents ? — En quoi consiste, et
comment explique-t-on le tirage des cheminées ?
Du 7. — Mathématiquet : !<> Exppser la règle d'intérêt composé et celle des
annuités. —On montrera comment on y applique les logarithmes.— S^ Démontrer
que, dans la parabole, les carrés des cordes perpendiculaires à son axe sont pro-
portionnels aux distances de ces cordes au sommet.
Physique : !<> Qu'est-ce que la rosée? !<> condition pour qu'un corps se couvre
abondamment de rosée , 3o explication du phénomène de la rosée, et description
des expériences sur lesquelles cette explication est fondée.
— Mathématiques : lo Rendre compte de la méthode abrégée pour la multiplication
de deux nombres décimaux. — 2o De toutes les droites que l'on peut mener par un
même point dans un plan, quelle est celle qui fait le plus grand angle avec le
plan horizontal ? — Application à la représentation d'un plan quelconque sur un
plan coté.
Physique : Enoncer la loi de Mariolte. — Gomment l'a-t-on démontrée, 1° dans
le cas des pressions peu supérieures à la pression atmosphérique, 2o dans le cas
4 5*
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— 234 —
des pressions inférieures à celte dernière^? — Celle loi est-elle rigoureasemcni
exacte pour les divers^gai ? — Décrire le^manomèlro à air^coroprimé.
— ^Mathématique* : 1«> Eublir les conditions nécessaires et sufGsanles pour que deui
circonférences se coupent. — 2o Mener une tangente à Pellipse par un point exté-
rieur. — Gomme ^application de la première question, on montrera que le problème
est susceptible de deux solutions.
(On supposera connue la construction de la tangente menée par un point pris
sur la courbe, ainsi que la propriété surlaquelle cette construction est fondée).
Physique ^'Distribution de Télectricité dans les corps bon conducteurs. — Prouver
que rélectricité se porte à la ' surface. — Loi générale de la distribution sur les
corps non-spbériques. — Pouvoir des pointes. — Application au paratonnerre ;
description de cet appareil.
— Mathématiques : !<> Une fraction étant supposée égale à une autre fraction dont
les deux termes^sont premiers entre eux, faire voir que les deux termes de la
première fraction sont des équi-multiples de ceux de la seconde. — On en conclura
la condition nécessaire et suffisante pour qu^une fraction soit irréductible. — 2** Par
deux points M, M* d'une ellipse dont F, F sont les foyers, on mène une sécante RS j
du foyer F on abaîsse^une perpendiculaire FG sur celte sécante, perpendiculaire
qu'on prolonge_]d'une quantité GK^égale à elle-même, et Ton joint Pextrémité K au
foyer F par la droite KF qui rencontre ]la sécante RS au point I. — On demande
de faire voir que le point I est compris entre les deux points MM*.
Physique : Décrire la lunette gastronomique.'— Faire connaître la marche des
rayons lumineux dans cet instrument, et expliquer pourquoi il grossit.
— Mathématiques : 1» Rendre compte du procédé par lequel on effectue la divi-
sion de deux' polynômes. — Application à la division x™ — a"* par x — a, m étant
entier'et'positif. — 2o Description du graphomètre. — On montrera comment a
été construit le vernier de cet instrument, et quel degré d'approximation il permet
d'obtenir^dans lajmesure des angles.
Physique : Définir la chaleur'^spécifique des corps. — Exposer comment on peut
évaluer cette chaleur spécifique|par la méthode des mélanges. — Faire connaître
les résuluts généraux déduits de la comparaison des chaleurs spécifiques d'un
grand nombre de corps.
BACCALACIÉAT BT-SCIEKCRS SCINDE J(i^~partie).
Mathématiques : !<> On donne le cdté d'une"pyramide, dont la base est un carré
et dont les faces latérales sont des triangles équilatéraux : construire la hauteur
de cette pyramide et évaluer son^olume, en supposant le côté égal à un mètre.
2» Construire les projections horizontale' et [verticale de la même pyramide, dont
la base sera supposée horizontale et située à une distance donnée du plan horizontal
de projection. — Le sommet pouvant être situé au-dessus ou au-dessous du plan
de la base, on construira l'épure dans la double hypothèse de Tune et l'autre
position du sommet.
— Mathématiques : !<> Démontrer que le trinOme du second degré <m:2+6x+c peut
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— 235 —
èire décomposé en deux facteurs du premier degré en x. — On en déduira les
relations qui lient les coefficients aux racines de Téqualion aa:^+(x+c==-o. —
2o On donne les projections de trois points sur un plan horizontal et sur un plan
Tertical, et Ton conçoit un plan passant par ces trois points : on demande de
construire Pangle que font dans l'espace les deux traces horizon tale^et Terticale de
ce dernier plan, lequel sera supposé rabattu sur un des plans de projection.
BACCALAURÉAT ÈS-LETTRES.
^u^tU de composition pour le baccalauréat j envoyés à toutes les
Facultés des Lettres de V Empire, le 3 novembre 1864, par S, Ex,
M, le Ministre de l'instruction publique.
DISC0UK8 LATIN.
Qunm Athenienses improspero bello vexarentnr, de Victoria sciscitanlibus legatis
a Pythia responsum est rem populo Minerve bene cessuram, si quis voluntaria
morte deorum iram placaret. Qno audilo , qnum plerique consternarentur, Aglanra,
régis Gecropis filia, palam dixil se libenter pro communi sainte esse morituram,
et postqnam patri ac palriœ valedixit, et vit» su» brevitatem deploravi t, urbi
civibusqne suis bonam forlunam« sibi diraomnia precata est, et se saltu in planum
ex arce précipita vit.
Cujus supremam orationem effingetis.
VeaSION LATIKB.
Cum Patrone Epicureo mihi omnia snnt : nisi quod in philosophia vehementer
ab eo dissentio. Sed et initio, Roms, qunm te quoque et tuos omnes observabat,
me coluit in primis ; et nuper, quum ea, qu» voluit, de suis commodis et
priemiis, conseculus est, me habuit snornm defensorum et amicorum fere prin-
cipem ; et jam a Phœdro, qui nobis, quum pueri essemus, antequam Pbilonem
Gognovimus, valde, ut philosophus, poslea tamen, ut vir bonus, et suavis, et
ofOciosus, probabatur, tradilus, mihique cômmendatus est. Is igitur Patro, quum
ad me Romam litteras misissct, uli te sibi placarem, peteremqne, ut , nescio quid,
illud Epicuri parietinarum sibi concederes : nihil scripsi ad te ob eam rem, quod
«dificationis tus consilium mea commendatione nolebam impediri. Idem, ut veni
Athenas, quum idem, ul ad te scriberem, rogasset : ob eam causam impetravit,
quod te abjecisse illam cdificationem constabat inter omnes amicos tuos. Quod si
ila est, et si jam plane tua nihil interest, velim, siqua offensiuncula facta est animi
lui, perversitate aliqnorum (novi enim gentem illam), des te ad lenitatem, vel
propter tuam summam humanilalcm vel eliam honoris mei causa. Equidcm si, quid
ipse sentiam, quœris, nec, cur ille tantopere conlendat, video, ncc cur te répugnes :
nisi tamen multo minus tibi concedi polest quam illi, laborare sine causa.
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— 236 —
— Socrate, condamné par Paréopage , répond à Oilias qui rexcitait à fuir de sa
prison ;
Fugâ sibi oonsnlere récusai. — Patrias leges, eiiamsi cives pravè judicaTerint
perrringere, aliis tufpe, Socrati nefas sit. — Gonfiteatur se merilô in jus Tocatum,
et sceleris sibi conscium, si Tngà salutem quœrat. — Mirentur omnes pbilosophum
mortem reformidare, et minime sibi constare qui loties dicipulos docuit presen-
tem yitam parri faciendam.
— Cùm legati Samnilium Curium Dentatum adiissent, ei magnum auri pondus
ofTerentes ut conditiones pacis «quiores Yictis darentur, respondit ille :
n Aurum se contemnere, et malle imperare aurum babentibus quàm babere. —
Non decere priyatum, gerenlem publicum munus, dona accipere^ et senalui
populoque romano ofTerendum, si quid Samnites donandnm ceuserent. — Cœterùm,
non auro, sed justitii, pax equa obtinenda est. Hoc et Patribus, et Populo, et
illis qui magistratibus prsessent commune esse, ut, quod justum sit, sine pretio
concédèrent. »
— Ciceronis ad amicum epistola qui tehementer hortatus erat ut Giesaris melu
k coeroendo Gatilinâ abstineret.
De Gatilin» consiliis nemini dubinm esse potest quem ad finem tendant ; quid
sibi Telit, quid amicis poUiceatur, quid minetnr patrias. — Quod ad Gaesarem
attinet,ri consul non solùm k coercendo Gatilinâ se abstinnerit, sed etiam dubita-
yerit, periculum augebitur nedùm vitetur , detrimentique addetur flagitium. —
Aderit omnium bonomm consensus, aderil senatûs auctoritas, aderunt Dii.
(Xa fin prochainement.J
CHRONIOUe.
L'Adminîsiration de la guerre vient, après plus d'un demi-siècle
d'occupation, de restituer les bâtiments des Jacobins à la ville de Tou-
louse. Déjà de nombreux ouvriers sont occupés à transformer Tédi-
fice et à le rendre propre à l'Exposition universelle des Beaux-arts
et de l'ïndustrie qui doit s'ouvrir, on le sait, le 45 juin prochain.
Le cloître est dégagé de la maçonnerie qui garnissait l'entre-colon-
nement. Là, où l'œil n'apercevait naguère qu'une muraille lisse, der-
rière laquelle était placée l'infirmerie des chevaux, se dessine aujour-
d'hui un double rang de colonnes jumelles aux chapiteaux ornementés
dans le goût du xiii« siècle. C'est presque une révélation après
soixante années d'enfouissement.
En attendant que le plancher supérieur de l'église soit démoli, (»n
frotte et on nettoie avec de grandes précautions la voûte de la nef, de
façon à ne point dégrader lus peintures qui ont résisté aux atteintes
des intempéries et de la poussière. C'est dans cette église elle-même»
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— 237 —
PuD des plus imposants vaisseaux religieux du Midi, que sera établie
la grande salle d'honneur de TExposition. C'est sur celle surface, qui
ne compte pas moins de quatorze cents mètres carrés, que se déve-
lopperont, en un immense panorama, les produits des beaux-arts cl
de rindustrie méridionale. Nous ne croyons pas qu'on ait, en aucune
ville, offert un plus magnifique asile aux œuvres de Tinfelligence et
du travail.
I.a salle Capitulaire, dont le dessin architeclonique frappait na-
guère M. Viollel-Leduc ; la chapelle de saint Antonin où se trouve
écrite en fresque encore lisible la légende du saint ; le réfectoire,
naguère converti en manège pour Pinstruction des jeunes soldais,
tous les bâtiments artistiques, en un mot, sont également en voie
d'appropriation et de restauration. Tout sera prêt au jour dit. Dans
le courant de l'été prochain, les populations du Midi seront conviées
h venir è la fois visiter une Exposition intéressante et à contempler
un édifice grandiose, inconnu de notre génération, et digne à tous
égards de reparaître à nos yeux dans sa splendeur originelle.
(Journal de Toulouse),
Nous allons donner quelques nouvelles de nos Académies :
L^Académîe des Jeux Floraux, dans sa séance particulière du 3
février, a nommé Mainteneurs : M. de Toulouse-Lautrec; M. de Rému-
sat, de l'Académie française; Mtr de La Bouillerie, évèque de Carcas-
sonne, et M. Pabbé Goux, docteur ès-lettres, en remplacement de
MM. de Tauriac, de Caslelbajac, LamotheLangon et Salvan, Mainte-
neurs décédés. Les membres votants étaient au nombre de vin^t-
cinq. M. de Toulouse-Lautrec seul a réuni Punanimité des suffrages
Quatre billets blancs se sont trouvés dans l'urne ri l'élection de M. de
Rémusat. Cinq ou six abstentions ont également été remarquées i\
P élection des autres membres.
La Société d'Agriculture de la Haute-Garonne a tenu sa séance
publique annuelle, le 5 février. L'assemblée a entendu d'abord un
excellent discours du président sur les véritables conditions du pro-
grès agricole ; puis le compte- rendu des travaux de la Société pendant
l'année 4864, par le secrétaire général, M. de Moly, qui a fait ressortir
la part de plus en plus grande que prends chaque année, la Sociélç
dans les diverses questions d'économie rurale et de pratique agricole.
M le baron Papus a fait ensuite le rapport de la commission des con
cours, distribuant, dans une sage mesure ou sous une forme bien-
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— 238 —
veillante, Péloge et la critique, aux candidats qui avaient fait valoir
leurs droits aux prix proposés par la Société. On a entendu encore
une Revue agricole, pleine d'intérêt « par M. Causse. L'éloge de
M. Alexandre Fourtanier, membre non résidant^ par M. Prévost, a clos
la séance, et rassemblée s'est séparée vivement impressionnée par
la dernière lecture qu'elle venait d'entendre.
L'Académie de Législation, un peu en retard cette année à célébrer
la fétc de Cujas, n'a tenu que le iâ février 4 865 sa séance publique
annuelle de 4864. Le rapport sur les divers concours ouverts devant
l'Académie a été présenté par M. Rozy, secrétaire-adjoint. Son dis-
cours, très-élégamment écrit, est une analyse claire et intéressante
de chacun des Mémoires envoyés à l'Académie, et une appréciation
bien sentie des qualités qui en font le mérite comme aussi des défauts
qui y font tache. L'assemblée a pris plaisir à la lecture de cette pre-
mière partie du rapport, et s'est laissée aller au charme du récit,
lorsque, dans la seconde partie, à propos d'un Mémoire sur M. de
Savigny, l'orateur est entré dans quelques détails intimes sur la vie
du célèbre jurisconsulte allemand. Le président, M. Dufour, a fait
ensuite le rapport sur le concours établi par M. le Ministre de l'ins-
truction publque entre les lauréats du doctorat dans les Facultés de
Droit de l'Empire. L'Académie n'a eu k juger, cette année, qu'un
seul Mémoire, parce qu'il n'y a eu qu'un seul lauréat dans les neuf
Facultés. Quoique la lutte ne fût pas possible, puisqu'il n'y avait
qu'un candidat eu présence, l'Académie ne lui en a pas moins
décerné le prix, auquel la supériorité de son Mémoire lui donnait
un droit incontestable. Ce candidat est M. Gabouvielle , lauréat de
la Faculté de Droit de Rennes. — Le prix du Conseil général a été
partagé entre MM. Madelin, substitut à Mi recourt (Vosges), médaille
d'or de 300 fr., et M. Pérouse, avocat à Lyon, médaille d'or de 200 fr.
— Le prix du Conseil municipal (médaille d'or de 300 fr.) a été décerné
à M. Brocher, avocat et professeur de droit h Genève ; les Concours
libres ont valu une médaille d'or de 4 00 fr. h M. Elic Rossignol, de
Montans (Tarn), et une mention honorable à M. Théron de Montaugé,
de Toulouse.
L'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, a
tenu, le 4 5 février, sa séance publique annuelle pour la distribution
de ses prix de l'année 4 864. La salle ordinaire des séances était,
comme d'habitude, remplie d'une foule élégante et choisie, parmi la-
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— 239 —
quelle on remarquait un grand nombre de dames et quelques fonc-
tionnaires de notre ville. M. Hippolytc Minier occupait le fauteuil de
la présidence et a ouvert la séance par le discours d'usage.
Un mot que la province commence à prononcer avec orgueil, qui
n'est aujourd'hui qu'une espérance et sera demain une réalité, la
décentralisation, tel est le sujet que M. Minier avait choisi. C'était,
comme il Ta dit, plaider une cause gagnée d'avance dans l'esprit de
ses auditeurs ; aussi il n'a pas craint de faire d'abord Texposé des
bienfaits que nous devons à la centralisation. Il a montré la centrali-
sation actuelle consommée par Richelieu donnant naissance à TAca-
demie française, qui a achevé d'épurer et de former la langue. Il a
généreusement fait ressortir Theurense influence qu'elle a exercée, et
dans le domaine des arts, et sur l'art dramatique, et sur les progrès
de la science. Mais parce que Paris centralisateur a été fécond en
bons résultats, est-ce à dire que la province, oublieuse d'elle-même,
doive courber devant lui son front dans la poussière P Concédons à
Paris la prépondérance intellectuelle, comme il a la prépondérance
politique, mais ne le laissons pas nous tyranniser; or, c'est subir une
véritable tyrannie que d'adopter indistinctement toutce que Paris nous
envoie. Ne le laissons pas penser, croire, parler, écrire, chanter et
s'illustrer pour nous. Ne lui permettons pas d'appliquer trop coni-
plètement celte maxime : a Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos
amis, o
La province veut vivre, et depuis longtemps elle af6rme par des
œuvres son existence intellectuelle . ses érudils étudient ses vieux
parchemins et recomposent son histoire; ses archéologues lui resti-
tuent les monuments de son passé ; ses artistes et ses poètes l'enri-
chissent d'œuvres dignes d'être distinguées, tandis que, d'un autre
côté, les diverses sciences y comptent de nombreux et savants adeptes.
£lle possède enfin un grand nombre de revues' et de recueils sérieux,
ainsi que des journaux de toutes sortes. Si ce n'est pas encore là un
véritable édifice, ce sont au moins d'importants matériaux.
Au reste, Tambltion de M. Minier ne va pas jusqu'à attendre quela
province s'élève jamais à une vie et à une activité intellectuelles com-
parables à celles de Paris. Ce qu'il désire, c'est que les départements,
en formant un ensemble intelligent et éclairé, dressent une sorte de
rempart moral contre l'envahissement d'une certaine partie de la
littérature parisienne; ce qu'il espère, ce n'est pas que la province
se pose eu rivale de Paris, mais qu'elle en devienne un juge indé-
pendant. Ce qu'il souhaite encore, c'est qu'il s'établisse entre les
artistes, les savants et les littérateurs des villes de province, plus
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— 240 —
de confrateroité, plus de liens sympathiques, plus de soutiens mu-
tuels. 11 en naîtra pour tous plus de confiance et plus de courage.
Telle est, à peu près, la substance des idées exprimées par
M. Minier sur la décentralisation intellectuelle. Après avoir achevé
la lecture de son discours, qui a été très-applaudi, la parole a été
donnée à M. Roux, secrétaire général, pour la lecture du rapport
annuel sur les travaux des membres de TAcadémie et sur les prix
décernés. {La Gironde),
• *
♦
M. Musset , qui avait envoyé à M. le Ministre de Tinstruction pu-
blique un exemplaire de son étude sur la fable de La Fontaine, la
Cigale et la Fourmi , a reçu de S. Exe. une leltre de félicitation et
d'encouragement.
• «
Un douloureux événement vient de frapper le personnel de PEcolc
vétérinaire de Toulouse. M. Prince, directeur de cet établissement
depuis le l*' janvier 4 847, est mort le 8 février à Tâge de bS ans. Il a
succombé à un accès de Gèvre pernicieuse, qui Ta emporté en quel-
ques heures. Celte perte laisse à TEcole un vide qui sera vivement res-
senti. Administrateur habile, professeur à la parole brillante et facile,
M. Prince est regretté à la fois des professeurs et des élèves, qui ont
éloquemment exprimé sur sa tombe le vif sentiment de douleur qu'a
fait naître, chez les uns et les autres, cette mort imprévue. — M. La-
vocat, doyen des professeurs, a pris la direction par intérim de
TEcole.
• •
Par arrêté de S. Exe. M. le Ministre de Tinstruction publique, la
prochaine session du baccalauréat s'ouvrira simultanément, soit pour
la Faculté des Lettres, soit pour la Faculté des Sciences, le jeudi 30
mars, et les inscriptions seront reçues à Toulouse, du 8 au 24 mars
inclusivement, au secrétariat des Facultés, rue du Sénéchal, 43. — Il ne
sera rien changé, dans cette session, au mode d'examen qui a été
suivi dans la session de novembre dernier ; et les parties d'auteurs
sur lesquels les candidats doivent être interrogés seront celles qui
ont été réglées par l'arrêté du 1*' septembre pour l'année 4865. En ce
qui concerne les questions portant sur les auteurs de philosophie, le
programme du 42 mars sera encore rangé au nombre des matières
facultatives et pourra continuer à être remplacé, sur le désir des
candidats, par le programme de philosophie adopté en 4867.
F. LàCOINTA.
Toulouse, le 4«r mars 4865.
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LA VIE AUX ANTILLES.
LES caraïbes.
« C'est ane nation en laquelle il n'y a aacnlne espèce de
trafique, nulle cognoissance des lettres, nulle science des
nombres, nul nom de ma^stral nj de supériorité politique,
nul usage de service, de richesse ou de pauTreté. nuls
conlracts. nulles successions, nuls partages, nulles occupa-
tions qu'oysives, nul respect de parenté que commun, nuls
vestements, nulle agriculture, nul métal, nul usage de Tin
et de bled Viri a diit recentet. »
(MONTAIOIŒ.)
I.
On lit dans Napoléon Landais : Caraïbe, subst. des deux genres
(Kara-bibe)> insulaire d'Amérique, jadis antbropophage. — On trouve
dans Boiste la même définition. Nous regrettons de n'avoir pas sous
la main un Bescberelle ou un dictionnaire de l'Académie (on ne peut
tout avoir) ; nous y lirions sans doute la répétition de cette phrase^
qu'on pourrait à la rigueur trouver suffisamment explicite.
Jadis anthropophages ; cela voudrait-il dire qu'ils ne le sont plus ?
En effet, ils ne sont plus anlbropopbages, les Caraïbes ^ mais aussi
c'est qu'ils ne sont plus.
Les Caraïbes peuplaient les petites iles de la mer qui porte leur
nom, et il ne reste plus d'eux que le nom qu'ils ont laissé à cette
mer.
Ils ont été victimes d'une loi fatale. Ils ont disparu parce qu'ils
ont refusé de s'atteler au char de la civilisation qui a suivi sa marche,
malgré leur opposition insensée, et qui les a écrasés sous ses roues.
« Il a fallu arracher du sol, dit le docteur Rufz, ces peuples origi-
naires, comme on arrache des herbes indigènes et stériles, pour leur
substituer des plantes exotiques et productives j mystère qui sans
Tome xxi«, 4« LivraisoD. 4 6
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— 242 —
douto révolte notre raison, mais mystère accompli, et qu^il ne doit
pas tant nous répugner d'admettre, au milieu de tant d'autres mys-
tères, parmi lesquels nous gravitons, d'un bout à l'antre de ce court
espace de temps que nous appelons la vie. »
L'histoire des Caraïbes se perd dans une obscurité d'où il n'est sorti
aucun éclair; leur cendre est éteinte, et on a beau la remuer, on n'en
fait pas jaillir une étincelle. On trouve des traces de leur passage ; on
sait qu'ils ont vécu ; la tradition nous a rapporté quelques détails plus
ou moins authentiques sur leurs mœurs et leurs usages ; mais ils n'ont
laissé aucun monument qui leur fasse assigner une place parmi les
peuples disparus. L'historien ne trouve pas leurs restes dans les cou-
ches sociales, comme le paléontologiste trouve ceux des animaux qui
ont peuplé la terre à des époques passées, et qui l'ont enrichie de leurs
débris.
On ne rencontre d'eux rien qui indique une coopération quelconque
au mouvement de l'humanité. Ils n'ont rien légué d'utile à ceux qui
devaient occuper après eux le sol qu'ils ont foulé ; ils n'ont fait dans
leur passage qu'aspirer l'air, tant qu'ils ont vécu^ sans laisser quoi que
ce soit qui attache un intérêt à leur souvenir.
Us se sont montrés réfractaires à toute action tendant au progrès ;
et lorsque la civilisation est venue s'implanter sur leur sol, un peu
brutalement peut-être, ils ne se sont même pas sentis sollicités par la
curiosité. La lumière qui attire et éblouit les animaux, ne les a ni
attirés ni éblouis. Ils ont fermé les yeux et refusé de voir.
Tant que leur résistance a été passive et qu'ils se sont bornés à pro-
tester par leur abstention^ on n'en a guère tenu compte et on les a
repoussés comme un vil troupeau de brutes^ pour ouvrir et féconder
le sol qu'ils laissaient se reposer dans la stérilité. Mais lorsqu'ils se
sont mis sur le bord du sillon et qu'ils ont voulu gêner le travailleur
dans l'accomplissement de sa tâche^ il a bien fallu les renverser et les
étouffer dans ce sillon. C'est une loi cruelle quelquefois, mais fatale
que la loi du progrès.
La honte éternelle qui s'attache au souvenir des conquérantsi'Haïti,
du Pérou, du Mexique^, n'atteint pas les destructeurs des Caraïbes des
petites Antilles. Ceux-ci ne demandaient pas de l'or aux possesseurs
du sol, ils ne leur demandaient même pas de participer à leur travail ;
ils exigeaient d'eux qu'ils les laissassent travailler en paix. Dans les
dispositions d'esprit des colons, le progrès eût pu passer auprès des
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— 243 —
sauvages sans porter atteinte à leur liberté, sans les troubler dans leur
vie. Mais ils n'acceptèrent pas ces conditions, ils voulurent arrêter le
flot qui pouvait couler pacifiquement auprès d'eux, et ils furent
engloutis,
« Les mêmes faits, dit M. Xavier Eyma, qui ont signalé le contact
des blancs avec les Peaux rouges^ sur le continent américain, se sont
reproduits dans le cercle plus restreint du territoire des Antilles. Ce
sont les mêmes luttes de la civilisation contre la barbarie, la même
obstination de la part des Peaux rouges de cette partie de TAmérique,
à ne vouloir point subir le progrès moral et matériel, auquel les
Européens les appelaient à participer.
» Le sort subi par les Caraïbes est donc celui que l'avenir, et un
avenir très-prochain, parait réserver incontestablement aux Indiens
du continent, c'est-à-dire que ces derniers sont destinés, comme les
premiers, à disparaître sans laisser non plus de traces sur cette moitié
du globe dont ils ont été les inutiles possesseurs. »
« Il ne faut accuser, dit le même écrivain, ni le christianisme,
ni la civilisation, au nom de qui a commencé, s'est accomplie en
partie et doit s'achever cette destruction de toute une race d'hommes.
Le christianisme lui a ouvert ses bra^ paternels ; la civilisation l'a
convoquée au partage de ses glorieuses conquêtes. Elle s'est armée
contre l'un et contre l'autre. »
Les Caraïbes étaient la personnification de l'immobilité, du laisser-
aller machinal, de la vie contemplative égoïste et sans horizon. Us ne
purent comprendre la race ardente, fiévreuse de l'Europe, sans cesse
à la poursuite de l'inconnu et de l'impossible.
Si Christophe-Colomb n'eût pas découvert le Nouveau-Monde, ils
seraient encore aujourd'hui ce qu'ils étaient en 1493.
Les aatres, en toat sens, laissent aller leur vie,
Lear &me, lear déui, leur instinct, leur envie.
Tout marche en eux, au gré des choses qui viendront,
L'action sans l'idée et le pied sans le front.
Ils suivent au hasard le projet ou le rêve,
Toute porte qui s'ouvre ou tout yent qui s'élève.
Le présent les absorbe en sa brièveté.
Ils ne seront jamais et n'ont jamais été ;
Ils sont, et voilà tout. Leur esprit flotte et doute.
Ils vont ; le voyageur ne tient pas à la route^
Et lt>ut !;>rf.icc un eux û mesure, rennui
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-- 244 —
Far la joie, oui par non, hier par aujourd'hui.
Ils TÎTent jour à jour et peosée à pensée.
Aucune règle au fond de leurs Tœui n'est tracée ;
Nul accord ne les tient dans ses proportions.
Quand ils pensent une heure au gré dos passions,
Rien de lointain ne fient de derrière leur vie
Betentir dans l'idée à cette heure suivie ;
Et pour leur cœur terni l'amour est sans douleurs,
Le passé sans racine et l'avenir sans (leurs.
II.
Les premiers habitants des Antilles étaient les YgnerU. Les Galibis,
peuplades de la Guyane, dont le nom a été cbangé par les Européens
en celui de Caraïbes, battus par les Àrouages ou ÀUouageê, eber-
obèrent un refuge dans les iles dont ils firent la conquête.
Les Ygneris étaient une population douce, pacifique, bospitaliére,
la population que les Espagnols rencontrèrent dans les grandes
Antilles. Les Caraïbes les dépouillèrent, les détruisirent et n'en con*
servèrent que les femmes.
« L'on peut ajouter deux ou trois cboses, dit le Père Dutertre dans
son Hiêtoire générale des Àntille$^ qui font voir clairement que ces
peuples sont descendus des Galibis, dont la première est la tradition
commune de tous les sauvages qui le croyent ainsy et qui asseurent
que les Galibis, leurs ancestres, vinrent dans les siècles passez com-
battre les Ygneriê qui estoient les naturels du pays. La seconde cbose
qui le confirme, c'est la diversité du langage des bommes et des
femmes qui dure encore aujourdhny (le Père Dutertre écrivait en 1660
et les petites Antilles avaient été découvertes en i493) : car ils disent
que cette diversité a pris son origine dans le temps de cette conquête;
d'autant que les Galibis ayant tué tous les masies de ces isles et n'ayant
réservé que les femmes et les filles, auxquelles ils donnèrent de jeunes
hommes de leur nation pour maris, les uns et les autres conservèrent
leur langage originaire. A quoi si vous ajoustez la conformité de reli-
gion, de mœurs et de langage, il n'y a pas lieu de douter qu'ils ne
tirent leur origine des Galibis de terre ferme. »
Le Père Raymond Breton, qui passa une partie de sa vie avec les
sauvages, k l'usage desquels il fit une traduction caraïbe du catéchisme
français, et qui publia (Auxerre, 4665-1667, â vol. in-S^') un Die-
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— 246 -
tionnaire françiM-caraibe et caraibe'françaii, mêlé de quantité de
remarquée hietoriques pour Véclaireieeement de la langue, parle d'une
royauté ancienne dont il aurait découvert la tradition. Il rapporte à
ce sujet quelques mots barbares, indicateurs, selon lui, de dignités
éteintes. Il parle même d*un certain sauvage qui prétendait être le
descendant de cette race royale disparue ; « mais, fait observer judi-
cieusement Dutertre, ce bon Père ne s'est pas enquis d'eux, du temps
où avoit cessé cette royauté qui étoit une chose digne d'être sceûe. »
Les auteurs qui ont écrit sur les Caraïbes s'étonnent qu'ils vécussent
sans gouvernement, sans chefs, sans organisation sociale ; cela n'a
cependant rien de surprenant, vu leur petit nombre. Dans les iles
qu'ils occupaient, ils ne formaient pas de grandes agglomérations ; ils
se réunissaient sur un point du littoral, au nombre de quelques
familles. Cela formait un village qu'ils appelaient authe. On a donné
à ces villages, et la tradition leur a conservé le nom de carbete, par
suite d'une erreur qui a fait prendre une partie pour le tout. Le carbet
proprement dit était une case plus grande que les autres, et qui était
la propriété de tous. C'était en même temps une sorte d'hôtel-de-ville
et de caravansérail, où l'on ?e réunissait et où on logeait les étrangers.
Mais s'ils n'avaient pas de chefs dans leur vie ordinaire ; si, pour
mener l'existence végétative dont ils suivaient le cours monotone, ils
n'avaient pas besoin d'être dirigés, il n'en était pas de même lorsqu'il
s'agissait d'entreprises où le besoin d'une volonté se faisait sentir,
pour les chasses, les pêches ou les expéditions guerrières.
Les chasses et les pêches ne doivent figurer ici que pour mémoire,
car on n\ recourait que dans les cas d'extrême disette : ce qui arrivait
rarement, parce qu'ils étaient très-sobres et qu'il eût fallu que la
nature se montrât bien parcimonieuse et bien avare de ses produits
pour qu'ils se vissent au dépourvu. En général, ils trouvaient dans la
mer qui baignait leur rivage assez de poisson^ et de coquillages pour
satisfaire leurs besoins, et ils n'étaient pas assez friands d'une nour-
riture recherchée pour s'aventurer à la poursuite de poissons plus
savoureux, qu'on ne trouvait qu'au large, ou de gibier qu'il eût fallu
rechercher péniblement dans Tentrelacis de leurs épaisses forêts.
Ils n'avaient d'entrain véritable que lorsqu'il s'agissait d'une expé-
dition guerrière. Et cela arrivait toujours sans cause immédiate, et
seulement parce que le hasard ou-h fantaisie de quelqu'un réveillait le
souvenir de vieilles injures, toujours à l'état de vengeance inassouvie.
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— 246 —
O ressentiiDeiit éternel était, à l'endroit des Arouages, les ennemis
naturels des Caraïbes.
Ceux-ci avaient bien essayé quelques tentatives contre les grandes
Antilles, occupées par la race douce et bienveillante des Ygneris,
congénères de ceux que leurs pères avaient détruits dans les petites
Antilles. Hais, outre qu'ils les trouvaient là en nombre et bien armés,
ils éprouvaient de telles difficultés à remonter dans le vent pour
regagner leurs îles, où plus d'une fois ils n'avaient pas reparu, que
ces expéditions étaient très- rares et passées pour ainsi dire à l'état de
tradition.
Dans ces circonstances, ils s'excitaient au moyen d'une liqueur
fermentée, fabriquée avec le suc de la racine de manioc et qu'ils
appelaient OUycou. Le souvenir des vieilles injures a venger était
évoqué par tous ; on en découvrait ou on en imaginait de nouvelles,
et on décidait la guerre. Alors, et alors seulement, et dans les cas
rares de pêches ou de chasses générales, on élisait un chef qui était
désigné par les trois syllabes peu euphoniques d'Ou-hou-tou.
Ce chef était décoré au caracoli où couroucoliy ornement qui devait
provenir de quelque expédition dans les grandes Antilles, bien qu'ils
prétendissent l'avoir arraché à leurs ennemis les Arouages. Il paraît
que chaque peuplade avait le sien. C'était une plaque de métal, Ap
l'or peut-être, enchâssée dans un morceau de bois, et que l'élu so
pendait au cou. Cet ornement avait à leurs yeux assez de prix
pour être considéré comme propriété nationale. C'était leur Régent,
une sorte de Kohinor sur lequel personne n'avait de droit réel, exceptée
le chef, qui, par le fait de sa dignité éphémère, acquérait celui d'une
possession temporaire, généralement très-limitée.
S'il y avait des ambitieux parmi eux, la satisfaction de leur ambition
ne pouvait pas être de longue durée. Une fois l'expédition terminée,
l'armée se licenciait d'elle-même, le chef déposait le caracoli et
redevenait simple Caraïbe comme devant.
Après l'élection, le chef de la peuplade où avait été décidée l'ex-
pédition envoyait des messagers pour en donner avis à ses voisins.
Ceux-ci s'y associaient ou refusaient d'y prendre part sans avoir n
donner de raison de leur refus, et uniquement par le libre exercice
de leur volonté. Ceux qui adhéraient se rendaient dans leurs pirogues,
avec leurs armes et leurs provisions, au lieu indiqué pour le rendez-
vous général.
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— 247 —
Ils avaient pour armes uoe sorte de massue carrée, en bois dur,
appelée boutouy des haches de pierre à manche de bois, et des flèches
dont les extrémités étaient imprégnées de suc du mancenillier. Les
provisions consistaient en racines bouillies, en poisson séché et en
cassaves, que les femmes enveloppaient si adroitement dans des feuilles
de balisir que l'eau n'y pouvait pénétrer.
Avant le départ, avait lieu une assemblée générale. On y faisait
une nouvelle consommation d'oùycou, et un prêtre ou boyé ne man-
quait jamais de prédire aux guerriers qui allaient s'embarquer, les
résultats les plus brillants, les succès les plus glorieux ^ leurs pirogues
allaient revenir chargées d'Ârouages prisonniers.
Enfin, on achevait de s'enivrer d'oùycou, et les guerriers se dis-
posaient à partir, « n'emmenant avec eux de femmes que ce qu'il
en faut pour les servir, les peigner, les rocouer et faire la cuisine. »
Nos soldats de la grande armée se servaient, se peignaient et faisaient
la cuisine eux-mêmes.
Ils se mettaient en route, descendaient d'île en ile, s'arrêtant si le
temps devenait mauvais, car ils ne pouvaient guère affronter, dans
leurs pirogues, une mer orageuse ; puis, continuaient jusqu'à Hle,
appelée maintenant la Trinidad^ et qui est la dernière de la chaîne,
la plus rapprochée du continent. Là, ils concentraient leurs forces, se
dissimulaient pour n'être pas découverts par quelque pirogue arouage ;
puis, le moment venu, ils fondaient sur un village de leurs ennemis,
dans le voisinage duquel ils s'étaient tenus cachés.
Il arrivait parfois qu'ils étaient pris à leur propre piège, et que,
s'attaquant à un ennemi plus nombreux, plus brave qu'eux ou se
tenant sur ses gardes, ils étaient tous pris et l'expédition avait une fin
qui contredisait la prédiction favorable des hoyés. Mais ^ comme ils
avaient leur grain de fatalisme, ils en prenaient leur parti.
S'ils étaient vainqueurs, ils garrottaient leurs prisonniers, en man-
geaient quelques-uns, séance tenante, et retournaient comme ils étaient
venus, en allant d'ile en île. Le retour était l'occasion d'une réunion
solennelle ; l'oùycou coulait à flots. Chacun prenait sa part d'Arouage.
Mais le cœur des victimes revenait de droit à ceux qui, de l'avis de
leurs compagnons, s'étaient distingués dans l'expédition.
On a quelquefois mis en doute que les Caraïbes fussent anthropo-
phages. D'après les auteurs qui ont parlé d'eux avec le plus de détails,
le P. Raymond Breton, Rochcfort, le P. Dutertre, le P. Labat, etc..
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— 248 —
ils étaient certainement anthropophages; seulement, ils ne man-
geaient pas de l'homme à tous leurs repas. Leur nonchalance plus
forte que leur goût ne leur permettait pas cet ordinaire somptueui.
« Du temps que j'étois dans la Martinique, dit Dutertre, un sau-
vage apporta dans une case une jambe rostie, aussi sèche et aussi dure
que du bois, de laquelle il mangea, et invita un chacun à faire le
mesme, disant que s'ils avoient mangé deTallouague (c'est ainsi qu'ils
appeioient cette viande cuite), ils seroient très-courageux. Ceux qui
en mangent le plus d'entre eux sont les plus estimez.
» Comme ils ont sans doute gousté de toutes les nations qui les
fréquentent, je leur ai ouï dire plusieurs fois, que.de tous les chres-
tiens, les François étoient les meilleurs et les plus délicats ; mais que
les Espagnols étoient si durs qu'ils avoient de la peine à en manger.
Quelque temps auparavant que les François habitassent l'île de Saint-
Christophe, ils firent une descente dans Saint-Jean de Port-ric, où,
entre autres choses, ils tuèrent et boucanèrent un de nos religieux,
duquel après avoir mangé, la plupart d'entre eux moururent, et ceux
qui restèrent furent ensuite affligez de grandes maladies... Depuis ce
temps-là, ils n'ont plus voulu manger de chrestiens, se contentant de
les tuer et de les laisser dans le mesroe lieu. »
Leur vie privée était la manifestation de l'égoïsme le plus absolu.
Aucune idée généreuse n'y dominait. Le sentiment de la famille
n'existait pas pour eux et ne pouvait exister, car la famille n'avait
pas ce lien intime qui résulte de l'union de l'homme et de la femme,
provenant d'un choix libre et mutuel. Les Caraïbes étaient polygames,
disent les historiens, mais ils ne méritent pas l'honneur qu'on leur
fait en disant cela. Ceux qui ont eu le bonheur de promener quelques
années de leur jeunesse dans le Jardin des racines grecques, savent
l'étymologie de ce mot, et il ne peut en être fait application aux
Caraïbes.
Polygamie implique mariage, et il n'y avait pas de mariage chez
eux; il n'y avait qu'union bestiale, promiscuité repoussante, rappro-
chements hors nature qui faisaient qu'un père qui avait vu grandir
ses filles, n'entendait pas une voix intérieure qui devait lui crier
qu'il ne pouvait y avoir de lui à elles que des caresses paternelles.
Mais eût-il entendu cette voix qu'il ne l'eût pas comprise, car il n'y
avait rien de paternel, rien de filial dans leurs relations.
La femme était une esclave. Le très-spirituel, mais très-peu galant
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~ 249 —
P. Labat, quelque bon Français qu'il soit à tout autre titre» dit :
« en ce point, nos sauvages sont bien plus raisonnables que le
reste des hommes ; ils regardent les femmes comme leurs servantes,
et quelque amitié qu'ils ayent pour elles, elle ne va jamais jusqu'à
les dispenser du service qu'elles sont obligées de leur rendre, ni du
respect qui le doit accompagner. Il est inouï qu'une femme mange
avec son mari, ni même en sa présence. »
Les enfants croissaient bestialement autour de la cabane où ils
étaient nés, y tenaient par habitude et nullement par quoi que ce fût
qui ressemblât à un sentiment. Ils vivaient dans un milieu où rien
n'était de nature à évoquer des aspirations dont la nature ne devait
pas les avoir dépourvus plus que les autres hommes, mais qui s'étei-
gnaient en eux à l'état de germes avortés.
« Tant les uns que les autres, dit Dutertre, sont élevez par leurs
pères et leurs mères plustost en bestes brutes qu'en hommes raison-
nables ; car ils ne leur apprennent ni civilité ni honneur, non pas
mesmeà dire bonjour, bonsoir, ni remercier ceux qui leur font
plaisir ] d'où vient qu'ils n'honorent leurs parents ni de paroles ni de
révérence, et s'ils obéissent quelquefois à leurs commandements, cela
vient plustost de leur caprice qui le leur persuade que du respect
qu'ils leur portent. Le libertinage s'entretient d'autant plus facilement
parmi les enfants qu'ils sont moins corrigez quand même ils mal-
traitent leurs pères ou leurs mères et que la pluspart ne sont point
repris d'une action si exécrable. »
La religion n'était pas pour les Caraïbes un grand sujet de préoc-
cupation. Comme ils étaient sans enthousiasme, ils n'avaient do
grands entraînements naturels d'aucun genre. Ils avaient des prêtres
nommés boyés^ comme nous l'avons déjà dit, qui n'étaient jamais
parvenus à les fanatiser, et qui trouvaient en eux des croyants géné-
ralement assez tièdes.
Comme tous les hommes, môme les plus primitifs, ils avaient une
sorte de foi intuitive en une intelligence suprême, invisible, présidant
à tout, qu'ils nommaient Àkambouc. Ils croyaient aussi aux deux prin-
cipes traditionnels du Bien et du Mal , gouvernant le monde. Ils
appelaient le bon principe Ichieri, le mauvais était nommé Mapoya.
On s'adressait à eux dans les cas de maladie, ou lorsqu'il s'agissait
du succès d'une entreprise quelconque. Naturellement, les sollicita-
tions les plus empressées et les offrandes étaient pour Mapoya. Les
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— 250 —
offrandes consistaieoi eafruits^ cassaves, etc., que»s'appropriaieBt les
boyéSf ùomixke cela ae pratique dans toute religion où il se fait des
offrandes. On supposait à lehieri Xtof de bonté, et de longanimité
pour qu'on pût en redouter le moindre mal ou une opposition quel«
conque ; aussi son culte était-il fort négligé» presque délaissé, et le
tabac qui était Tencens qu'ils brûlaient, ne fumait-il que pour Mapoya.
Les Caraïbes croyaient à une vie future, mais comme tous les
peuples irréfléchis et sensuels. Cette vie future se résumait pour eux
dans la satisfaction de leur seule passion et de leur seul goût. Ils se
voyaient dans l'autre monde, jouissant sans interruption de leur
stupide vengeance traditionnelle, égorgeant à perpétuité des Ârouages
qui se renouvelaient sans cesse pour être égorgés de nouveau ou
assommés à coups de boutou.
L'absence d'enthousiasme, de foi innée, de dispositions à en accepter
une, fut la principale cause de la rareté des conversions que firent
parmi ces populations les missionnaires chrétiens.
Le P. Dutertre déplore le résultat négatif des efforts tentés par les
religieux chez ces sauvages, et cite le P. Raympnd qui vivait parmi
eux et qui, « en dix ou douze ans, n'en a baptisé que quatre, et encore
c'estoient des gens tous proches de la mort. »
Il attribue l'insuccès des tentatives de conversions entreprises et
poursuivies avec une persistance toujours malheureuse, à la fâcheuse
impression produite sur l'esprit des Caraïbes par la vie des chrétiens,
leurs cruautés, leurs mœurs relâchées.
Les chrétiens de ce temps-là, quelque démoralisés, cruels et vicieux
qu'ils fussent, ne pouvaient pourtant trop perdre à la comparaison
avec ces hommes pour lesquels la famille ne représentait aucun des
sentiments qui en sanctifient l'idée ; qui n'entreprenaient de guerres
que dans l'unique but de torturer et de manger leurs ennemis, sans
qu'il y eût dans leurs expéditions la pensée d'une utilité quelconque.
Qu'étaient-ce que leurs guerres? des parties de chasse à l'homme. Ils
en prenaient tant qu'ils pouvaient, sans autre pensée que celle de
la destruction, sans avoir jamais imaginé d'en faire des instruments,
d'en employer la force, d'en utiliser les sueurs pour l'accroissement
de leur bien-être et le maintien de leur oisiveté. Aucune idée n'avait
présidé à l'entreprise, aucune idée n'était couronnée par son succès.
On demeurait après, ce qu'on avait été avant. On n'avait rien imposé
aux ennemis', on ne leur avait rien pris de bon, ni institutions ni
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— 281 —
coutumes ; on les avait pris et on les avait mangés, ou bien, — ce qui
était le revers de la médaille, — on avait été pris et mangé, et c'était
tout.
Il en est des preneurs de la vie sauvage cfomme des étemels Lauda-
tores temparis acti. Les amateurs de la vie primitive disent que les
sauvages ne connaissaient paâ le vol avant que les hommes civilisés
fussent venus chez eux ; peut-être. — Mais cela provenait sans doute
de ce qu'ils n'avaient rien qui excitât entre eux la convoitise. L'idée
du vol ne leur a pas été inspirée par les Européens. Elle leur est venue
avec le désir et le besoin de posséder des choses qu'ils ne connaissaient
pas et qu'ils convoitaient ; et le peu de scrupule qu'ils mirent bientôt
à se les approprier, indiqua surabondamment que, s'ils ne connais-
saient pas le vol, ils étaient bien préparés à en recevoir les inspirations
et à en suivre les entraînements.
« Ces sauvages ignorants ne connoissoient pas l'art sublime de
soumettre et de gouverner les hommes par la force des armes, d'égor-
ger les habitants d'un pays, pour en posséder légitimement les terres,
d'accorder au vainqueur la propriété, au vaincu le travail des pays de
conquête et de dépouiller à la longue l'un et l'autre des droits et des
fruits par des taxes arbitraires. »
Lorsqu'il écrivait ces lignes, l'abbé Raynal ignorait sans doute de
quelle façon les Caraïbes ou Galibis s'étaient rendus maîtres du sol
que d'autres plus forts et plus habiles qu'eux venaient leur disputer à
leur tour. 11 y avait cependant cette différence entre eux ou leurs
ancêtres et les nouveaux envahisseurs, que ceux-ci ne pensaient pas
à prendre leur place, à se substituer à eux en les détruisant; ils ne
voulaient que prendre une part d'un sol vierge qui ne demandait qu'à
être fécondé pour produire, lis voyaient assez d'espace pour que
chacun pût accomplir son œuvre à Taise et sans gêner son voisin. Ils
n'envisageaient l'avenir de cette terre dont ils venaient ouvrir le
sein, que comme une luxuriante moisson qu'ils voulaient bien en-
graisser de leurs sueurs, mais à l'abondance de laquelle ils ne pensaient
pas que le sang fût nécessaire. 11 le fut cependant; il fallut le répandre
pour se faire place. 11 (allut renverser ceux qui mettaient obstacle à
la marche de ce qui ne s'arrête jamais, renvahisseraent du progrés.
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— 252 —
m.
Un village caraïbe était une agglomération de quelques cases, plus
ou moins nombreuses, suivant que la population Tétait plus ou moins,
car chacun avait sa demeure particulière. Qui voyait un de ces villages
les voyait tous. Rien de plus primitif que les demeures qui le com-
posaient, et qui consistaient en quelques poteaux plantés en terre,
quelques chevrons jetés en travers comme par hasard ; le tout recou-
vert d'herbes longues, de pétioles de palmistes, de feuilles de latanier
et de tout ce qui se présentait à la main, pouvant préserver de la
pluie et des ardeurs du soleil.
Il y a des nids d'oiseaux qui seraient des monuments d'art, com-
parés à ces habitations humaines.
Ils avaient une case principale, qu'ils appelaient Taubanay dans
laquelle s'entassait la famille, et une autre quien était la dépendance
et qu'ils appelaient Ajoupa : celle-ci était le magasin , la cuisine , la
réserve.
A quelle époque les Caraïbes parurent-ils sur la terre? C'est une
question que nous laissons à l'appréciation des polygénistes et des
monogénistes , toujours est-il que leurs demeures étaient d'une archi-
tecture tout-à-fait primitive.
Ils ne cherchèrent pas à Taméliorer, lorsqu'ils furent en contact
avec les hommes civilisés, et que la comparaison put être pour eux
un enseignement. Doit-on croire qu'ils obéissaient à la loi mystérieuse
'qui condamne les castors d'à-présent à édifier leurs monuments d'après
le modèle de celui qui a été construit par le premier castor sur un
des fleuves du Paradis terrestre ; qui oblige les fourmis à faire unifor-
méinent leurs fourmilières ; qui dessine le plan des rayons dans les-
quels les abeilles doivent éternellement élaborer leur miel ?
Ce n'était pas cette loi qui les dirigeait , car l'insuffisance de leurs
demeures était une manifestation à contre-sens, du libre arbitre. Ils
faisaient ce qu'ils voulaient, mais ils le faisaient mal, parce qu'ils
n'avaient ni goût, ni ardeur, ni aspiration vers ce qui est bien, bon
et beau.
Leurs demeures étaient des abris et rien autre chose. Elles avaient
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— 253 —
dû toujours être ce qu'elles étaient, lorsqu'elles furent observées pour
la première fois. Elles préservaient du soleil et de la pluie, et c'était
tout; le premier homme qui eut à souffrir de l'inconstance du temps
dut chercher une grotte ou se construire un abri de cette nature. Il
est plus facile aux Antilles de se construire une Toubana et un
Àjaupa, que de trouver une grotte ; c'est ce qui explique la demeure
des Caraïbes.
Ils n'avaient pas de plantations régulières. On voyait seulement aux
environs de leurs cases, quelques touffes de bananiers plantés là une
fois, et qui s'étaient reproduits sans intervention humaine. C'étaient
les femmes qui étaient chargées de l'entretien de ces cultures, et c'était
grâce à elles que les feuilles découpées du manioc s'agitaient dans
l'air, que le cotonnier épanouissait au soleil ses flocons blancs comme
la neige, que les ignames enlaçaient aux arbres leurs lianes longues
et flexibles et y accrochaient leurs vrilles, que les patates couvraient
le sol de leur feuillage d'un si beau vert. Mais, il faut le dire, elles
étaient puissamment aidées dans leur tâche par la nature prodigue
de ces climats qui laisse si généreusement puiser la vie à ses mamelles
abondantes et intarissables.
L'intérieur des cases^ était aussi dénué que l'extérieur de tout ce
qui indique le bien-être ou le désir de se le procurer. Le mobilier se
composait d'un hamac de coton ou d'une sorte de cadre à fond de
bambou tressé, suspendu aux chevrons par de grosses lianes et garni
de feuilles sèches.
Les ustensiles de ménage étaient des calebasses de diverses dimen-
sions^ servant à tous les usages , des paniers ou corbeilles de lianes
et de nervures de feuilles, tressés avec assez d'habileté, mais parfaite-
ment uniformes.
L'art et l'industrie se résumaient, pour les Caraïbes, dans la fabri-
cation de ces paniers, le tissage des hamacs, dans la sculpture de la
surface plane des boutous et surtout dans la construcUon des piro-
La construction des pirogues est, par dessus tout, l'objet de l'admi-
ration des amateurs de la sauvagerie. £n effet, la tâche était lourde.
Il fallait abattre un gros arbre, le creuser au moyen du feu et des
instruments imparfaits qu'ils parvenaient à se fabriquer avec des
galets péniblement usés ; mais les castors ne transportent^ils pas des
troncs d'art)r68 dont les dimensions contrastent avec l'exiguité de leurs
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— 864 —
corps et leurs moyens d'action plus restreints encore que ceux, des
sauvages, qui, en fin de compte, étaient des hommes ?
Seulement, ce qu'on pouvait constater, c'est que, hamacs de coton
tissé, paniers tressés en lianes ou en écorces amincis, sculptures qui
décoraient les boutons, forme des pirogues, arcs, flèches, tout cela
était parfaitement uniforme, sans variété, sans qu'il se révélât le
moindre effort pour faire autrement que ce qui avait été (ait précé-
demment, sans qu'on devinât entre les oonstructeurs cet esprit de
convenance qui excite l'émulation et fait aspirer au mieux. « Le
mieux est l'ennemi du bien, » dit la sagesse des nations. Cet axiome
à l'usage des partisans de l'immobilité pourrait bien être d'origine
caraïbe.
Lorsque les Européens arrivèrent dans les Antilles, ils trouvèrent
les Caraïbes entièrement nus, ou plutôt, dit le P. Dutertre, « vêtus
d'un bel habit d'escarlate, lequel, quoique aussi juste que la peau,
ne les empêche ni d'être veus comme s'ils n'avoient rien, ni de
courir. »
Ce bel habit d'écarlate sur le compte duquel le bon Père s'égaye
agréablement, consistait en une couche de rocou délayé dans de
l'huile de palma-christi, dont le Caraïbe se faisait oindre des pieds à
la tète.
« Nos religieux, qui portent des habits blancs, dit encore le Père,
ne perdent jamais (irien au[Nrès d'eux, quand ils ont un habit neuf,
car ils attrapent souvent quelques pièces de leurs habits qu'ils ne
sçauroient cacher. Partout où ils se frottent ou s'asseoient, ils y lais-
sent tousjours de leurs marques. »
Ce badigeonnage écarlate dont ils se couvraient, les préservait,
dit-on, des ardeurs du soleil et surtout des piqûres des inoustiches et
des maringouins.
Lorsqu'ils allaient en guerre, ils variaient leur costume et l'enrichis-
saient de bandes noires tracées suivant la fontaisie de chacun. Ils
avaient surtout le soin de se peindre une paire de moustaches formi-
dables et d'entourer leurs yeux de cercles noirs, ce qui devait terrifier
leurs ennemis , lesquels en faisaient autant dans les mêmes inten-
tions.
Cette opération se renouvelait tous les jours. Aussitôt qu'il était
descendu de son hamac le matin, le Caraïbe courait à la mer ou à
la rivière, suivant que l'un ou l'autre était plus rapproché de sa
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— 256 —
demeure^ et les lamei ou Teau courante le débarrassaient du roeouage
de la veille.
Après être sorti de l'eau, il laissait au soleil levant le temps de le
sécher, puis, il allait s'asseoir gravement sur une bille de bois, de-
vant sa case, et une de ses femmes le couvrait d'une couche épaisse
de badigeon rouge. Après quoi, il se levait, marchait quelques ins-
tants de long en large, pour faire bien absorber et prendre uniformé-
ment la peinture, comme un homme qui vient de mettre un vêtement
neuf, étend les bras, va et vient pour voir s'il ne le gêne pas aux
entournures.
Lorsque le roeouage était bien sec, le Caraïbe s'étendait dans son
hamac, sur son cadre ou sur le sable du rivage, et il passait le reste
du jour à contempler les chevrons de sa case, la mer moutonnant au
loin, ou le ciel' qui étendait au-dessus de lui un si beau pavillon
bleu.
« Hs sont grands rêveurs, dit le père Dutertre, et portent sur leur
visage une physionomie triste et mélancolique. Ils passent des demy
journées entières assis sur la pointe d'un roc ou sur la rive, les yeux
fichez en terre, sans dire un mot. Ils ne sçavent ce que c'est de se
promener et rient à pleine teste lorsqu'ils nous voyent aller par plu-
sieurs fois d'un lieu à l'autre sans avancer chemin, ce qu'ils estiment
pour une des plus hautes sotises qu'ils ayent pu remarquer en
nous. »
Ds n'avaient pas d'heures pour leurs repas et mangeaient quand la
fantaisie leur en prenait.
« Il n'y a rien, dit le père Dutertre, où la rudesse de nos sauvages
paroisse tant que dans le manger; car, ils sont si mal propres en ce
qu'ils font, pour le boire et pour le manger, que cela fait bondir le
cœur à ceux qui le voyent aprester. »
Le bon père entre à ce propos dans des détails que nous nous dis-
pensons de rapporter, par respect pour la délicatesse de nos lecteurs
Ils se montraient en général peu recherchés. Sobres, dit-on, mais
sobres par paresse, parce que se sentant à peine la force de secouer
leurtorpeur pour se procurer le nécessaire, il leur était bien plus
difficile encore de le faire pour le superflu.
Il parait que la chair humaine était décidément un extra, car,
disent leurs divers historiens, ils ne se nourrissaient que de coquil-
lages et de crusucés, de burgaux et de crabes, parce que cela était
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facile à prendre ; plus rarement, sans doute, de poissons et d'oiseaux,
qui demandaient de l'industrie, du travail et de la locomotion,
«c Us passent toute leur vie dans une si grande oysiveté que quand on
les voit mettre la main à l'œuvre, il faut croire que c'est plutost la
tiédeur et l'ennui qu'ils trouvent dans cette fainéantise qui les fait
travailler, qu'un mouvement raisonnable. »
L'égalité la plus parfaite régnait entre eux ; et, comme dans toute
société primitive, il n'y avait que deux classes bien distinctes, sépa-
rées par la ligne de démarcation la plus matériellement appréciable^
les braves et les lâches, les forts et les faibles.
Les lâches et les faibles étaient des exceptions. 11 n'y avait pas de
lâche ; les faibles étaient les rares estropiés à la guerre. On ne savait
pas ce que c'était que la faiblesse de constitution ; la mort faisait raison
des natures débiles, dès les premiers temps de l'enfance. Us étaient
si exposés à Tinconstance, aux intempéries des saisons, si peu pré-
servés des maladies qui menacent l'homme dans ses premières an-
nées et qui le frappent si la prévoyance de la mère ou une organisation
sociale protectrice n'en prévient pas les effets désastreux, que
les individus à constitution robuste atteignaient seuls l'âge de«la
virilité.
Quant à la bravoure, ils y étaient prédisposés ^rVédtÂcation qu'ils
recevaient. C'est-â-dire que les rares discours qui sortaient de la bou-
che des anciens, n'étaient que pour raconter avec emphase leurs
expéditions et les tourments raffinés qu'ils avaient fait subir à leurs
ennemis ; que pour être admis au nombre des guerriers, il fallait que
le jeune homme passât par toutes les tortures qu'on faisait endurer
aux prisonniers et qui précédaient la mort-, on ne lui faisait grâce que
du dernier coup. Il n'était donc pas trop surprenant qu'ils subissent
ces tortures avec un grand courage et une grande fermeté^ lorsque
par malheur ils tombaient aux mains de leurs ennemb. Us en avaient
déjà l'habitude, comme les vieux soldats ont celle d'être iué$ à la
guerre.
Une coutume, au moins bizarre, et qui serait incroyable, si elle
n'était affirmée par tous les écrivains qui se sont occupés des Caraïbes^
et si elle n'existait pas encore dans quelques populations sauvages de
l'Amérique du Sud^ était ceUe qu'il avaient de se mettre au lit, lors-
qu'une de leurs femmes venait jde s'accoucher. Gomment expliquer
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un pareil acte de démence passé à l'état d'usage établi? Evidenraienty
ils n'éprouvaient aucun intérêt ni aucune compassion pour leurs
compagnes^ puisqu'ils prenaient pour eux toute la part de sollicitude
qu'entoure communément une femme qui vient d'être mère. Us se
couchaient dans leur bamac ou sur leur cadre, disent les auteurs, et les
pauvres femmes vaquaient pendant ce temps à leurs occupations ordi-
naires. Est-ce croyable? — Nous.Iaissons à la Faculté d'en décider;
toujours est-il que cela était. Us geignaient même, recevaient les
visites des amù delà maisony accomplissant les actes de cette comédie
que nous trouverions d'un affreux ridicule, si elle n'était d'une
odieuse barbarie, avec un sérieux parfait, et comme des gens qui
doivent à l'accomplissement d'un devoir sacré, la sérénité d'une
conscience irréprochable.
Leur imprévoyance était extrême : «Comme nos François sont plus
fins et plus adroits qu'eux, dit le père Dutertre, ils les duppent assez
facilement : ils ne marchandent jamais un lict (hamac de coton) au
soir ; car, comme ces bones gens voyent la nécessité qu'ils en ont toute
présente, il ne donneroient pas leurs licts pour quoique ce fût; mais le
matin, ils le donnent à bon compte, sans penser que, le soir venu, ils
en auront autant affaire que le soir précédent : aussi ils ne manquent
point, sur le déclin du jour, de retourner et de rapporter ce qu'on
leur a donné en échange, disant tout simplement, qu'ils ne peuvent
coucher à terre •, et, quand ils voyent qu'on ne leur veut pas rendre,
ils pleurent presque de dépit. Us sont fort sujets à se desdire dans
tous les marchés qu'ils font : c'est pourquoi il faut cacher et esloi-
gner ce qu'on a d'eux. »
Le père Labat, parlant des Caraïbes de son temps (4694) qui
ne différaient guère des Caraïbes primitifs et de ceux qu'a étudiés le
père Dutertre, dit : « Les armes de ces Messieurs étoient des arcs,
des flèches, un boutou et le couteau qu'ils ont à la ceinture et le plus
souvent à la main. Us sont ravis quand ils peuvent avoir un fusil ;
mais, quelque bon qu'il soit, ils trouvent bientôt le moyen de le rendre
inutile, soit en le faisant crever en y mettant trop de poudre, soit en
perdant les vis ou quelque autre pièce; parce qu'étant fort mélan-.
coliques et fort désœnvrez, ils passent les journées entières^ couchez
dans les hamacs, à le desmonter et remonter; et, comme U arrive
souvent qu'ils oublient la situation des pièces, ou qu'ils en perdent
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— 258 -
quelqu'une^ ils jettent le fusil, sans s'en mettre plus en peine, ni
sans s'en chagriner; car ce sont les plus indifférentes créatures qui
soyent sorties de la main de Dieu* >
IV.
Dans toutes les îles des Antilles où les Européens s'établirent, les
choses se passèrent de la même façon. Accueillis d'abord ou plutôt
tolérés par les Caraïbes, ils ne tardaient pas à mettre en éveil la
nature soupçonneuse de ces sauvages. L'activité infatigable des uns,
qui contrastait avec l'incurable tendance à Tim mobilité des autres,
rendait entre eux toute communauté impossible. Deux forces se trou-
vaient en présence, l'action et la résistance. L'ordre naturel des
choses voulait que celle-ci finit par céder. Les Caraïbes gênaient; ou
se contenta d'abord de les repousser pour se faire place, mais lorsque
leur inertie se changea eu force active et aggressive, il fallut bien se
défendre et les renverser.
Nous n'avons pas la pensée de chercher à justifier ceux qui se sont
laissé entraîner trop avant dans ce mouvement de destruction et qui
ont voulu aller plus vite que la fatalité. De tristes souvenirs restent
attachés â quelques noms ; nous ne les prononçons pas, nous ne cher-
chons pas à justifier les hommes qui les ont portés. Nous n'avons pas
à présenter des personnalités rétrospectives^ nous relèverons seulement
quelques éphémérides générales; nous indiquerons les jalons qui
marquent la route par laquelle la race des Caraïdes marcha fatalement
à sa perte, dès qu'elle se mit en opposition avec le progrès, hélas !
c'est-à-dire, dès qu'elle et lui furent en présence.
En 4625, un courageux aventurier français, d'Essambuc, arrivait à
Sain^Christophe. Par un hasard singulier, le même jour, dit-on, le
capitaine Warner , aventurier anglais, abordait la même ile par le
côté opposé. Cette lie, à laquelle Colomb avait donné son nom en
i495, le nom qu'elle porte encore maintenant, était appelée Liamatga,
par les Caraïbes.
Les colons français et anglais vécurent en paix, bien que leurs mé-
tropoles fussent en guerre. A peine établis, ils cherchèrent à tirer
pacifiquement parti d'un sol qui leur promettait d'abondantes récoltes^
en échange des sueurs qu'ils y répandraient. Ils le remuèrent donc
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et chaDgèrent sa stérile fécondité, si Ton peut s'exprimeÉ' ainsi, en
fécondité réelle, en loi faisant produire des plantes utiles au lieu des
vitaux inutiles à Thomme, que la prodigue nature y faisait croître au
hasard et à profusion. Le changement de physionomie que la culture
fit prendre au sol ne plut pas aux Caraïbes, et il y avait à peine une
année que les étrangers étaient établis dans l'île, que ceux qui les
avaient accueillis les regardaient déjà comme des envahisseurs dan-
gereux.
C'était en 4626. Bien que plus nombreux que les étrangers, les
Caraïbes ne se crurent pas suffisamment forts pour attaquer ces hom-
mes dont l'activité les effrayait. Us firent appel à leurs congénères des
îles voisines, et une conspiration fut tramée dans l'ombre contre les
colons qui voyaient déjà fructifier leurs plantations.
Il ne s'agissait de rien moins que de les surprendre et de les massa-
crer.
Mais l'amour qui perdit Troie fut l'instrument du salut des Euro-
péens. Une sauvageêse, appelée Barbe^ nom assez peu caraïbe pour
qu'il soit permis de croire qu'il lui venait d'un baptême chrétien,
s'était attachée à l'un des nouveaux venus, — ce qui était chose
rare, — et elle dévoila aux colons les projets sanguinaires des Ca-
raïbes.
Les aventuriers, qui étaient hommes d'action dans toute l'accep-
tion du mot, ne virent de salut que dans une contre-mine $ ils
surprirent les Sauvages qui espéraient les surprendre. D'Essambuc et
Warner réunirent leurs forces, en firent un grand massacre et les
obligèrent à aller demander asile à ceux sur le concours desquels ils
comptaient pour l'exécution de leur complot.
La même nécessité de destruction se présenta à la Martinique, en
4655.
« Malgré les précautions que prit Du Pont, dit H. Sidney Daney,
une querelle s'éleva entre quelques Caraïbes et quelques Français, et
le sang coula de part et d'autre. Les Caraïbes irrités cessèrent de
vivre en paix avec les Français -, ils prirent la résolution de détruire
leur établissement et de chasser de leur patrie ce peuple étranger et
usurpateur. La guerre commença, mais la guerre à leur oianière.
Tout Français qui s'écartait était surpris et massacré. Quelquefois,
ils se montraient en nombre et armés, à la vue du fort; mais ils se
voyaient encore trop faibles pour Tattaquer. Les Français, de leur
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cftté, obligés de se tenir, sans cesse, sur leurs gardes, ne pouvaient se
livrer librement à la culture des terres. Ils ne sortaient qu'armés et
plusieurs ensemble, et ne donnaient à leur tour aucun quartier aux
Sauvages qu'ils rencontraient.
» Ces Caraïbes, qui se sentaient impuissants, seuls, à vaincre et
cbasser ces étrangers, qui^ dans l'origine, leur avaient semblé venir du
ciel et lancer la foudre^ s'embarquèrent dans leurs pirogues et allè-
rent appeler à leur secours, ceux de la Dominique, de la Guade-
loupe, de Saint- Vincent, et arrivèrent au nombre d'environ 4,500,
comme disposés à faire une descente devant le fort et à l'attaquer. Du
Pont, les voyant venir, avait bit armer tous ses gens et les avait fait
rentrer dans le fort, où l'on avait préparé trois canons chargés à mi-
traille. 11 avait recommandé aux siens de ne pas se montrer, afin que
les Caraïbes, trompés par cette apparence, crussent que les Français
avaient peur, et vinssent à portée des canons qui devaient les fou-
droyer. Ce qu'il avait prévu arriva. Ces Sauvages, au silence qui
régnait dans le fort, crurent que les Français avaient fui ou se ca-
chaient d'épouvante ; ils sautent de leurs pirogues sur le rivage et .
s'avancent en foule et confusément vers le fort. Hais, soudain, le feu
est mis aux canons, et il se fait un tel carnage de celte masse qui
s'avançait au-devant de la mort, que, saisis d*un horrible effroi, ils
retournent, s'élancent précipitamment dans leurs pirogues, gagnent
la haute mer, abandonnant^ contre leurs usages, leurs morts et leurs
blessés. >
Nous lisons dans l'abbé Raynal, qu'à la Guadeloupe, «les hosti-
lités commencèrent le 6 janvier 4636. Les Caraïbes ne se croyant
pas en état de résister ouvertement à un ennemi qui tiroit tant
d'avantages de la supériorité de ses armes, détruisirent leurs vivres,
leurs habitations et se retirèreot à la Grande-Terre ou dans les îles
vobines. C'est de là que les plus furieux repassant dans llle d'où on
les avoit chassés alloient s'y cacher dans l'épaisseur des forêts. Le
jour Ils perçoient de leurs flèches empoisonnées^ ils assommoient
à coups de massue, tous les François qui se dispersoient pour la
chasse ou pour la pêche. La nuit ils brùloient les cases et ravageoient
les plantations. »
Ils furent poursuivis de la manière la plus énergique par l'Olive
qui se montra impitoyable pour eux. Il en détruisit un grand nom-
bre. Beaucoup abandonnèrent ia Guadeloupe, proprement dite^ à
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laquelle les colons avaient donne la préférence à cause de sa tempéra^
ture, de ses belles eaux et de sa luxuriante végétation, et se réfu^
gièrentà la Grande-Terre> aux Saintes, à Marie* Galante, à la Domi-
nique.
En 1640^ de nouvelles agressions de leur part ayant amené de
nouvelles répressions, ils furent poursuivis partout avec opiniâtreté,
battus et chassés de toutes les terres de la Guadeloupe.
En 1646, dit l'abbé Raynal, cinquante Français furent envoyés de
Saint-Christophe pour coloniser Saint-Barthélémy* Ils furent massa-
crés par les Caraïbes.
En 4654, ils se soulevèrent à la Martinique et assiégèrent Du
Parquet, lieutenant-général, dans son habitation de la Montagne. « Us
étoient, dit-on, au moins deux mille. Du Parquet dut son salut à un
hasard providentiel, qui amena dans le port deux bâtiments hollan-
dois armés en guerre , dont les équipages vinrent à son secours.
Les Caraïbes furent repoussés. On les poursuivit pour tirer ven-
geance de cette agression ; ils passèrent à la Grenade , et battus ,*
harcelés , ne pouvant plus respirer; ils réclamèrent la paix en
1655. »
Malgré cette paix qu'on leur accorda, malgré une apparente sou-
mission, ils n'en continuèrent pas moins leur opposition ; mais ils le
firent d'une manière indirecte. Ils attiraient dans les bois les esclaves
noirs, les conduisaient dans leurs carbetset les transportaient quel-
quefois jusqu'aux grandes Antilles et jusqu'au continent où ils les
vendaient aux Espagnols.
Ils faisaient quelquefois de ces esclaves fugitifs les instruments de
leur guerre incessante contre les colons. Us les rocouaient pour qu'ils
ne fussent pas reconnus, et avec leur aide dévastaient les habitations
et détruisaient les plantations.
« Us poussèrent l^audace, dit M. Sidney Daney, jusqu'à s'avancer
en plein jour, le 29 août 4657, sur un des mornes qui dominent
Saint-Pierre, tuèrent plusieurs personnes à coups de flèches,. et ils
auraient fait irruption dansf la ville, si, l'alarme ayant été donnée, les
officiers ne se fussent mis à la tête des milices et ne les eussent forcés
à se retirer. »
A propos des luttes dont la Martinique fut si souvent le sanglant
théâtre, nous lisons dans l'abbé Raynal : « Les naturels du pays, inti-
midés par les armes à feu ou séduits par des protestations, abandonné*
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— 802 —
rent aux François la partie de Tisle qui regarde an couchant et au
midiy pour se retirer dans l'autre. Cette tranquillité fut courte. Le Ca-
raïbe voyant se multiplier de jour en jour ces étrangers entreprenants,
sentit qu'il ne pouvoit éviter sa ruine, qu'en les exterminant eux-
mêmes, et il associa les sauvages des isles voisines à sa poKtique.
Tous ensemble ils fondirent sur on mauvais fort qu'à tout événement
on avoit construit ; mais ils furent reçus avec tant de vigueur, qu'ils
se replièrent en laissant sept ou huit cents de leurs meilleurs guer*
riers sur la place. »
« Les sauvages dont le genre de vie exige un territoire vaste
( pourquoi? ), se trouvant chaque jour plus asservis, eurent recours à
la ruse pour affaiblir un ennemi contre lequel ils n'osoient plus em-
ployer la force. Ils se partageoient en petites bandes ; ils épioient les
François qui fréquentoient les bois ; ilsattendoient que le chasseur eût
tiré son coup, et, sans lui donner le temps de recharger son fusil, ils
tomboientsur lui brusquement et l'assommoient.Une vingtaine d'hom-
mes avoient disparu avant qu'on eût sceu comment. Dès qu'on en fut
instruit, on marcha contre les aggresseurs, on les battit, on brûla
leurs carbets, on massacra leurs femmes et leurs enfants, et ce qui
avoit échappé à ce carnage, quitta la Martinique en 4658, pour n'y
jamais revenir. »
Dans les luttes qui furent engagées entre les Français et les Anglais
se disputant la possession des iles, les Caraïbes, dont l'animosité contre
les blancs paraissait avoir secoué la torpeur, prenaient parti tantôt pour
les uns, tantôt pour les autres, pourvu qu'ils eussent à combattre la
race des envahisseurs.
<c Les Caraïbes, dit M. Lacour dans son Histoire de la Gua-
deloupe, portaient une haine égale à toutes les nations européennes
qui étaient venues les dépouiller de leurs terres. Toutefois, par suite
des grands massacres faits de leurs peuplades, plus encore par l'im-
perfection des armes dont ils faisaient usage, désormais trop faibles
pour entreprendre seuls et par eux-mêmes des actes d'hostilité, ils
savaient attendre que leurs ennemis fussent en train de se déchirer ;
alors, servant d'auxiliaires à ceux-ci contre ceux-là, ils arrivaient à
assouvir leur vengeance ; vengeance terrible qui, dans certains quar-
tiers des iles, avait produit le vide.»
Pourtant, en 1660, la paix fut conclue. « Les Caraïbes, dit le même
auteur, acceptèrent la condition de résider à Saint-Vincent et à la
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Dominique, avec promesse de n'être troablés dans ces possessions par
aucune nation européenne. Les restes de cette race infortunée se con-
centrèrent, en effet, en grande partie dans ces deux iles; mais plu-
sieurs familles continuèrent à demeurer dans les lieux non défrichés
de la Guadeloupe, de la Martinique et de Sainte-Lucie, d'où elles n'ont
disparu qu'avec le temps. »
« Lorsque les Caraïbes furent concentrés à Saint«Vincent et à la
Dominique, dit M. Placide Justin ( Histoire cTfiraiti), leur nombre
n'excédait pas six mille. »
Les Caraïbes ont disparu, et il ne reste plus guère d'eux qu'un
souvenir, souvenir qui excite quelquefois la curiosité, jamais l'intérêt,
parce qu'ils n'ont rien laissé qui les rende regrettables.
Ils se sont éteints, parce qu'ils n'ont pas voulu entretenir le feu
$acréque la civilisation avait apporté chez eux. Ce feu sacré qui de-
vait les éclairer, et qu'ils ont voulu étouffer, est devenu une torche et
les a dévorés.
lisse sont tous éteints peu à peu, fuyant toujours l'association du tra-
vail avec les blancs, se concentrant et serrant les rangs à mesure qu'ils
s'éclaircissaient. On dit qu'il en existe encore quelques-uns dans le
quartier de l'Anse Bertrand à la Guadeloupe, dans celui du Robert à la
Martinique, dans les montagnes de la Dominique, mais personne n'ose
affirmer que ce soient des Caraïbes purs et sans mélange, et la légiti-
mité de ces déplorables restes est tout-à-fait à l'état de doute.
« Lorsque parfois, dit le docteur Rufz, on rencontre un de ces
teints olivâtres qui ne rappelle aucune des nombreuses nuances, ré-
sultat du mélange du blanc et du noir, ces yeux obliques, largement
ouverts, voilés de longs cils et pleins d'une étrange mélancolie, des
cheveux plats, collés sur les tempes et sur la nuque, une taille svelte
et élancée, malgré soi on s'arrête, comme intrigué par cette vue, et
Ton se dit qu'il doit y avoir là du sang Caraïbe. Voilà donc tout ce
que ces peuples ont laissé dans notre association coloniale : une con-
jecture d'histoire naturelle ! »
« Nos Français, dit le même écrivain philosophe, n'ont point mas-
sacré les Caraïbes pour leur prendre leurs richesses, comme les Espa-
gnols firent des Mexicains : on se serait volontiers entendu avec eux,
on les aurait admis à exploiter ces terres avec nous. Ce sont eux qui
n'ont pas voulu de cet arrangement. On poussa le scrupule jusqu'à
acheter d'eux, pour des babioles, il est vrai, mais auxquelles ils atta-
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— 264 —
ohaient du prix, ces terres dont on pouvait les déposséder. Quand on
les chasse des iles, on ne fit qu'user du juste droit de la défensive ; ils
BOUS importunaient par des surprises, par des assassinats *, on les re-
poussa de ces terres dont ils gênaient l'exploitation ; encore leur fit-
on leur part; on leur abandonna Saint- Vincent et la Dominique,
c'e8^à-dire plus de terres encore que ne comportait leur petit nom-
bre. Longtemps, ils continuèrent à fatiguer la longanimité des peu-
ples civilisés^ et ce n'est qu'après deux siècles d'inutiles rapports avec
eux, d'inutiles leçons, qu'on s'est décidé à s'en débarrasser définitive-
ment. La France ne consentit jamais a les mettre en servitude ; il y a
de nombreuses lettres de Louis XiV qui défendent aux gouverneurs
de le tenter, et les blâment des mauvais traitements qu'on les accusait
de faire subir aux sauvages. D'ailleurs, il faut le dire, ces peuples se
montrèrent indomptables à la servitude et lui préférèrent la mort : ce
que Dutertre attribue « à leur fainéantise naturelle qui leur donnoit
une si grande horreur de cette condition laborieuse. »
Le comité d'exposition permanente de l'aLGÉRIE et des COLO'
NIES, — Section DE la Pointe a Pitre, — avait reçu du ministre l'io-
vitation de rechercher les antiquités caraïbes, en vue d'une collection
ethnographique qu'on veut faire figurer à l'Exposition Universelle
de i867,
M. le comte de Chazelles, président du comité, en lui donnant
communication du vœu du ministre, avait dirigé son attention sur la
nature des antiquités qu'il est possible de se procurer et sur les loca-
lités où elles se rencontrent.
On savait que, dans toutes les parties de la colonie, et surtout à
l'Ânse-Bertrand, dernier refuge de la race infortunée des Caraïbes,
le sol présente souvent, parmi les pierres de toutes sortes que remuent
la charrue et la houe, ces pierres taillées qu'on appelle haches caraïbes.
On savait aussi que, dans un seul quartier à l'ile, aux Trois Riviè-
res, se trouvent, ce qu'on peut appeler des monuments caraïbes^ c'est-
à-dire des masses que le temps ne peut détruire qu'à force de les user,
qui ne peuvent être déplacées que par de grands mouvements du sol,
que la terre ne peut enfouir à moins d'une révolution qui se pro-
duira à sa surface, et que le regard qui les cherche ne doit pas man-
quer de rencontrer.
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— 265 —
Or, le comité avait alors sous les yeux la plus magnifique collec-
tion d'armes^ d'ustensiles^ d'instruments caraïbes qui ait jamais été
réunie dans la colonie ^ cette collection était présentée par le docteur
F. L'Herminier.
Dans tous les pays, il y a des hommes qui centralisent quelque
chose, par l'attraction de l'intelligence qui les distingue et de raiTec-
tion dont ils savent se faire entourer. M. le docteur F. L'Herminier,
intelligence d'élite^ esprit actif et charmant, chercheur infatigable,
auquel la Flore et la Faune des Antilles ont fait des révélations pré-
cieuses dont il a enrichi la science, est un de ces hommes.
Si l'on trouve quelque part, à la Guadeloupe, une plante qui ait
quelque chose d'étrange dans sa structure, une fleur dont la couleur
et le parfum soient inconnus, un coquillage aux formes bizarres, un
crustacé dont les allures étonnent le pécheur qui l'a rencontré ; si un
pauvre nègre ou un pauvre planteur, — l'épithète peut s'appliquer
également à Tun et à l'autre^ — trouve en grattant le sot une pierre
taillée dont la forme indique une industrie humaine inconnue, plan-
te, fleur, coquillage, etc., on porte cela au docteur L'Herminier.
C'est ce qui explique la magnifique collection que notre savant col-
lègue a mise sous les yeux du comité, dans la séance du 12 de ce mois
d'octobre 1864.
Il fut arrêté que cette collection devant être envoyée en France pour
figurer au musée ethnographique, M. Eugène Lamoisse, notre habile
photographe, serait chargé d'en reproduire les pièces principales
dont on composerait un album qui en perpétuerait les images, si les
originaux ne devaient pas nous revenir.
Il fut décidé également qu'une commission se rendrait aux Trois*
Rivières, afin d'y visiter les pierres gravées que leurs dimensions ren-
daient impossibles à transporter. Nous eûmes l'avantage d'être dési-
gné avec M. le docteur L'Herminier, pour composer cette commission,
à laquelle fut adjoint M. E. Lamoisse^ afin que le bpt qui était d'étu-
dier les lieux où se trouvent les monuments, d'en rapporter des des-
sins et des photographies, fût complètement atteint.
Notre expédition eut lieu du 15 au 17. Nous fûmes accueillis avec
la proverbiale hospitalité coloniale, par M. Roussel, maire des Trois-
Rivières, dont le concours intelligent nous était assuré pour dos re-
cherches.
Le quartier des Trois-Rivières est un des plus riants et des plus pit-
toresques de la Guadeloupe. Il se distingue des autres, par une phy-
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rioQoofkie particulière cpie lui donnent d*énonnes roches qui jonchent
le sol, où elles paraissent avoir été répandues au hasard. Ces roches
n'indiquent pas la stérilité, car elles reposent sur une terre dont la
couleur et la composition sont du plus heureux augure pour Tagricul-
teur, et les magnifiques cannes qui, à l'époque de la maturité agitent
autour d'elles leuris longues lanières vertes, indiquent que ce sol géné-
reux sait tenir les promesses qu'il a faites.
Lé, se développe la nature coloniale dans toute sa richesse, dans
toute sa splendeur. Les plus grandes beautés s'y rencontrent auprès
des plus gracieux détails, et, de quelque côté que se porte le regard,
il se repose sur quelque chose qui le charme par sa grâce ou Tétonne
par sa majesté.
C'est dans ce milieu de merveilleuses beautés naturelles que se
trouvent les derniers vestiges des Caraïbes, vestiges bien faibles, sans
doute, puisqu'ils consistent en quelques pierres qu'il faut chercher
dans la terre, sous des ensevelissements de verdure séculaire, dans
des lits de rivières dont les eaux les usent sans parvenir à les effacer.
Les pierres gravées par les Caraïbes sont disséminées dans'un rayon
peu étendu, et qni semble indiquer un centre. Peut-être avaient-ils
là un de leurs principaux villages. Cela prouverait alors qu'ils avaient
au^moins un goût relatif, car il serait difficile de trouver un lieu plus
charmant sous tous les rapports. Tout y était réuni pour l'agrément
et la tranquillité de la vie, végétation ardente, belles eaux, mer cal-
me pendant la plus grande partie de l'année, et, en remontant vers le
centre, des mornes étages, boisés, ombreux, conduisant à la monta-
gne, d'où on voyait se développer la mer dans son immensité.
On chercherait vainement quelque chose de plus complet que le ma-
gnifique horizon apparaissant au regard, lorsqu'on se trouve sur l'ha-
bitation de M. Roussel, qu'on peut considérer comme le point central
du quartier. Â droite et à gauche, et comme repoussoirs latéraux, on
a les champs de cannes, au milieu desquels apparaissent comme des
mastodontes couchés dans quelque prairie antédiluvienne, ces roches
énormes, dont la présence est encore inexpliquée ; puis, une suite
d'anses et de promontoires dont les couleurs vont se dégradant dans
la brume ou dans la poussière d'or des rayons du soleil, et que la
vague soulevée par une houle tranquille entoure d'une broderie d'ar-
gent qui s'efface et se reforme sans cesse. On a devant soi les Saintes,
entre lesquelles le soleil se joue, pour produire à toute heure du jour,
es plus pittoresques effets d'ombre, de pénombre et de lumière, et, au
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fond» la •Domiiiiciue qui borne rhorizon sur lequel elle découpe la
silhouette gracieuse de sa monlagoe. Tout cela animé par des voiles,
rasant lentement la mer tranquille, comme de grands oiseaux marins
fatigués.
Certes, si, comme le disent les vieux auteurs, les Caraïbes étoient
«grands rêveurs», ils avaient là de quoi exercer leur penchante la
rêverie.
Quoique la plus grande partie des pierres gravées se trouve aux
environs du charment cours d'eau appelé la Petite riviérey on en ren-
contre çà et là quelques-unes éparses dans la campagne, jusqu'à
trois kilomètres de cet endroit, jusqu'à la Grande «nae, où se trouve
une source' qu'on appelle encore la Source caraïbe.
Des croquis de ces dîvenes pierres ont été rélevés par M. le doc-
teur L'Herminier qui a indiqué d'une manière exacte la situation de
chacune d'elles. Ces croquis annotés figureront à l'exposition de 1867
auprès de sa précieuse collection de haches et instruments.
Lee dimensions de ces pierres varient beaucoup. 11 y en a d^énormes
qui présentent les gravures à leur sommet , lequel est parfois assez
élevé pour qu'il soit difficile d'y atteindre ; d'autres sont au niveau
du soi, quelquefois à moitié enfouies dans la terre, jetées comme au
hasard dans les savanes et sur la déclivité des mornes, quelques-unes
dans le lit même des cours d'eau.
Une de celles-ci présente cette particularité qu'elle est au milieu
du courant, tellement inclinée qu'il faut faire un grand effort pour en
voir les figures. Evidemment, l'artiste qui s'était chaîné de sa décora-
tion, n'a pu accomplir son œuvre dans la situation où elle se trouve;
la place qu'elle occupe n'a pas toujours été la sienne. En considé-
rant ses énormes proportions, on peut se demander avec étonnement,
quelle force d pu remuer cette masse.
On en trouve de dimensions moyennes ; nous devons même à M. le
docteur L'Herminier, d'en avoir trouvé une qui pqurra être trans-
portée sans trop de difficultés.
Celle dont nous donnons une gravure se trouve sur la caféière de
M. Petrus Arnous, arboriculteur distingué qui a su tirer heureusement
parti de la greffe pour améliorer plusieurs espèces de fruits, dont le
goût public a consacré la supériorité en les désignant par le nom de
leur auteur.
Cette pierre n'est pas de proportions exagérées. Elle peut avoir deux
mètres de longueur^ sur un mètre et demi de hauteur. Elle est fendue
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par Te milieu, dé bas en haut. Nous en représentons seulement la moi-
tiéy qui est la pièce la plus complète que nous ayons Tue, c'est-â-dire
celle qui présente le plus grand nombre de figures réunies, et ce
nombre n'est pas grand, comme on peut le voir. C'est pour nous le
type absolu du monument earatbe. Nous espérons pouvoir la repro-
duire par la plastique, et en obtenir un fac-similé en plfttre, qui
représentera fidèlement la pierre, non-seulement avec les figures qui
y sont gravées, mab encore avec sa structure et les mousses qui y ont
germé t
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Qae conclure de ces débris dans lesquels on ne peut trouver la
trace d'une idée qui conduise à une déduction? Découvrira-t-on autre
chose, dédiifirera-t-on cette page encore illisible ? Viendra-t-il un
temps où Ton pourra jeter un regard de regret sur cette population
éteinte ? Ces gravures, qui nous paraissent incomplètes, renferment-
elles une signification cachée qui se révélera un jour, et nous mettra
sur la trace d'une histoire inconnue et bien imprévue?
Ou bien, devons-nous rapporter à ces armes, à ces instruments péni-
blement fabriqués, les paroles de Buffon, dans ses Epoques de la
nature, à propos des premiers hommes : « Us ont commencé par ai-
guiser en forme de haches, ces cailloux durs, ces jades, ces pierres de
foudre^ que Ton a crues tombées des nues et formées par le tonnerre,
et qui, néanmoins, ne sont que les premiers monuments de l'homme
a l'état de pure nature.»
Les Caraïbes étaient-ils à l'état de pure nature quand ils sont appa-
rus^aux Européens pour la première fois, et étaient-ils encore dans les
limbes de l'humanité ?
Devons-nous considérer ces pierres gravées comme les essais, les
tentatives, les aspirations de quelque individualité, dans laquelle était
déposé le germe sacré de l'art, germe égaré dans un terrain stérile,
où il ne lui était pas possible de se développer et de fructifier ? Ne
devons-nous chercher aucune énigme, aucun emblème, aucun sym-
bole dans ces figures bizarres ; ne sont-elles que des lignes tracées au^
hasard par une main que conduisait la fantaisie, sans qu'aucune idée
présidât à sa direction, et faut-il dire avec le poète :
Rien n'est resté debout de ce peuple détruit ?
Pointe à Pitre, octobre 1864.
Mathieu GuBsnE.
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ARCHIVES HISTORIQUES.
I. — GONSÂGRATION DB l'ÉOUSB DE LA DALBADB
(D'aprèt le texte original).
Au nom de Dieu ainsiz soit :
Scaichent tous présens et advenir que Tan de grâce 1548 et le v*
JOUR DU MOTS DE MAT, euvirou six heures après midi, dans l'Eglise
parrochielle de nostre Dame de la Dalbade de Thoulouse ;
En présence et assistance de Révérend père en Dieu, Messire Lau-
rens Âlemand, évesque et prince de Grenoble, et abbé de l'Eglise
coUiegelle de Sainl-Semin de Thoulouse, et de M« Françoys Dar-
jac, licencié ez-droictz, recteur d'Âucamville, viccaire général de
'Réverendissime Monseigneur le cardinal de Chastillon, archevesque
de Thoulouse ;
Régnant très chrestien prince, Henry, par la grâce de Dieu, Roy
de France ;
Personnellement stably M« Jehan Daygua docteur ez droictz, ad-
vocat général du Roy et ouvrier de la dite Eglise de la Dalbade, lequel
dressant ses paroles au dit sieur Darjac, viccaire susdit, et à religieuse
personne frère Dominique de Bigorre, recteur de l'Eglise colliegelle
de St Jehan dudit Thoulouse, illec présent;
A dict que pour fere la consbcbation de la dite égusb de la
Dalbade (i), que ledit seigneur évesque vouloil fere demain vi* du dit
(4) Calel bit noMiCflrU première ooMtaktkm de r£gliM de la Dtlbtdtt am ««
ooTembre 4455. Cette Eglise existait déjà 7en le commencement du II* siècle $
mais depuis elle a été plutieurs (oii rebâtie. Au XVI« siècle, Bachelier exécuta le
portail qui Yienl d*ètre tout récemment restauré.
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— 271 —
MoYs, par la licence et parmission du dit seigneur le viccaire géné-
ral, estoit nécessaire de passer dans ledit coUiège Saint-Jehan (i)
pour fere letourn de ladite Eglise.
Par quoy a requis le dit Bigorre, recteur susdit , de vouloir par-
mettre que ledit seigneur évesque et sa compaigne, en faisant ladite
consécration, passe par ledit colliege.
Le dit Bigorre a dict que l'Eglise et colliege Saint-Jehan sont
exemps de la juridiction du dit seigneur archevesque, par privilèges,
donnés par nostre Saint Père le Pape, par quoy ne conscentoit en
rien à la dite entrée^ car cela pourroit venir en conséquance et por-
ter domaige à la dite exemption ;
Et allors le dit viccaire général a dict et déclaire qu'il n'entendoit
point, pour raison de ce dessus, pourter aulcun préjudice à la dite
exemption et prévilège, ains requerroit au dit Bigorre la dite licence
luy estre baillée tout ainsy que faisoit le dit Daygua, luy faisant telle
declairation que pour ce dessus n'entendoit prendre aulcune juridic-
tion sus les dits Eglise et colliege exemptz, ^mais pour ce que estoit
chose nécessaire de y passer pour fere la dite consécration de la dite
Eglise de la Dalbade.
Et le dit Bigorre après avoir entendu la dite declairation a cons-
centu à la parmission requise par les dits Daygua et Darjac avec
les califications que dessus ;
Et de ce dessus a requis acte et instrument estre retenu par moy
Dotaire soubzsigné, ez présence de Messieurs M® Anthoine Boyer,
procureur en parlement et cappitoul du dit Thoulouse, Jehan de
Vighnalibus, docteur, Philip de Cazonave, M^* Pierre Donadeuye
licencié en droictz, Jehan Barbe, prêtre, habitans de Thoulouse,
tesmoingz cogneuz à ce appelez, et de moy Hugues Carrerii, notaire
royal, habitant du dit Thoulouse, qui requis de ce dessus ay reçu
instrument et rédigé en note, de laquelle ay faict tirer etgrossoyer ce
présent instrument d'aultruy main et faicte dilligente collation avec
la dite note ;
Me suis cy soubz signé de mon seing authenticque suyvant :
En foy de ce dessus : CARRERII, signé.
(4) Le collège Saint-Jean de Jérusalem occupait l'espace compris entre l'Eglise de
la Dalbade , la petite rue Saint-Jean et la rue Saint-Remeey. L'hôtel Saint4ean actuel,
bâti sur le m^me emplacement, date de la un du 47« siècle.
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— 272 —
IL — CERTIFICAT DB BONNE VIS DÉUVBÂ AUX BELIGIBUX AUGUSTIN9
PAR LES GAPITODLS DB TOULOUSE.
Les capitouls de Thoulouse, juges des causes civilles et crimmelles,
et de la police de la dite ville et gardiage d'icelle, certifious à tous
qu'il apartiendra que les Religieux Augustins du Grand Couvent de
la présente ville, vivent avec régularité et grande édification, ne fai-
sant nulle queste de pain ny de vin dans la ville, et payant d'ailleurs
les tailles et charges à Sa Majesté des biens qu'ils possèdent, tout
ainsy que le reste des habitans. Le dénombrement desquels biens
ils ont remis par devant nous, et l'acte de ladite remise a etex
deslivré par nostre greffier suivant l'intention du Roy, et l'arrêt de la
Cour de Parlement dudit Thoulouse. Iceux religieux subsistant pour
le jourdhuy du revenu de leur dit bien, fonds, rentes obituaires, casuel,
de leur sacristie et prédications. Rendant continuellement service au
public par leurs seings et cbaritez, et au moyen de deux Régences
Royalles et. d'une Conventuelle qu'ils ont dans l'Université de ceste
dite ville, lesquelles ils remplissent dignement à la plus grande gloire
de Dieu etde son Eglise.
En tesmoingde quoy avons signé ces présentes et faict poser a icelle
le sceau et armes de la dite ville et faict contresigner par nostre se-
crétaire et greffier.
Donné à Thoulouse en l'hostel de la ville le dernier jour du mois
de febvrier mil six cens soixante-neuf.
Signez :
Daldiguier, capitoul ; Par les dits sieurs capitouls,
Pères, capitoul *, signé, Glausolbs.
De Tournemtrb, capitoul ; Et scellé du sceau de ladite
De Gbrie, capitoul ; ville.
Bastard, capitoul ;
LAifussE, capitoul ;
PoL Andribu, capitoul -,
Nota. — M. Campistron, premier capitoul et chef du Consistoire
n'a pas signé à cause qu'il est à Paris.
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CONFERENCES ET LECTURES PUBLIQUES DU SOIR*
SBPTIÀMB CONFÊRENGB.
M. HliSSBT : L'cell et la Inmlère.
La liste des lecteurs autorisés était épuisée; le tour de parole
revenait au membre qui avait inauguré les Conférences, à M. Musset.
—.Cependant, dirons-nous encore, six lecteurs, c'est bien peu pour
Toulouse. Pourquoi ne s'en est-il pas présenté un plus grand nom-
bre? Serait-ce par hasard le ministre qui aurait fixé le chiffre? En ce
cas, Toulouse aurait pu lui répondre sur le ton chevaleresque d'un
héros de Voltaire :
Au lieu de six lecteurs que je dois t'accorder,
Je t'en veux donner cent, ta peux les demander.
Cent, c'est trop dire; mais vingt, oui. Pourquoi donc ne se sont-ils
pas montrés? Pourquoi la liste ne s'est-elle pas recrutée d'un nom
depuis que les Conférences sont ouvertes? C'est qu'il y avait quel-
que risque à courir, et l'on s'est tenu prudemment à l'écart. Voilà
comment il se fait que six savants, six hommes de bonne volonté
seulement.
Aux brocards de chacun n'ont pas craint de s'offrir.
Eh I Dieu sait si on les leur a épargnés! on s'est moins préoccupé des
bonnes choses qu'ils disaient que d'une légère hésitation dans la voix
ou de quelque incorrection dans le langage. Nous parlons, bien en-
tendu, de quelques aristarques chagrins, — 11 y en a toujours, —
mais la masse des auditeurs a fait toujours bon accueil ^ux orateurs.
— Ah 1 Messieurs les beaux diseurs, nous aurions bien voulu vous
4t
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— 274 —
voir, avec voire déplorable accent gascon, affronter les regards de
sept à huit cents personnesl... Vous rendrez au moins cette justice
aux lecteurs, qu'ils ne se sont pas laissé intimider et qu'ils ont
accompli vaillamment leur tâche jusqu'à la fin.
Qui pourrait d'ailleurs se flatter de plaire à tout le monde! Der
niërement, à l'issue d'une leçon de la Faculté des Lettres, où
M. D'Hugues, à propos de la Conjuration de Fiesque de Schiller, avait
été amené à citer les vers admirables de Saint- Vallier au roi de France,
dans Le roi s'amuse.
Nous avons toiu les deux au froat ane couroDoe, etc.,
deux messieurs échangeaient entre eux le petit colloque suivant :
a Comment est-il venu nous citer des vers de V. Hugo? disait l'un.
— Cest la deuxième fois que cela lui arrive ! répliquait l'autre. —
Quel mauvais exemple pour la jeunesse l reprenait le premier. » —
Eh! qu'auraient-ils dit, ces fiers censeurs, s'ils avaient entendu
M. Saint-Marc Girardin déclarer, en pleine Sorbonnc , que la France
n*avait pas eu de poésie lyrique avant Lamartine et V. Hugo ! Quelle
surprise ou plutôt quelle indignation en aurait ressentie Thonorable
Mainteneurdcs Jeux-Floraux, M. de Rocquemaurel, qui n^a jamais pu
goûter que quelques vers de V. Hugo (<) l
H est évident que, lorsqu'on a devant soi des esprits aussi réfrac-,
taires, le mieux est dbller de l'avant et de se boucher les oreilles. C'est
le parti qu'ont pris les membres des Conférences, et ils ont fait sage-
ment.
Arrivons à la Conférence du 4 mars.
Le programme de M. Musset était Vœil et la lumière.
Il n'est pas aisé de faire connaître un organe aussi compliqué que
l'œil sans entrer dans certains détails d'analomio très-délicats et sans
s'exposer, par conséquent, à fatiguer bientôt l'attention la plus bien-
veillante. M. Musset l'a compris; aussi s'est-il borné au nécessaire;
et, pour rendre sensible à tous ses auditeurs le jeu de cet organe, il
Ta comparé à un daguerréotype dont la plaque, sensible à l'action
des rayons lumineux, a pour analogue dans l'œil une fine membrane
nerveuse, la rétine, sur laquelle se peignent les images des objets.
Après quelques détails sur la structure des yeux des différents animaux,
entre autres de ceux des insectes qui, paraît-il, en ont jusqu'à vingt
(4) Remerdmeot à TAcadémie des Jenx-Floraax ; séance publiqoe da tï janTiar
4865.
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— 275 —
mille et plus, M. Musset est entré de plein pied dans la seconde partie
du sujet de sa conférence, La lumière.
« La lumière est ce quelque chose, matière ou mouvement, qui,
en pénétrant dans Tœil, nous fait voir les objets extérieurs, n D'après
Huygbens, Timmensité et même les pores des corps seraient remplis
d'une substance éminemment subtile et impondérable. Cette sub-
stance, nommée éthery mise en vibration par les corps lumineux, tels
que le soleil et les étoiles, serait la cause de tous les phénomènes
de lumière.
M. Musset a passé en revue les diverses sources de lumière, et,
naturellement, il a commencé par le sctleil, dont il a exposé la struc-
ture encore hypothétique. Arrivant ensuite aux sources artificielles
de lumière, il a fait connaître la constitution de la flamme; et, à ce
sujet, nous sommes assuré que M. Musset n'est point parvenu à con-
vaincre tout le monde, et nous même le premier, lorsqu'il a dit que
dans le cône sombre, situé au centre de la flamme, on pouvait y
introduire de la poudre sans qu'elle prit feu. La difficulté pour nous
serait dans Tinlroduclion même de la poudre sans qu'elle éclate.
Cependant, il parait que le fait est très-exact.
Naturelle ou artificielle, la lumière n'est pas homogène, a dit
M. Musset. 11 a rappelé que Newton, en la faisant passer à travers un
prisme, a découvert qu'elle se composait de sept couleurs principales,
dont trois essentielles, appelées les couleurs mèresy le rouge, le jaune
et le bleu, qui, par leurs mélanges variés, arrivent à former toutes
les autres couleurs. Après avoir dit que l'œil a le sentiment des cou-
leurs barmoniqnes, comme l'oreille a celui des sons, et avoir posé en
principe que de toutes les sources de lumière, les plus curieuses
étaient les végétaux et les animaux, M. Musset est entré dans les
détails les plus intéressants sur le phénomène mystérieux de la
phosphorescence. Nous signalerons principalement ce qui concerne
les vers luisants et la phosphorescence de la mer. A l'époque des
amours, la femelle du ver luisant devient lumineuse pour déceler sa
présence au mâle , et cette lumière serait produite par une véritable
combustion. Quant à la mer, sa phosphorescence aurait pour cause
principale la présence d'un petit animal nommé noctiluque. Sa lumière
serait le produit d'une espèce de sécrétion. M. Musset a dit qu'un très-
grand nombre d'animaux marins étaient doués de la même propriété,
et que, dans certains cas, l'eau même de la mer devenait lumineuse
par l'agitation. Ce dernier phénomène, qui n*a point échappé à l'ob-
servation des pçètes, a été décrit par M. de Lamartine dans le dernier
chant du Pèlerinage de Childe-Haroldm
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— 276 -
m: Musset a parlé égalemenl de IMtifluence 4e la lumîère-siif ^
plantes et sur les animaux, et a fait voir rharmonie quî existe daûs
la manière dont les plantes et les animaux respirent : la plante rece-
vant de l'animal le carbone, et lui rendant le seul gaz vital, l'oxygène.
Passant rapidement sur un grand nombre de phénomènes non moins
intéressants , le professeur s'est arrêté un instant k démontrer l'in-
fluence que la lumière exerce sur les animaux. Il paraît que la
privation de lumière les rend fous, l'homme aussi bien que d'autres
animaux. Il a cité, à ce propos, un exemple fort curieux, celui des
chiens que le capitaine Kane avait emmenés avec lui dans son expé-
dition au pôle, et qui étaient devenus fous au milieu des ténèbres où
sont plongés ces parages désolés. Mais, a-t-il dit, dès que le maître
allumait une lampe, ils redevenaient calmes. Mais bientôt, maître et
chiens moururent dans les plus affreuses souffrances.
Résumant les principaux traits de sa leçon, M. Musset a terminé h
peu près ainsi : Je vous ai parlé des diverses propriétés de la
lumière, mais isolées. Si vous tenez à les voir agissant dans leur
ensemble, vous le pouvez. Venez avec moi dans la campagne ; gra-
vissons une haute colline. 11 n'est pas encore jour et il n'est plus
nuit. La pâle lueur du crépuscule éclaire confusément la terre. Tout-
à-coup un trait lumineux lancé de Thorizon illumine le globe, et, sous
son influence électrique, la vie s'éveille. Les milje voix des êtres
animés, d'abord timides, s'accusent de plus en plus. La perle s'élabore
au fond des mers, le corail polît sa demeure empourprée, le bourgeon
éclate en pétales, et l'alouette chante au haut des airs son hymne
matinale. C'est vraiment un spectacle sublime de voir alors tous le»
êtres animés, depuis l'homme jusqu'à l'infusoire, reprendre leur
marche vers un but qu'une main invisible leur marque dans le loin-
tain d'un horizon infini. Alors l'âme, cette prisonnière, regarde à
travers l'œil, comme à travers un soupirail, ce magique spectacle.
Frémissante et ravie, elle suit l'astre dans son ascension vers les
cleux, et, prenant un essor sublime, elle s'élance par la pensée vers
la cause des causes, vers celui à qui il a suffl de dire : « Que la
lumière soit, » pour que la lumière inondât Tunivers.
Ce tableau poétique du réveil de la nature, qui trouvait si naturel-
lement sa place à la fin d'une leçon sur la lumière, » été accueilli par
les applaudissements de toute l'assemblée. Déjà, dans le cours de la
Conférence, le public s'était montré, à plusieurs reprises, très-
sympathique à l'orateur qui, plus sûr de lui-même et de son auditoire
qu'il ne l'avait été le premier jour, a su développer, saos embaccas,
et à l'aide de simples notes, toutes les parties d'un cadre bien tracé.
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— 277 —
mais qui arait peat-étre le défaut d'être trop vaste pour une leçoD
qui ne doit pas durer pins d'une heure.
HUITIÈME COIlFÉKElfGE.
H. ROZT : Le Barreao.
Avocat et professeur de droit, !M. Rozy s'était placé sur un terrain
qui lui allait.
La curiosité qui s'attache aux débats judiciaires, a-t-il dit en débu-
tant, a engendré une littérature nouvelle, la littérature du Palais,
destinée à satisfaire le besoin que nous avons d'émotions vives et de
grands mouvements oratoires ; et, comme preuve à Tappui, Torateur
8 rappelé avec quel empressement on se portait, il y a peu dejohrs,
dans la grand'salle de la Cour pour y entendre M« Jules Favre, « le
plus Athénien » des avocats du barreau de Paris.
Que signifie le mot avocat P A quelle époque remonte Tinstitution
du Barreau ? ce sont les premières questions auxquelles M. Rozy
s'est attaché. L'avocat, en latin advocalus, est, selon l'expression de
PUhou, « le chevalier de la loi. » — Le Barreau n'a pas et ne peut
avoir une origine fixe comme les autres institutions. Il date évidem-
ment^du jour où le droit de légitime défense, qui est général, a pu
s'exercer librement Ainsi on le trouve dans tous les Etats libres ;
sous les gouvernements despotiques, en Turquie, par exemple, il
n'existe pas; selon le chancelier Chardin, le Barreau n'était pas
connu en Perse, au xvn« siècle. Malheureux les peuples qui n'ont
pas de Barreau ! La justice doit être éclairée ; sans avocat, le peut-elle
être ?«— Les noms de patron, de client ne sauraient s'entendre dans
nos sociétés modernes dans le sens qu'ils avaient k Rome. L'avocat
est trop fier pour avoir des protecteurs, trop obscur pour avoir des
protégés. — La robe qu'il porte est une vivante image de l'égalité et
de la confraternité qui existe au Barreau, malgré la différence de
l'âge et du talent; elle est la même que celle du magistrat, parce
qu'ils sont l'un et l'autre les chevaliers de dame Justice ; elle res-
semble à celle du prêtre, parce qu'ils remplissent, tous deux, un
sacerdoce. — M. Rozy a parlé longuement, — il le devait, — des
devoirs de l'avocat, de la considération qui doit s'attacher k sa per-
sonne et qui résulte de la moralité de ses actes et de la dignité de sa
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vie; il a insisté sur Timportânce et Téiendae des connaissances qu'(t
doit avoir, dans la science du droit surtout; il n'a oublié de nrien
lionner aucune des qualités qu*on est en droit d'exiger de lui, celles
naéme qui sont indépendantes de la volonté, et qu'on tient de la
nature : la taille, le port, Torgane, le geste, tous ces avantages extérieurs
qui constituent Péloquence du corps. Pour ne rien omettre, il
est venu jusqu'à nous révéler « les petites misères » dosa profession.
— Eh ! quelle est celle qui n'a pas les siennes ? — Il a mis aussi en
parallèle Tavocat et Torateur politique ; ii a fait voir en quoi Pélo-
quence du premier diffère de celle du second ; comment Tavocat
accoutumé à défendre des intérêts individuels, à jouer un rôle qui n'est
pas le sien, prend trop souvent l'habitude de la finesse, et ne sait
pas toujours, dans les débats politiques, où les intérêts généraux sont
en jeu, s'élever au dessus des subtilités de la chicane pour planer
dans les hautes régions où vont s'inspirer la vérité et la justice.
Une partie où il nous serait difficile de suivre l'orateur est celle
qu'il a consacrée h l'histoire, — très-rapide et Irès-incomplèto sans
doute, — du Barreau ancien et moderne, depuis les Grecs jusqu'à nos
jours, jusqu'aux trois éminents avocats qui ont été l'honneur du Bar-
reau de Toulouse : Romiguière, Ferai et Fourtanier. Une analyse de
cette partie de la Conférence serait, sous notre plume, aride et dénuée
d'intérêt. Nous y suppléerons par une réflexion qui nous a été sug-
gérée par la Conférence, et que nous soumettons, en toute humilité,
à l'appréciation de nos lecteurs et à celle de l'honorable M. Rozy lui-
même.
Lorsque M- Rozy nous traçait le cadre de sa leçon, qu'il nous pro-
mettait une histoire abrégée du Barreau, que nous entendions sortir
de sa bouche les grands noms de Oémosthène et de Cicéron, nous
avons tressailli d'aise :
a Enfin, disions-nous, parmi cette foule d'orateurs de Conférences
qui couvrent le sol de la France, il s'en sera donc trouvé un qui nous
aura ramené à l'antique littérature, qui aura protesté contre la décla-
ration d'indignité dont elle est frappée. C'est de Toulouse que sera
partie la réaction, et c'est à un de nos amis qu'en reviendra l'hon-
neur. »
Car, quoique M. Rozy nous eût fait l'aveu qu'il n'était pas de force
à lire les auteurs grecs dans l'original, nous ne lui faisions pas l'in-
jure de croire qu'il n'avait pas longtemps médité sur les chefs*
d'œuvredes grands maîtres de la parole; aussi, espérions-nous qu'il
allait nous ouvrir i'écrin de sa mémoire, ou nous lire quelques pages
de Défnosthène dans la traduction de 51. Plougoulm qu'il tenait à la
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— 279 —
main et dont H fantait Télégance et la ûdélité. Mais notre joie s'est
vite dissipée, lorsque, au lieu de citations que nous attendions, Tora*
teur 8*est borné à dire : a Je m'incline, en passant, je m'agenouille
devant ces grandes figures et je passe outre. »
Nous nous trompons peut-être étrangement, mais nous croyons
que vous avez laissé échapper Toccasion d'un immense succès.
Faites-en Tessai ; ouvrez le livre; c'est le discours sur la Couronne.
Lisez au hasard. Ne craignez rien; le discours n'a pas vieilli; il n'a
pas do rides; il est resté jeune, comme lout ce qui a été touché d'un
rayon divin. Jugez-en : « Eschine nVt-il pas dit que je lui repro-
» chais Tamilié d'Alexandre? Moi! te reprocher Tamilié d'Alexandre i
o Où Taurais-tu acquise? Comment Taurais-tu méritée? Non, non, je
D ne suis point insehsé, et je ne te nommerai jamais raroi de Phi-
o lippe ni d'Alexandre, à moins qu*il ne fallût appeler amis tous les
» salariés qui sont h leurs gages. Je ne l'ai pas dit et je ne pouvais
D pas le dire. Espion de Philippe d'abord et ensuite celui d'Alexandre,
o voilà le nom que je te donne et que te donnent tous tes concitoyens.
« Tu en doutes, Eschine? Demande-le toi-même, ou plutôt je vais le
A demander pour toi : « Athéniens, que vous en semble ? Eschine
o est-il l'espion ou Tami d'Alexandre? » Entends-tu leur réponse?...
Est-ce chaud, est-ce coloré, est-ce de Téloquence enfin? Et le passage
sur la bataille de Chéronée qui avait valu à Eschine son plus grand
triomphe oratoire? et le fameux serment, qui a été considéré par
toute l'antiquité comme un des plus beaux monuments de l'éloquence?
Si, quittant les Grecs pour les Romains, nous passons de Démos-
thèneà Cicéron, quelle riche moisson de traits è citer i Cicéron, que
notre Lamartine appelle a l'homme-Yerbe de l'antiquité après Platon ,
le plus grand style de toutes les langues, un vase sonore qui
contient tout , depuis les larmes privées de l'homme, du père, de
l'ami, jusqu'aux pressentiments tragiques de sa propre destinée. »
Vous le croyez maigre, parce qu*il est magnifiquement drapé. Mais,
enlevez cette pourpre, il reste une grande âme qui a tout senti, tout
compris et tout dit de ce qu'il y avait h comprendre, à sentir et h dire
de son temps à Rome. Indiquons deux ou trois passages dans ce qui
a traita l'éloquence :... a Dans la place publique de Messine on bat-
» tait de verges un citoyen romain, et, au milieu des douleurs, au
9 milieu des coups dont on l'accablait, il ne faisait entendre d'autre
9 cri, d'autre gémissement que ce seul mot : « Je suis citoyen ro-
» main !... » « Eh bien ! réponds-moi, misérable! Si tu te trouvais
» parmi des nations barbares, aux extrémités du monde, près d'être
conduit au supplice, que dirais-tu, si ce D*est : « Je suis citoyen
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— 280 ^
» romaia!.., » « Enchaîner un citoyen romain est un attentat, le
» battre de verges est un crime; le faire mourir est presque un par-
B ricide; que sera-ce de rattachera une croix l... »
Et les Catilinaires ? Et le passage qui 6t tomber des mains de César
la condamnation de Ligarius et qui arracha au vainqueur de Pbarsale
ce cri sublime : « Gicéron, tu m'as vaincu ! n Et les plaidoyers pour
Archias, pour Sextius, otc. ? Et la MilonienneP...
Quand on a de Téclat dans la voix, du souffle dans la poitrine,
quand on se sent quelque chose qui bat sous la mamelle gauche, sur-
tout quand on est inspiré, soutenu, comme ici, par la grandeur de
Péloquence, Tauditoire ne s'appartient plus, il appartient à Porateur
qui Texalte et le façonne à son gré, jusqu'à lui arracher des trépigne-
ments et des cris. Pourquoi s'être refusé ce triomphe? Pourquoi avoir
la foudre en mains, la montrer et ne pas s'en servir? Pourquoi, si
vous ne prétendiez pas aux fortes commotions, n'avoir pas au moins
fait courir un léger frisson dans l'assemblée? —Laissez-nous vous dire
comment s'y prenait M. Yillemain, notre maître à tous. II citait
souvent; mais il préparait de loin ses citations, il les amenait gra-
duellement^ leur faisait une mise en scène, puis, lorsqu'il avait tout
disposé pour l'effet, il les lisait avec le ton, l'accent d'un homme
pénétré, et il enlevait l'auditoire. — Mais, nous direz-vous, ces mor-
ceaux que vous indiquez sont par trop connus; fallait-il donc ramener
l'auditoire au collège? — Ils sont connus, sans doute, mais moins que
vous ne croyez ; et, pour bien des auditeurs , ils eussent été une
révélation. Vous étiez libre, d'ailleurs, d'en choisir d'autres. —
Mais, pourquoi citer les anciens? Est-ce que les modernes n'ont pas fait
aussi bien? — Nous vous accorderons plus que vous ne demandes ;
nous dirons qu'ils ont fait mieux que les anciens, et nous espérons
bien que vous nous le ferez voir un jour. Nous espérons bien aussi
que vous reviendrez sur les trois grands avocats du barreau de Tou-
louse, que vous avez caractérisés en très-bons termes, mais qui mé-
ritent mieux encore. Pour Ferai et Fourtanier, les sources ne vous
manqueront pas; nous avons leurs œuvres. Nous n'avons pas celles
du troisième. Nous ne connaissons de Romiguière qu'une phrase,
mais elle vaut un discours. Il avait k défendre un journal de Tou-
louse, le Mémorial, contre le cardinal de Glermont Tonnerre. Il com-
mença son plaidoyer par ces mots, dignes des Gracques : « Je ne
crains, n'envie ni ne dédaigne les hommes puissants en dignités... n
Député à laGhambre, en 1845, Romiguière n'y prît jamais la parole.
Gomme on lui en témoignait de la surprise, il répondit . « Je n'ai vu
à laGhambre qu'un orateur qui me fût supérieur. Manuel-; je n'ai pas
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— 28< —
Toulu n'être que le second. » L'homme assez sûr de soi pour s*estimer
d'un si haut prix n'est pas, à coup sûr, unhommeordinaire, et vaut bien
que vous lui consacriez *une Conférence ; nous l'attendons. Aujour-
d'hui nous n'avons voulu que prendre la défense des anciens, parce
qu'ils sont trop méconnus, parce qu'une réaction en leur faveur eût
comblé nos vœux, el, epGn, parce que nous eussions été heureux
qu'elle vint d'un homme aussi intelligent que vous.
NEUVIÈME CONFÉRENCE.
H. LE D' HOLINIER : La Kabyllo.
M. le D^Molinier, continuant le récit de ses excursions sur la terre
d*Afrique> a raconté dans la Conférence du 48 mars, l'expédition de
Kabylie entreprise, en 4857, sous le commandement supérieur de
M. le maréchal Randon. Témoin de ces émouvantes scènes de la vie
militaire, dans lesquelles il a joué un rôle comme aide-major, M. Mo-
linier a su trouver dans ses propres souvenirs l'intérêt qui s'attache
toujours è des récits personnels. Nul, mieux que celui qui les a tra-
versées, ne peut donner du charme à des aventures de guerre ou de
voyage. M. Molinier, du reste, ne s'est pas borné à des narrations
stratégiques ou à des observations médicales. Sa lecture , mêlée
d'anecdotes et de renseignements originaux , nous a révélé de
curieux détails, tant sur la géographie du pays berbère que sur les
mœurs et les usages domestiques des populations kabyles. Ecoutée
avec une altentioil soutenue, interrompue fréquemment par des
marques d'approbation, cette Conférence a prouvé que le public est
toujours disposé à rendre justice aux généreux efforts que font les
orateurs du Capitole pour mériter ses suffrages et justifier sa bien-
veillance soutenue.
DIXIEME CONFÉRENCE.
H. TAÏ88E : L'IIsKersIté de Tonlonse.
Dans sa première Conférence, M. Vaïsse avait signalé et caractérisé
à grands traits les quatre institutions qui dominent le passé de Tou-
louse et qui lui donnaient jadis sa vraie physionomie sociale : l'Eglise,
le Parlement, le Capitoulat et l'Université. Son plan consislcrail à
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— Î82 —
délaoher^ Tane après l'autre, ces institutions, et à les étudier séparé"
ment. Après avoir salué avec respect les savants qui ont dirigé, avant
lui, vers le passé de Toulouse, leurs patientes investigations, et dont
les œuvres ont été pour lui d'un grand secours dans le travail qu'il a
entrepris; après avoir dit quelques mots sur la sincérité et la mode*
ration qui doivent toujours être la règle de conduite de riiislorien,
M. Yaïsse a annoncé qu'il avait choisi pour sujet de sa Conférence
celle des quatre institutions qui a donné le plus de renom h Toulouse,
et le mieux assuré sa prépondérance dans le passé, rUMvsBSiTÉ.
Se bornant è rappeler que, dès les premiers siècles de TEre chré-
tienne, Toulouse avait eu des écoles célèbres, M. Yaïsse est arrivé
aussitôt k Tannée 4229, àTcpoque du traité qui mit fin à la guerre
des Albigeois, consacra la suprématie du Nord sur le Midi, et pré-
para Tannexion du comté de Toulouse à la couronne de France.
Par ce traité, Raymond Vil. comte de Toulouse, était tenu « de
» donner quatre mille marcs d'argent pour entretenir, pendant dix
» ans, quatre maîtres en théologie, deux en droit canonique, six
• maîtres ès-arts, et deux régents de grammaire, qui professeraient k
» Toulouse. >»
Cette institution, qui devait être un jour l'orgueil de Toulouse,
est une trace do la conquête. M. Yaïsse a fait remarquer, avec tous
les historiens, comme un acte de prévoyance politique, d'avoir Gxé k
Toulouse, k côté de Tlnquisilion qui y avait été établie depuis 1S45,
un centre d'études théologiques ; c'était, a-t-il dit, un moyen de tenir
en respect les idées d'indépendance , ainsi que les tendances k
l'hérésie qui fermentaient encore dans les esprits, et qui auraient pu
provoquer, d'un moment k l'autre, un nouveau soulèvement.
Mais la politique des fondateurs de PUniverstlé fut déçue dans ses
calculs. Au lieu d'un joug qu'ils croyaient imposer, ils apportèrent
un bienfait. L'Université de Toulouse franchit la sphère que lui assi-
gnaient les statuts de 1229; le droit civil, ta médecine et les arts
eurent bientôt leurs chaires d'enseignement à côté du droit canonique;
et ainsi furent jetées les solides assises d'une institution qui devait
rayonner d'un si vif éclat.
Un document curieux, mis en lumière par M. Gatien-Arnoult, le
savant professeur de philosophie de notre Faculté des lettres, a été
d'un utile secours k M. Yaïsse pour expliquer Tétat particulier de
l'Université de Toulouse au xui<^ siècle.
Ce document, déjà cité par nous dans la Revue [t. X, p. 200), est une
sorte de prospectus adressé par le corps enseignant de Toulouse, au
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„ 283 —
monde lettré, dans le but d'attirer des élèves, et qui prouve que la
réclame n'est pas d'invention moderne.
Comme (ous les programmes, ce prospectus promet monts et mer-
veilles. Il assure d'abord l'indulgence plënière à tous les étudiants,
maîtres et écoliers, qui se rendront à Toulouse. Puis, il vante Toulouse
comme « une lerre promise, où coulent le lait et le mief, où ver-
» dolent de riches prairies, où les arbres fruitiers étalent leur feuil-
1» loge, où Bacclius règne dans les vignes, où Cérès commande dans
o les champs, où l'air est si bien tempéré que les anciens philosophes
» préféraient ce séjour à tous les lieux de la terre les plus estimés,
» où la vie était à bon marché. »
Pro parvo vinum, pro parvo panis babetar,
Pro parvo carnes, pro parvo piscis ometor.
Il promet encore la liberté scolaslique, la protection du Comte de
Toulouse, et un enseignement complet : là théologie, les arts libé-
raux, le droit, la médecine et jusqu'à certaines sciences de la nature
{libri nalurales) qui sont Interdites à Paris. Nous sommes loin, comme
on voit, de la simplicité et de l'orthodoxie du programme primitif.
Le mot « menteur comme un prospectus » ne saurait s'appliquer
ici. Une preuve que le programme a réalisé ses promesses, c'est que,
au dire de Dom Vaisselte, pendant le xiv« et le xv« siècles, les étudiants
arrivaient de partout à Toulouse, du Nord et du Midi, et même de
l'étranger. Un autre témoignage, cité par M. Vaïsse, celui de Gabriel
de Minut, frère d'un premier président du Parlement de Toulouse et
magistral lui-même, porte le nombre des étudiants au chiffre de dix
mille, qu'on a toujours trouvé un peu exagéré.
Si une telle accumulation d'étudiants était flatteuse pour l'Univer-
sité de Toulouse, elle n'était pas sans danger pour la tranquillité
publique. Elle était souvent une occasion de désordres, et l'autorité
s'est vue plusieurs fois dans la nécessité de recourir à de terribles
moyens de répression. M. Vaïsse a raconté alors l'histoire tragique
de Aymeric Béranger, éludiant'en théologie, et de deux gentilshom-
mes bâtards de la maison de Penne, accusés d'avoir violenté des fem-
mes et tué un magistrat. Condamné à mort par lesCapitouls, Aymeric
Béranger fut exécuté avec un rafOnement de cruauté, qui frappa les
esprits d'épouvante. Le souvenir de cet événement no s'est point
effacé. La légende lui a donné une sorte de consécration ; et, au bout
de cinq siècles, M. Constantin Nigra, ambassadeur du roi Victor
Emmanuel, à Paris, l'a recueillie, près de Nice, de la bouche d'un
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— 284 —
chanteur piémontais ambulant. Il Ta traduite en italien; plus tard, il
en a recueilli une autre version en langue espagnole. M. Constantin
Nigra n'a pas voulu jouir seul de celte découverte; par Tentremise
de M. Mary Lafon, elle est arrivée jusqu'à la Revue de Totslouse, et nos
lecteurs se rappellent sans doute de Tavoir lue dans la livraison du
4*^' juin 486Î.
M. Yaïsse a fait connaître ensuite la constitution intérieure de
runiversité de Toulouse et les privilèges et immunités dont elle
jouissait, entre autres le droit de porter Tépée, qui fut Toccasion de
grands désordres lorsqu'on voulut le lui enlever, et l'exemption de
toute imposition ordinaire et extraordinaire, qui donna souvent de
l'ombrage aux Capitouls et aux agents du fisc, et dont les rois de
France Charles IX, Henri III, Louis XIII, Louis XIV ont été unanimes
h assurer le maintien par des édits qui témoignaient qu'ils tenaient en
haute estime l'Université de Toulouse. Cette exemption de charges
que le corps enseignant partageait avec la noblesse et le clergé,
M. Yaïsse la regarde comme une compensation bien due à ces maîtres
savants qui ne recevaient ni émoluments ni indemnités. Aux yeux
de M. Yaïsse, comme aux yeux de M. Bénech, dans sa monographie
sur Cujas, ce serait la position infime faite aux maîtres qui aurait
déterminé Cujas k préférer Cahors à Toulouse, et notre ville serait
ainsi relevée de l'accusation dont on l'avait flétrie, d'avoir repoussé
le célèbre jurisconsulte.
De la constitution intérieure M. Yaïsse est passé à l'organisation
du personnel ; il a parlé du quadrivium et du trivium ; des signes
dislinclifs entre les Facultés, et qui consistaient principalement dans
la passementerie du bonnet, blanche chez les théologiens, verte chez
les canonistes, rouge chez les professeurs de droit, violette chez les
docteurs en médecine, bleue chez les maîtres ès-arts : couleurs dis-
tinctives qui se sont perpétuées dans l'organisation actuelle. L'ensei-
gnement n'était pas concentré sur un seul point, mais disséminé,
comme aujourd'hui, dans les divers quartiers de la ville. Le nombre
des cours, les heures des leçons, les peines disciplinaires etc.,
M. Yaïsse n'a rien oublié de ce qu'il était intéressant de connaître.
La colonie bruyante, répandue dans la cité, formait deux catégo-
ries, les étudiants libres et les boursiers. M. Yaïsse les a dépeints
dans leurs habitudes, au xvi* siècle, vers 1530, « à Theure, a*t-il dit,
où ils se montrent le plus nombreux, le plus brillants et le plus
indisciplinés. »
Les boursiers ou collégiats étaient le plus souvent des jeunes
gens pauvres destinés à la prêtrise et qui venaient compléter à
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Toolonse, dans un collège fondé par &eur.é?^ae ou leurrsetgtieur,
leurs études théotogiques. Toulouse a compté jusqu'à douxe de c«s
collèges : r£squiUe, Saint*Martial, de Férîgord, de Faix, de JUague-
lonne, de Mirepoix, de Saint-Raymond, etc.» tous, annexes de TUni-
yerâilé ; retraites sUidieuses d'où sont sortis» outre douze cardinaux, -
quatre papes, Jean XXII, Benoit XII, Innocent YI et Urbain IV.
Reçus dans ces collèges, les élèves boursiers y étaient soumis à une
discipline rigoureuse, se mêlaient peu au mouvement du dehors, et
représentaient Tordre et la règle.
Les écoliers libres se divisaient en quatre nations, suivant leur
origine. Allemands, Espagnols, Français d*outre-Loire et Aquitains
ou Gascons. Chaque groupe formait une association, qui prenait un
Saint pour patron, avait un prieur, un trésorier et un orateur.
C'était un Etat dans TEtat, et, animées par l'esprit de corps, ces
puissantes associations en venaient souvent aux mains, et engageaient
entre elles des luUes sanglantes.
En 4532, le Parlement crut nécessaire de dissoudre ces associations,
acte d'^autorité qui rencontra une vive résistance. Nous glisserons
sur ce conflit que la parole ardente d*Etienne Dolet, orateur de la
nation des Français d'outre-Loire, rendit si opiniâtre. La force eut
raison de Téloquence. Les associations furent dissoutes et Dolet fut
condamné à un bannissement perpétuel. Une nouvelle révolte provo-
quée, huit ans après, par la fameuse question de VEpée, tourna encore
à l'avantage de Tautoritè qui se vit obligée, pour Texempie, de punir
de mort un des plus mutins. — Nous passerons sur d'autres scènes
de désordres; nous en avons dit assez pour montrer qu'elles étaient
très -fréquentes, et que la jeunesse d'aujourd'hui, qu'on représente
comme d'humeur turbulente, est un modèle de sagesse si on la com-
pare aux étudiants de l'ancienne Université de Toulouse.
Le Parlement en était venu, — tant il y avait urgence de discipliner
les écoliers, — jusqu'à régler leur costume, leur tenue et même leurs
plaisirs.
Les écoliers intervinrent aussi, — comme leur penchant au dé-
sordre le fait aisément présumer, — dans les troubles politiques et
religieux. Mais, à partir du règne d'Henri IV, i'ébullition cessa.
Richelieu n'aurait pas toléré des séditions d'écoliers. Sous Louis XIV,
rUniversité de Toulouse s'enrichit d'une chaire de Droit civil fran-
çais. La Faculté de théologie reçut, quelques années plus tard, un
accroissement de même nature par la fondation d'une chaire des
libertés de l'église (gallicane.
Pendant la seconde moitié du xvu* siècle et durant le cours du
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— 286 —
xviii«, dit M. Vaïsse en terminant, les écoles de Toulouse contl-
uiièrent sans bruit, sans éclat, leur existence régulière et monotone.
Quelques prises avec les bourgeois, quelques mutineries provoquées
par des motifs le plus souvent frivoles, sont les seuls faits à signaler
dans Thisloire de TUniversité de Toulouse, qui, après cinq siècles,
subit le sort de la monarchie et de toutes les autres institutions.
Supprimée en 1790, TUniversité de Toulouse, plus heureuse que le
Capitoulat et le Parlement, s'est relevée de ses ruines en 4806. Dire
ce qu'elle est aujourd'hui serait superflu, puisque nos yeux peuvent
chaque jour, à chaque heure, juger avec quelle autorité, avec quel
talent, avec quel zèle, des maîtres éminents continuent les grandes
traditions du passé.
Tel est le fonds de la Conférence de M. Yaïsse. Ecouté avec intérêt,
souvent interrompu par des marques d*approbation » Torateur a
recueilli en finissant les applaudifsements de toute l'assemblée. La
RK^ue serm peut-être assez heureuse pour donner m extenso à ses lec-
teurs, dans la prochaine livraison, cette remarquable monographie.
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BIBLIOGRAPHIE.
Inflaence da catholicisme sur la formation de l'Espagne» par
Edmond Bon mal.
Un grand nombre de jurisconsultes et de publicistes se sont préoc-
cupés dans ces derniers temps d'éludier Pinfluence du christianisme
sur les progrès de la législation. On connaît la brillante esquisse que
M. Troplong a consacrée h Pexamen des modifications introduites par
les Empereurs chrétiens dans le Droit civil romain. M. Ed. Bonnal
s'est proposé d'entrer dans la même voie, en exposant la part impor-
tante qui appartient au clergé catholique dans la formation des
anciennes lois espagnoles.
Après une introduction générale sur les bienfaits sociaux dus à la
religion du Christ, Tauteur consacre un premier chapitre à la des-
cription des deux éléments essentiels que Ton retrouve à la base de
la civilisation ibérique ; ensuite il développe avec soin, en des c}ï'A'
pitres spéciaux, les caractères du Forum judicum au point de vue
civil, puis ceux de la législation criminelle, enfin les rapports de
TEglise avec les Barbares, et notamment Pinfluence des Conciles de
Tolède comme corps politique. On peut féliciter M. Bonnal d'avoir
non seulement conâulté les travaux des publicistes célèbres qui
avaient creusé ce sujet avant lui, mais encore d'avoir recouru lui-
même aux sources. Son travail annonce un esprit studieux et élevé,
capable de progresser dans la carrière des études historiques où il
vient de faire un si honorable début. Nous conseillons h M. Bonnal
de se montrer plus sobre do citations. On comprend qu'un jeune
écrivain, en garde contre son propre jugement, aime à s'entourer
d'autorités ; mais s'il les prodigue, sa personnalité s'efface, et on le
suit difficilement dans le développement de sa pensée.
Gustave Humber? ,
Professnr i la Fac!ùt4 de Droit.
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Z A B E T-
CONTE.
Je pouvais avoir vingt ans en ce temps-là. Pendant le carnaval, je
vis M»* Dufau chez le banquier Estoiïe. M*» Dufau était jeune, elle
avait à peine vingt-cinq ans; elle était grande, très-brune, et, s*il
faut le dire, manquait de ce contingent d*embonpoint nécessaire
pour rendre une femme belle. Elle était extraordinaireroent pâle, et,
comme si elle avait pris le parti d'être extrême en tout, d'une vivacité
difGcile à imaginer. Chacun en convenait, M^^ Dufau était loin d'être
belle ; mais sa physionomie d'une étonnante animation et la grâce
de ses manières impressionnaient vivement. Avant moi, bien d'autres
avaient été frappés de cette animation et de cette grâce ; je dois dire
que je ne fus pas le seul à subir ce charme, agissant à première vue,
co'mme il est convenu de dire qu'opère le magnétisme. Tous les jeunes
gens, les hommes mariés même qui, pendant cet hiver, fréquentèrent
les salons du banquier en éprouvèrent quelque chose. De ces der-
niers, les plus rangés achetèrent des canifs dans Piotention d'en
donner quelques coups au contrat. Pour beaucoup ce fut en pure
perle.
C'était un spectacle curieui à voir que celui des salons lorsqu'elle
y pénétrait dans ses toilettes théâtrales, dont seule elle pouvait oser
se parer. Toute autre femme aurait été horrible dans ses atours
extravagants; mais elle se vêtait de rouge ou de minium, et l'on était
forcé d'avouer que cela ne lui messeyait pas. Dès que les rubans de
feu de sa coiffure, les plis éblouissants de son costume éclataient
dans les salons, toutes les femmes entourées naguère, ainsi qu'elles
le méritaient, — il y en avait de très-belles, — immédiatement se
voyaient abandonnées ; tandis que cette pâle et maigre M"<^ Dufau
évoluait au milieu d'une nuée de cavaliers faisant la roue, coquetant,
minaudant, roulant les yeux, se spiritualisant ; cela tenait de la
magie.
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MP^ Dufau, dans cette cohue, comme uq coquelicot au milieu d'un
champ d*orge, semblait ne rien voir, ne rien entendre. Elle s'armait,
au contraire, d'une moue dédaigneuse et hautaine qui, ravissant
les dames, les irritait en même temps. Dieu sait ce qui se disait
dans les rangs des abandonnées ! M»* Duffau ne s'en préoccupait
point ; cette femme paraissait d'un métal inconnu, rien ne i'étonnait,
rien ne l'émouvait ; elle avait réponse à tout ; au milieu des boulets
sarcastiques, des mines méprisantes, du feu croisé des sous-entendus,
elle était aussi calme, sereine et dédaigneuse qu'au milieu des
adulations.
De ce temps, que faisait votre serviteur ? Il dévorait Ma« Dufau des
yeux, il guettait les fleurs tremblantes de sa coiffure....! Dés qu'il
s'en détachait un brin, je me précipitais ; je ramassais pieusement le
pétale ou la feuille de jaconas peint pour le baiser dans la solitude.—
Je donnerais un démenti formel à quiconque me soutiendrait qu'il
n'y avait point du diable là-dedans. Peu à peu je m'embarquai, sans
m'en douter, dans le plus violent amour. — J'en perdais le boire et
le manger -, mes idées les plus riantes se teignaient de suicide; j'étais
aux trois quarts fou, si je ne l'étais tout-à-fait.
Je tremble encore au souvenir de l'état où je me trouvais; je pâlis
de ressouvenance, et quoique je dusse maintenant être tout-à-fai t
rassuré, je me lève, ayant entendu du bruit dans la chambre voisine.
■- Pardon lecteur ! — Si je voyais sa coiffure souci et sa ceinture
orange l — J'ose à peine eulr'ouvrir la porte... Si... l
J'ai regardé dans tous les coins, il n'y avait personne. — C'est que
ce n'était pas une plaisanterie... !
Comme bien on s'y attend, je déclarai mon ardeur, et, par ce
fait, la redouBlai : car tandis que je lui parlais, la tète en feu, le cœur
battant, les yeux en larmes, je pus voir cette singulière femme dans
l'atmosphère qui lui convenait Elle savoura mes prières, elle dégusta
mes serments; ses yeux brillèrent d'une flamme... l Quand je saisis
ses mains, elles parurent se fondre au contact des miennes.
Certes cela ne me découragea pas. — Et, si je n'avais eu le
malheur de raconter mon aventure à Léonce, lui-même aussi affolé
que moi de M»« Dufau jusqu'à nouvel ordre, je me serais cru le plus
heureux des hommes. Mais Léonce ne fut nullement terrifié de mon
bonheur ; bien plus, il m'avoua avoir obtenu les mêmes suffrages et
me confia qu'Albert, Louis, Jérôme et quelques autres en pouvaient
dire autant, si ce n'est plus. Dès ce moment, j'atteignis au dernier
degré de la démence. Au lieu de m'éloigner, ces confidences me
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— 290 -
lièrent davantage ; ma vie ne fut plus qu'un éternel tourment, je
tombai malade.
— Orçà, me dit un matin le docteur Fas, que diable avez-vous ?
— Devinez mon mal, si vous le pouvez. A quoi vous sert votre
science, si le malade est obligé de vous apprendre sa maladie, lui
difi-je, d'un ton de semi-cadavre de mauvaise humeur ?
Le docteur me considéra avec beaucoup d'attention.
— Ecoutez une histoire, me dit-il : — et il me conta l'histoire que
vous allez lire :
I.
Sur la lisière du petit village de Groizet, en Languedoc, en même
temps que votre grand-père, vivaient dans leur maison de chaume
les Louzi. Pas une maison du village n'était plus riante que la leur,
vue de quelques cents pas de distance. Elle était grise, il est vrai,
couleur de la terre dont étaient pétries ses murailles, mais sous
l'auvant surbaissé, autant que le grand nez du maître d'école, grim-
pait la plus jolie treille de chasselas qui se puisse voir. D*un côté,
cette treille s'appuyait contre le mur; puis, au moyen de lon-
gues barres Gchées d'un bout dans ce même mur et soutenues de
l'autre par des piquets de saule, ramenée horizontalement, elle
formait un toit vert et à jour, où le soleil jouait merveilleusement.
Les saules avaient poussé, et leur chevelure bleue et mobile surgissant
à des espaces égaux de la tenture verte de la treille, on eût dit les
panaches de ces dais que Ton porte par les rues à la Fête-Dieu.
Ajoutez à cela la toiture brune, la petite cheminée avec son souffle
noir, des violiers, des giroflées, des chèvrefeuilles au pied des murs ;
sur la gauche, le puits à bascule, à la gueule pleine d'herbes ; quel-
ques poules par-ci par-là,, vous aurez la maison des Louzi. De près,
on voyait bien des lézardes aux murs, bien des flaques d'eau sale à
terre, des débris sans noms, ceci au dehors ; — dans l'intérieur, bien
de la pauvreté. Il y avait deux chambres, garnies de bahuts et de
chaises vermoulus, de lits trop hauts pour être de laine ou de plume.
Des gravures sur bois aux cruelles couleurs, harmonisées par le soin
des mouches et quelque vaisselle blanche à grandes fleurs bleues,
debout dans le dressoir enfumé plaqué contre le mur, en faisaient
tout l'ornement.
Accrochées à la solive du plafond, pendaient une multitude de
choses. Mais que vous fait le mobilier de la petite maison ; rien n'était
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— 291 —
plus gai ni plus riant à cen( pas, surtout quand le soleil ia dorait et
que Zabet écossait ses pois sous ia treille. Son costume était alors déli-
cieux : un large chapeau de paille de blé garni d'un velours noir, un
simple cotillon et sa chemise, large au col, courte aux manches. Sous
le chapeau on voyait une figure allongée et pâle, aux grands yeux
noirs, et une bouche rouge un peu grande et toujours dédaigneuse ;
un duvet léger ombrait la lèvre supérieure. Celte tête, plutôt éner-
gique que belle, étonnait par son expression passionnée. S*écbappant
de son cotillon on voyait une partie de ses jambes, unes comme des
jambes de chèvre, et des pieds petits et cambrés. Zabet, en somme,
était fluette ; mais, par une bizarre élrangeté, n'avait rien de cet air
sec que donne la maigreur. Ses yeux, ses lèvres, ses mains d'une
mollesse inattendue, ses pieds fins étaient tout son charme visible. Ce
charme était surprenant, tant il avait de soudaineté. Nul ne l'avait
aperçue sans se l'être longtemps rappelée. A ce sujet on faisait sur
Zabet des contes difficiles à croire. Une autre particularité de cette
fille était sa voix ; elle avait un timbre d'une douceur et d'une clarté
auxquelles on ne peut rien comparer.
A ces mots j'interrompis le docteur.
— Pardon, lui dis-je^ la voix deM"»« Dufau ! Ah ! cette voix divine,
trop divine, bêlas i
— Hé, bé ! je le crois bien, s'écria le docteur, en riant aux éclats.
— Que voulez-vous dire P
Le docteur feignit de n'avoir pas entendu ; il continua :
— On entend quelquefois des voix d'une suavité surprenante, mais
rarement on en rencontre qui soient douées de la propriété qu'avait
celle de Zabet. Tout en subissait l'influence. Si je dis tout, c'est que ce
n'était pas l'espèce humaine seule qu'elle enchantait. La vieille
Jacqueline, ma bonne, — elle est digne de foi, vous le savez, — m'a
soutenu qu'elle charmait les oiseaux, les plantes, les reptiles et les
poissons. S'il vint à l'esprit de beaucoup de gens que Zabet jetait des
sorts, je n'ai pas besoin de le dire. Pierre Labit et quelques autres
montrèrent bien ce qui en était.
IL
Pierre Labit avait vingt-quatre ans; il était grand, mais assez
malingre. De chaque côté de sa figure pâle s'allongeaient de plates
mèches de cbeveux cbâtains, qu'on eut dit mouillés, tant ils se c o
laient exactement à son crâne. Quoique Labit fût un paysan, il portai
les cbeveux longs. A première vue, cette singularité et la pâleur de
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son visage, sur lequel le vent et le soleil perdaient leur pouvoir,
surprenaient tous ceux qui approchaient de Pierre Lahit. Dans une
ville même, son teint eût été anormal ; aux champs, il était tout-à-
fait inexplicable Pierre était cependant toujours au gçand air et aussi
peu que tout autre, s'abritait du vent, du soleil et de la pluie. Du
reste, les gens de la ville, amenés par le hasard à voir Pierre, remar-
quaient seuls cette pâleur ; on n'y faisait depuis longtemps plus
attention au village. Les camarades de I^hit Pavaient surnomme
Blanc, Ayant condensé leurs observations dans ce sobriquet, ils n'y
songeaient pas davantage. Tout au plus si, les curieux insistant, ils
finissaient par répondre : a Quand Blanc était petit, voyez-vous, il
eut une vision par un grand clair de lune. Comme il eut grand peur
et que la peur fait devenir blême et qu'on Test bien davantage au
jour de la lune, n'ayant jamais pu perdre le teint qu'il avait en ce
moment, — la vision le voulut ainsi, —il est toujours pâle ainsi qu'il
le fut à ce clair de lune, p C'eût été en vain qu'après ce beau raison-
nement les curieux auraient persévéré dans leurs informations. Pierre
n'avait jamais raconté sa vision à personne. Sauf une grande pro-
pension au silence, ce paysan, âpre à l'ouvrage comme pas un, ne
présentait plus aucun trait de caractère qui le distinguât des autres
gens de la campagne.
ni.
Dans le voisinage de Zabet, Pierre Blanc habitait avec son vieux
père une maison plus grande et un peu moins pauvre que celle des
Louzi. Mais elle était loin d'être aussi riante. Le demi-arpent qui
l'entourait était leur propriété, et ce morceau de terre, cultivé avec
le soin minutieux que les paysans apportent à ce qui leur appartient,
leur eût permis de vivre sans recourir à des travaux extérieurs, si
l'envie leur eût pris de vivre en propriétaires. Mais Blanc et son
père n'avaient point ce désir ; aussi quand leur jardin ne réclamait
plus leurs bras, les mettaient-ils au service d'autrui. Ils allaient chez
les autres gagner ce que les paysans appellent leur journée. Rentrés
chez eux, nul ne s'avisait de ce qui s'y passait, car autant les paysans
sont curieux de découvrir ce qu'ils supposent caché, autant ils sont
insouciants lorsqu'ils ne flairent rien. Entre eux, du reste, ils ne se
volent et ne s'espionnent guère.
Cependant, plus d'un se fût mis aux aguets s'ils eussent supposé ce
que, par certains jours, abritait la petite maison de terre. A certaines
époques, elle devenait le théâtre de scènes que, certainement, les
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— 293 —
voisins de Lahit auraient étrangement qualifiées. Aux approches de
ces époques, marquées généralement par les grandes fêtes, on avait
bien observé un changement dans les allures du père et du fils.
Ainsi, ils sortaient fort peu, n'allaient jamais travailler au dehors, et
le fils surtout semblait plus taciturne que de coutume, ftlais on les
savait peu besogneux, peu avides de gain ; on se contentait de dire
qu'ils fêtaient les saints à leur jour et parfois à Tavance. Malgré la
jalousie que ne manquent point d'exciter ceux qui sont plus favorisés
du sort chez ceux qui le sont moins, après cette remarque railleuse
il n'en était plus parlé.
IV.
Zabet venait de clore ses dix-huit ans et Blanc en comptait vingt-
quatre. La veille de la Saint-Jean, malgré la clémence ordinaire de la
température k cette saison, le père et le fils étaient assis sur de petits
escabeaux auprès d'un feu de bois d'acacia, ils regardaient attentive-
ment s'agiter, sous la voûte incandescente formée par les bûches, un
corps difficile à nommer, il était à demi calciné.
— Ce n'est pas un mâle, il n'a pas mordu la braise, dit le père.
— Il avait cependant les quatre taches sur le front, reprit Pierre
Blanc.
— Le croissant n'était pas bien formé ; il faut qu'il soit tracé d'un
œil à l'autre et croisé par un trait roux, dit le père Lahit en figurant
le dessin sur les cendres, à l'aide d'une baguette de bois blanc char-
bonnée au bout.
— J'irai au Pré-Luguet, et, le pouvoir m'aidant, j'en trouverai
bien un.
— Peut-être, dit le père, je regrette qu*eUe m'ait défendu de sortir
aujourd'hui j c'est très-important
— J'aimerais que vous veniez, dit Pierre Blanc ; ainsi vous n'auriez
pas à vous plaindre. Mais peut-être ne le àéîend-elle plus? — Essayez.
— Je veux bien, dit le vieux Lahit en se levant ; mais, j'en doute.
Et il se dirigea vers la porte, les yeux fixés sur un amas de bran-
chages empilés dans un coin. Il avait à peine fait trois pas dans la
chambre qu'une énorme tête de salamandre tachetée de noir, de vert
et de roux se montra, s'élevant, s'abaissant tour-à-tour, se dégageant
peu à peu, et traînant à sa suite le corps onduleux de l'animal. Elle
allait lentement, lentement, avec une grâce molle, rapprochant sa
queue de sa tète, glissant en forme de huit. — C'est une* chose indicible
que cette mollesse ondoyante de la salamandre ; elle fascine, elle
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donne mal au cœur. Je ne suis point surpris que, dès longtemps, cet
amphibie ait pris une grande place dans le fantastique de tous les
pays. Les Lahit ne pouvaient manquer d'avoir foi en sa mystérieuse
puissance. — I^ salamandre s'avança ainsi avec des mouvements de
serpent éreinté, jusqu'au seuil de la porte ; là, elle s'allongea de toute
sa longueur, et resta immobile.
— Tu vois bien, Pierre^ dit le père, que je ne puis sortir.
— Oui, dit Blanc, elle a quelque chose en tète ; je vais seul.
— Va tout de suite, dit le père, tu porteras un gros monsieur et
une petite dame avec les herbes de la santé.
— J'y vais, reprit le fils; et, sans rien ajouter, il ouvrit la porte et
sortit.
En ce moment, les champs resplendissaient de la froide lumière de
la lune en son plein; un vent frais rasait la terre; mille bruits dis-
cordants réunis en un seul chœur se faisaient entendre. Les gre-
nouilles répondaient aux rainettes, les rainettes aux courtilières, les
courtilières aux grillons ; chacun faisant son cri qui se mêlait à celui
des autres et formaient ce vacarme, silence des belles nuits.
Ce chœur nocturne a cela de particulier qu'il semble toujours vous
entourer et vous accompagner toujours. Vous l'entendiez, il y a deux
cents pas ; vous Tentendez encore ; vous fentendrez quatre cents pas
plus loin. Ce n'est pas étonnant ; ce chœur est enchanté ; Pierre Blanc
le savait bien.
Il suivit le petit sentier qui partageait en deux les platebandes de
son jardin; et, quand il fut à quelques pas, se retourna et resta
immobile à regarder sa maison. Par ce clair de lune, elle était sin-
gulière et pas une de celles qui se trouvaient aux environs ne lui
ressemblait. La façade éclairée en plein paraissait une énorme figure
de cyclope dont l'œil unique était représenté par la fenêtre placée au
milieu, éclairée, en ce moment, par la flamme ardente de l'acacia
brûlant dans le foyer. Aux deux angles de la toiture, obliquement
plantées, se dressaient noires, vers le ciel, deux longues perches lui
faisant des cornes, et les* plantes qui la tapissaient vers le bas en
étaient la barbe. Sur le flanc, autant dire sur la joue, une autre
perche horizontale, où pendait je ne sais quoi, prenait des airs de
potence, chargée de son fruit. Le tout, à cette heure, paraissait très-
peu riant. D'un vieil amandier, aux branches tordues comme des
bras désespérés, un oiseau de nuit se laissa choir en poussant un cri
lugubre et prolongé, et, battam l'air silencieusement, vint tourner en
rond au-dessus àe la tête de Pierre Blanc ; après quoi, il revint se
poser sur son arbre.
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— 295 —
Pierre marmota quelques paroles et continua son chemin, escorté
du concert dont nous avons parlé.
Rapidement il enjamba les haies, franchit les fossés, traversa les
moissons qui lui montaient à la ceinture, et arriva auprès d'une mare
où nul autre bruit ne se fût entendu, tant était grand celui que
faisaient ses habitants.
C'était la mare du Pré-Luguet.
V.
La couleuvre sifflait, la grenouille croassait, la salamandre criait ;
autour, de vieux saules aux tètes monstrueuses balançaient lente-
ment leurs grands cheveux. Les roseaux bruissaient, les foins faisaient
entendre leur frémissement soyeux , seuls les larges nymphéas et les
lentilles d'eau restaient platement immobiles.
Pierre avança avec prudence; mais, si lourdement qu'il fit, les
grenouilles l'entendirent et de sauter... de toutes parts la mare clapota,
se rida ; à travers les joncs, les couleuvres glissèrent, et, dans la
vase, les salamandres se blottirent; on n'entendit plus rien. Dans le
lointain, le concert enchanté troublait seul le silence.
— Maladroit ! se dit Pierre; comment les faire revenir? J'ai cepen-
dant marché d'après les principes. Allons! ajouta-t-il, les grands
moyens! et, d'une voix frémissante comme les joncs derrière lesquels
il se cacha, il se mit à chanter la célèbre chanson charmeuse, que
pour l'agrément de nos lecteurs nous allons traduire du patois :
Où doDc va»-ta, dame grenouille?
Pourquoi sauter?
Ta belle robe verte et rouille
Se Ta crotter.
Où glisses-tu, dame couleuvre?
Au corps fluet,
Reviens! allons! plus vite à rœuvre,
Sous le genêt.
Et toi, puissante salamandre.
Sous le flot bleu
Pourquoi t'enfuir? Viens, sous la cendre.
Narguer le feu.
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— 296 —
Au nom de Tair! aa nom de Ponde !
Aa nom du feu ! çà, promptement,
Que Ton reYîenne, ou de la sonde
On Ta fouiller et rudement
Pierre, pendant quelques instants, attendit Teffet de son charme;
mais, après quelques tressaillements de Peau sombre, il dut recon-
naître que son chant demeurait sans effet. Il recommença ; Timmo-
bilité fut plus grande encore, rien ne bougea.
— Une puissance jalouse doit lutter contre moi, se dil-il, et d'un
pas plus sourd qu'à son arrivée, s'il se peut, il se mit à faire le tour
de la mare. Il en avait contourné le tiers, à peu près, lorsque, dans
une épaisse touffe de roseaux, il crut distinguer une forme noire.
— Hé I bel Pierre, Pierre! cria une voix fine comme le bruit de
Fécorce du saule que Ton déchire.
Une grenouille retardataire sauta.
— Ah 1 c'est toi, Belotte, dit Pierre, reconnaissant la voix ; j'aurais
dû m'en douter.
Le front de Pierre qui, durant son incantation, s'était plissé, se
dérida.
— Chut! fit la forme noire; reliens un moment ta langue ou tu
me feras tout manquer; cache-toi> cache-toi l répéta-t-elle avec pré-
cipitation.
Pierre se blottit dans la caverne noire d'un vieux saule.
— Petits» petits ! dit alors de sa voix fine, celle que Pierre avait
appelée Belotte. Petits, petits I accourez ! Petits, petits l venez vite i
j'ai bien des choses à vous demander... Sont-ils jolis les couleuvrots!
sont-ils gentils les grenouillots I Arrivez, mes petits ! mes jolis, mes
gentils !
Un instant encore la mare resta immobile ; puis une tète se montra,
puis deux, puis dix, puis des milliers, toutes étaient tournées vers
la jeune fille; elle en valait bien la peine; et bien d'autres que des
couleuvrots se fussent attachés à la regarder. A mesure que son
charme opérait, Zabet^ — car Belotte n'est rien autre qu'un dérivé de
ce nom, passé à travers Lisa, Elisa, Elisabeth, pour arriver à Isabelle,
Belle et former Belotte^ transformation qui n'est pas plus extraor-
dinaire que celle de chardon en garçon , selon M. Diez ou tout autre.
Zabet s'était levée, était peu à peu sortie des roseaux et de l'ombre ;
la lune maintenant l'éclairait en entier ; on distinguait très-bien au-
dessus des hautes herbes qui l'environnaient, sa taille délicate et fluette,
élégante comme un brin de folle-avoine, cambrée par le commande-
ment ; son col mince, un peu maigre, rejetant sa tête en arrière, et
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son profil d'une énergie surpreuanle, malgré sa grâce tonte féminine
et affinée. Sous de grands sourcils, noirs et fins, ses yeux, longs et
noirs aussi, se perdaient; mais Pierre eût très-bien pu dessiner la
ligne ardente de son nez un puu relevé et celle de sa bouche un
peu grande, froncée aux coins comme celle d'une hautaine impé-
ratrice.
Dans son attitude dMncantation, un sculpteur aurait trouvé en cette
jeune fille une Velléda méridionale aussi complète que Tidéal.
— Petits ! petits ! répétait-elle toujours , et les tètes se rappro-
chaient. Peau clapotait sous la lune surprise de cette bizarre scène.
Lorsqu'un assez grand nombre de ses humides spectateurs furent
attroupés, Belette fouilla dans son tablier, et, y ayant pris une poignée
d'une poussière inconnue, la jeta dans la mare. Elle fit ensuite quel-
ques pas à reculons sur la berge, toujours dans son attitude de com-
mandement; ses sujets immobiles la regardaient. A ce moment, un
rossignol fit éclater au-dessus d'elle sa chanson.
— Cest bien, dit-elle; et, sans plus de précautions, elle appela
Pierre. Pas une tète ne bougea. Pierre s'approcha de Zabet ; et, si
les amphibies de la mare contemplaient docilement la maigre jeune
fille, ce fut avec adoration que lui la regarda.
— Maintenant, tu peux choisir, que veux-tu ? dit-elle.
Pierre lui fit part alors de Tordre que lui avait donné son père. En
un instant^ la salamandre mâle, le crapaud et la grenouille furent
empochés. Zabet et Pierre s'éloignèrent de la mare, où, bientôt après,
le bruit recommença. Le rossignol, d'arbre en arbre, se mit à les
accompagner.
VL
Quand ils eurent fait un bout de chemin, Pierre remercia Zabet et
prit la route de sa maison,
— Et les herbes? dit Zabet avec un sourire.
— J'en trouverai bien par le chemin, répondit Pierre.
— Pas autant que là-bas, dit Zabet faisant un geste de la main.
— Je suis en retard, le père attend ; bonsoir. Belette.
— Allons, dit la jeune fille, fais comme tu voudras !
Et elle se reprit à marcher vers un bois qui se voyait découpant sa
ligne sombre à quelque distance. Elle n'ajouta pas une parole. Pierre
suivit Zabet. Sans se retourner, la paysanne étoufi'a un petit éclat de
rire. Us allèrent jusqu'au bord de la rivière encaissée. Pierre avait
remarqué que Zabet n'avait fait aucune capture à la mare des Saules.
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Maintenant, il se demandait quelle pouvait être la cause de cette
abstention, et, par suite, celle de sa venue au Pré-Luguet.
Qu*y venait-elle faire, si elle avait le projet de ne rien prendre?...
Deux ou trois fois, il réprima la question qui lui venait aux lèvres,
enfin :
— Pourquoi n'as-tu rien pris là-bas? lui dit-il.
~ Apparemment, je n'avais besoin de rien, répondit un peu sèche-
ment Zabet.
— Mais alors, à pareille heure?...
— Tu deviens curieux, Pierre, dit en raillant la jeune fille. Tiens,
ajouta-t-elle, faisant signe à ses pieds, voilà les herbes.
Elle cueillit la menthe, le fenouil, la véronique, Therbe qui fait
chanter, le mélilojt, toutes les herbes enfin connues des adeptes, et
qui, pour être salutaires, doivent être récoltées la nuit de la Saint-
Jean, par un beau clair de lune.
Tous deux fouillaient dans les fossés, sur les berges de la rivière,
dans les champs, le long des petits chemins. Chose singulière! à
chaque pas se trouvait une herbe nouvelle; on eût dit que Zabet avait
aussi le pouvoir de les faire sortir de terre, lis allèrent cueillant une
longue partie de la nuit, ici une touffe de fleurs, là de simples feuilles,
plus loin arrachant des racines; s'enfonçant dans les blés, dans les
vignes toufifues, dans les bois sombres, Zabet plus hardie que jamais,
Pierre plus pensif et plus pâle. Leur moisson faite, ils s'assirent au
coude d'un petit ruisseau, sous de grands peupliers. Le rossignol qui
les avait suivis chantait toujours au-dessus d'eux ; eux ne parlaient
pas.
VIL
L'eau coulant sur les cailloux semblait vouloir les exciter à rompre
le silence ; les arbres paraissaient les railler de leur bruit soyeux, le
rossignol lui-même les invitait par ses fréquents silences à continuer
sa chanson. Pierre et Zabet ne disaient rien.
— Pierre, dit enfin celle-ci, d'une voix pure comme le son d'un
beau cristal, un peu tremblante, tu as eu jadis une vision?
— Oui, Zabet ; j'étais bien jeune, mais cette vision est toujours
présente à mon esprit... à cette heure plus que jamais, ajouta-t-il après
un moment d'hésitation.
— Eh ! quelle fut cette vision ? demanda la jeune fiile de sa voix
sorcière.
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Ce disant, ses grands yeux se faisaient doux comme le bleu de la
pervenche.
— Jamais je ne Tai dit à personne, jamais je ne le dirai.
— Pas même à moi? reprit la jeune fille.
Ces simples mots furent prononcés d*un tel air, elle y mit tant
d'harmonie que Pierre comprit qu'il était impossible à un être, plante,
ver ou poisson de lui résister quand elle voulait II se rappela aussi
une foule d'histoires que Ton débitait sur Zabet, et les trouva pos-
sibles. Cependant, comme il était i^orcier, il résista à ce charme.
— A toi, moins qu'à personne, dit-il.
— Ah I Pierre, c'est mal de me refuser, dit Zabet seulement.
Pierre n'y tint plus, il fut obligé de conter sa vision. Tout le monde
sait que ce fut sa perte :
Par une nuit pareille à celle-ci, dans un lieu semblable, il avait
une fois, — il y a longtemps, — rencontré une femme pâle. Cette
femme lui avait parlé; et, par l'esprit, il entendait sa voix encore.
Depuis, il n'en avait jamais entendu d'un timbre si doux, si péné-
trant en même temps. « Pierre, lui avait dit la vision, méfie-toi de celle
que tu verras me ressembler, tu mourras par elle. » Dès cette nuit, il
n'avait jamais cessé de songer à cette femme, partout il l'avait eue de-
vant les yeux. Longtemps il l'avait attendue, appelée de ses vœux, au
risque d'en mourir, ainsi que l'avait prédit la vision. Dans ses songes
il entendait sa voix, et la mort lui venant d^elle lui semblait cent fois
plus douce qu'une éternelle vie privée de ce danger de mort. Depuis,
il s'était senti triste et comme sans âme.
— Tu ressembles à cette femme, Zabet, ajouta Pierre. Tu ressem-
bles à cette femme; crois-tu jamais être la cause de ma mort?
Zabet partit d'un grand éclat de rire. On eût dit une cadence mo-'
dulée sur la flûte par Tulou.
— Pauvre Pierre l dit-elle seulement.
Et Pierre se sentit comme enlevé de terre et attiré vers elle, de
telle sorte qu'il eût voulu être l'herbe qui l'entourait de toutes
parts.
— Pauvre Pierre ! répéta-l-ellc.
Elle se leva et se mit à marcher.
Pierre la suivit encore.
VIII.
Dès ce jour, partout où était Pierre, Zabet s'y trouva. Elle entrait
dans sa maison quand il était seul, elle le rencontrait par les chemins,
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dans les champs, à la rivière. Pierre ne songeait pas à la fuir, mais il
sentait son cœur se serrer quand il la voyait ou prévoyait qu'elle allait
venir. Lorsqu'elle était proche, il n'avait pas assez d'yeux pour la
contempler et assez d'oreilles pour absorber sa voix charmeuse.
Puis, vint un jour où il se trouva que ce fut Pierre qui la suivait, la
rencontrait ; lui, réellement, ne pouvait plus vivre sans elle. Zabet ne
le rudoyait pas, mais il vit bientôt que Jacques le forestier, Jean le
faucheur, le fils de M. le maire, et M. Béryguier, le maire lui-même,
la suivaient, la rencontraient aussi et qu'elle ne les rudoyait pas.
Alors son cœur se fit petit dans sa poitrine. De plus en plus, Pierre
devint triste; de plus en plus, il gardait le silence; il s'en allait tou-
jours seul, et ceux qui l'approchaient l'entendaient se répétant : —
« Pauvre Pierre I pauvre Pierre 1 » d'une voix qui n'était pas la sienne
et qui semblait l'imitation d'une autre qu'il ne parvenait pas à repro-
duire.
Cela dura quelque temps ainsi.
Un matin, on le trouva noyé dans la mare duPré-Luguet
Quelque temps après, dans un taillis, on trouva le cadavre de Jac-
ques le forestier; il s'était fait sauter la cervelle; plus tard, celui de
Jean, le faucheur, pendu à un grand chêne. Le fils du maire, quelques
mois après, mourut de roale langueur; M. Béryguier se laissa choir
de son toit à terre, et mourut.
— Et Zabet? dis-je au docteur, jugeant qu'il avait terminé.
— Zabet épousa un notaire qu'elle avait ensorcelé ; elle le ruina ;
il mourut misérablement comme tous ceux qui approchaient cette
terrible femme. — Et maintenant, savez- vous ce qu'était Zabet ? con-
tinua le docteur.
— Quelle question ? Eh ! que mMmporte, Zabet, Belette ou Isabelle?
Zabet était Zabet ! Eh ! que me fait Zabet ?
— Zabet vous fait beaucoup, répondit le docteur; Zabet et M»« Du-
fau, c'est la même chose.
L'assertion était trop aventureuse pour s'attirer une autre réponse
qu^un sourire.
— Vous riez î me dit le docteur, en se penchant vers moi, dételle
sorte que les deux pieds de devant de son siège le soutenaient seuls.
— Connaissez-vous le nom de jeune fille de M™« Dufau ?
— Je ne m'en suis jamais informé... Çà, mais, docteur, est-ce là
une mystification ?
— Pas le moins du monde. Son nom est Gaubert, du nom de son
père, le notaire de vous connu, lequel fut engendré par Gaubert,
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le mari de Zabet; de sorte que Zabet était la grand'mére de
Mm« Dufau.
Eh bien ! que me fait cela ?
— Que vous fait cela 1 ce que cela vous fait 1 M»* Dufau est \i\
réincarnation de sa grand'mère... PhéDomène très-fréquent et très-
facile à expliquer, comme vous le verrez, si vous lisez les auteurs qui
ont écrit sur cette matière. Zabet, de plus que M°i« Dufau, enchanta it
les couleuvres, les plantes et les oiseaux. M«« Dufau, si elle était
encore au village, s'en aviserait peut-être ; ici elle se contente d'en-
sorceler les hommes.
^ En voici bien d'une autre ! m'écriai-je ; vous donneriez dans ces
systèmes mystérieux ! vous, docteur, à votre âge, avec votre scien-
ce.'... Pour ma part, je vous eu avertis, je n'ai jamais pu croire un
mot de ces inventions bonnes à amuser les enfants.
— Très-bien l à vous permis ! dit le docteur, moi, j'y crois, à ces
inventions, parce que je sais. £t, ce qui vaut mieux, je connais le
remède qu'il vous faut administrer à vous et à tous les autres.
A ces mots, je me levai vivement.
— Ah 1 docteur, si vous me guérissiez i .. il n'est rien...
— M'ajoutez pas un mot. Croiriez-vous au système ?
Comme j'hésitais à répondre :
— Ah ! c'est ainsi, n'en parlons plus.
Le docteur se leva.
— Docteur/ docteur, je vous en prie i
Le docteur Fas revint sur ses pas :
— Allons, je suis tout-à-fait généreux, me dit-il, je n'exige rien, je
vais gratis vous dire le remède, et l'époque de votre guérison, à un
jour près. Quant à vous administrer le remède^ dame, c'est très-
délicat !
— Dites toujours, docteur, je vous en supplie l
— Je vous avertis, nul ne pourra vous le procurer sans porter sa
tète sur l'échafaud.
— Quel terrible remède !
— Cest comme j'ai l'honneur de vous le dire.
— Mais, encore?
£h bien I puisqu'il faut en Gnir, vous serez guéri... le lendemain
de la mort de M»* Dufau
Je ne le cache point, je fus pris d'une envie folle de voir les évolu-
tions que peut faire un docteur quand on le jette par la fenêtre. Le
docteur sortit à propos.
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Lorsque je fus plus caime, malgré la rancune que je gardais au
docteur de sa mauvaise plaisaolerie, je me prenais quelquefois à
considérer la possibilité qu'un tel remède fût efûcace. Dois-je Tavouer
à la honle de mon humanité ? Peu à peu, il me parut moins inoui. Par
certains jours, ma souffrance était si forte que je le trouvais presque
naturel. J'ose dire cependant que je ne fis rien pour me le procurer.
Enfin, trois ans s'étaient à peu près écoulés depuis la dernière
visite du docteur; un matin je me sentis allégé , j'appris dans la
journée que M»^ Dufau était indisposée; le surlendemain, je me
sentis mieux encore, j'appris que M»* Dufau était fort mal ; elle resta
quelques jours dans cet état, le mieux fut stationnaire. Puis, la ma-
ladie de M«« Dufau empirant, mon calme augmenta. Lorsqu'elle fut
tout*à-fait mal, je me sentis presque à mon aise. Un jour, je n'éprou-
vai plus aucun mal, j'étais dispos, alerte, gai, je m'étonnai de ce
bien-être ; depuis longtemps, je m'en étais déshabitué; on m'apprit
que M«e Dufàu venait de mourir....
— Personne ne l'aimera plus, disais-je; elle ne sourira plus à per-
sonne, elle ne pressera plus de mains fiévreuses, ne regardera plus
un autre de ses yeux charmeurs, elle ne le caressera plus de sa voix
de sirène. Je fus guéri.
— Et le docteur?
Le docteur soutint son système de plus belle : on hérite, on hérite
de tout ! s'écriait-il à m'assourdir ; mais il ne voulut jamais convenir
que l'on put être malade d'amour; d'après lui, on ne le pouvait être
que d'amour-propre. Il établit même une proportion qu'il voulait
ériger en axiome ; ce que je ne pus lui accorder jamais.
— Dans tout amour, disait-il, il y a pour un quart de fantaisie, le
reste appartient tout entier à une grande béte à mille tètes, que l'on
appelle la vanité.
Ce qui voulait dire que la jalousie est les trois quarts de l'amour.
Le docteur ne savait ce qu'il disait.
{ExiraU d*un manuscrit confidentiel).
Henri Arnoulat.
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VARIÉTÉS.
ELLEVIOU.
Jean Eileviou, premier ténor du théâtre de rOpéra^lomique, naquit
à Rennes le 44 juin 4769. Une circonstance fortuite décida éa vocation.
Un soir, dans une maison particulière où quelques jeunes gens se
réunissaient pour jouer la comédie, un des acteurs vint à manquer.
Elleviou le remplaça à Fimproviste, et se fit remarquer, non pas pré-
cisément par la manière dont il joua le rôle, puisqu'il n'avait pas eu
le temps de s'y préparer et qu'il n'avait ni acquit ni talent, mais par
des avantages qui lui étaient propres, c'est-à-dire par la régularité de
«es traits^ Télégance de sa tournure, et la distinction de ses manières.
Enivré par ce premier succès, Elleviou rechercha désormais toutes
les occasions de jouer la comédie ; bientôt même, dédaignant les
triomphes faciles qu'il obtenait dans la compagnie d'amateurs Inex-
périmentés, il rêva des succès plus grands et eut l'idée de se faire
comédien. 11 n'attendait qu'une occasion pour mettre son projet à
exécution, lorsqu'elle s'offrit à lui tout naturellement.
Le père d'Elleviou, chirurgien en chef de l'hôpital de Rennes,
s'était flatté de l'espoir que son fils suivrait la même carrière que lui,
et que plus tai*d il le remplacerait, sinon dans le poste honorable
qu'il occupait, du moins auprès de sa nombreuse 'clientèle. Malheu-
reusement, le jeune étudiant en médecine éprouvait une répulsion
invincible pour l'anatomie ; et un jour qu'il s'était absenté de l'am-
phithéâtre^ le vieux praticien l'ayant grondé plus vivement que de
coutume , le disciple récalcitrant saisit ce prétexte pour quitter
furtivement le toit paternel et se rendit à Paris , où , sur sa
bonne mine^ le directeur du théâtre de la Rochelle l'engagea pour
jouer les amoureux dans le vaudeville et la comédie. Le nouvel artiste
dramatique était sur le point de débuter, lorsque Tlntendant de la
province le fit arrêter et jeter en prison. U n'en sortit que sur la
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promesse qu'il fit à son père, qui était venu le chercher^ de ne jamais
paraître sur un théâtre.
De relour dans la maison paternelle, le jeune Elleviou se montra
plus docile ; et, deux ans plus tard, son père croyant fermement qu'il
était revenu de ses erreurs, et voulant d'ailleurs distraire son esprit
et facUiter son travail, l'envoya à Paris pour y terminer ses études.
Mais, à peine débarqué dans la capitale, le démon du théâtre s'em-
parant de nouveau de son âme et l'ambition du succès s'imposant à
son cœur de toute sa puissance, TEsculape en herbe renonça à la
médecine pour se consacrer exclusivement au culte de Thalie, selon
le style du temps.
Elleviou débuta à la Comédie-Italienne, le h** avril 4790, dans le
rôle d'Alexis, du Déserteur. Son organe était alors celui d'une basse-
taille, qui se métamorphosa plus tard en voix de ténor.
Ce phértomène de transformation vocale est fort rare, en tant qu'il
s'agit pour l'organe de passer de la condition de basse-taille à l'état
de ténorinôf mais il se manifeste souvent dans le sens inverse, c'est,
è-dire de haut en bas, car la voix, prenant du corps avec l'âge, tend
à abandonner les altitudes de la portée musicale pour se réfugier
dans les régions plus tempérées des cinq lignes et des quatre espaces.
En voici maintes preuves *.
Narbonne, qui possédait une voix de haute-contre admirable, ayant
été engagé dans les chœurs de l'Opéra, s'éveilla un matin (4767) avec
une voix de basse profonde. Plus lard, ce chanteur passa à la
Comédie-Italienne, où il remplit avec distinction l'emploi de première
basse. Louis Paccinî, bouffe de beaucoup de talent, éprouva le même
accident, tandis qu'à la suite d'une longue maladie, Galli, virtuose
qui brillait dans tous les genres, passa du registre du ténor à celui
delà basse. De nos jours enfin, Tesseyre, que nous nous souvenons
d'avoir entendu à l'Opéra, où il chantait les grands rôles du réper-
toire, s'endormit ténor et se réveilla baryton. Douze heures avaient
suffi pour opérer'une telle révolution.
Mais, c'est surtout aux confins de l'adolescence que l'organe vocal
se transforme et accomplit de merveilleuses évolutions. Dès que la
puberté se révèle chez un jeune garçon, sa voix blanche et toute en
dehors se voile, et, de claire et limpide qu'elle était, devient sourde et
rauque pour s'affirmer plus tard en voix plus ou moins sonore de
ténor, de baryton ou de basse ; ce travail mystérieux et occulle de la
voix virile s'appelle la mue, et a pour eflfet d'abaisser l'organe de l'en-
fant d'une octave.
Quelque extraordinaire qu'il paraisse, ce phénomène est moins
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remarquable que celui qui a lieu lorsqu'ou fait subir à Torgaiie Tap-
plication de certain procédé. Ce procédé, fort en usage en Italie dans
le courant du xviii« siècle, consistait à tarir les sources de la sève
génératrice dans la personne de jeunes garçons, pour conserver à
jamais le timbre juvénil à leur organe; mais là ne s'arrêtaient pas les
effets de cette opération barbare et d'autant plus révoltante qu'elle
était contraire à la loi divine, qui prohibe les mutilations : le signe
distinctif de la toute-puissance de Thomme ne se manifestait pas chez
le sujet sur qui elle avait été pratiquée ; son menton était vierge de
tout duvet, et ses traits restaient efféminés.
Disons-le à l'honneur de Clément XIV : ce fut ce Pape, humain
autant que philosophe, qui, le premier, proscrivit Tusage de la cas-
tration dans ses Etats, et s'opposa à ce qu'on fit désormais d'un
homme une voix, le service de la chapelle Sixtine dût-il en souffrir.
Revenons à Elleviou. Sa voix de basse-taille était voilée et d'une
étendue fort limitée ; aussi, lors de ses débuts, le succès ne répondit-
il pasà son attente ; néanmoins, l'administration de la Comédie-Italienne
l'admit au nombre de ses pensionnaires. Bientôt après, grâce à des
études de chant bien dirigées, son organe se modifia considéraMe-
ment, si bien qu'en 4792 la métamorphose fut complète, et qu'il put
désormais aborder avec avantage des rôles écrits pour voix de ténor.
« D'abord, il s^y prit mal, pois un peu mieux, puis bien ;
Puis enfin, il n'y manqua rien, o
Sur ces entrefaites, l'étranger ayant envahi le sol de la patrie, et la
République française étant en danger, le Comité de salut public pro-
mulgua la fameuse loi sur la réquisition. Tout ce qu'il y avait d'hom-
mes valides en France fut enrôlé et dirigé vers les frontières; mais
Elleviou ne resta pas longtemps sous les drapeaux : une puissante
recommandation le ramena bientôt à Paris, où il eut la malencontreuse
idée de se mêler de politique. Traqué par la police, l'artiste muscadin
se réfugia à Strasbourg, et c'est dans cette ville qu'il se perfectionna
dans l'art de chanter et qu'il cessa d'être acteur passable pour devenir
excellent comédien. De cette époque (1795) date l'aurore de sa re-
nommée.
Un ordre de (f^6ut l'ayant ramené à la Comédie-Italienne, il y séduisit
le public, non moins par l'expression naturelle de son jeu et la pureté
do sa diction que par le charme de sa voix qui pénétrait l'âme et
Penivrait des plus agréables sensations. Mais, de même que les Athé-
niens s'étaient lassés d'entendre appeler Aristide le juste^ le public
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inconstani et frondeur se fattgaa des succès qu'£lleviou obtenait tous
les soirs; aussi, bien que cet artiste eût créé avec distioction le rôle
principal dans Gulnare^ ZoraXne et Zulnare^ Trente-et^uarante, le Pri-
sonnier, Adolphe et Clara^ Maison à vendre^ le Calife de Bagdad, etc., et
qu'il eût prouvé dans le Cabriolet jaune, VIr<UOfPicaro8 et Diego, et le
Tableau parlant, qu'il pouvait interpréter tous les genres, la critique
n*en persista pas moins à ne voir en lui qu'un comédien et un chan-
teur agréables Piqué de ces restrictions, Vacteur-hussard, comme Tap-
pelaient ses détracteurs, résolut de n'aborder dorénavant que des
rôles où dominait le sentiment *. il joua successivement VAmi de la
maison, Zémire et Azor, Richard Cœur-de-Lion, le Roi tt le fermier,
Félix, etc., et, dans ces divers ouvrages, où les scènes pathétiques
abondent, Tartiste censuré se montra plein d'âme et de sensibilité,
et prouva surabondamment qu'il avait plus d'un ton dans sa gamme^
plus d'une couleur sur sa palette. Plus tard enfin, dans ios«ph et dans
Jean de Paris^ rôles d'un caractère si différent et spécialement écrits
pour lui, il révéla des qualités si supérieures, que la critique, désar-
mée, vaincue par l'évidence, fit patte de velours et devint caressante
d'acerbe qu'elle avait été. A partir de ce moment^ Ellevlou^ plus
maître de ses moyens, fut le chanteur à la mode, le favori des darnes^
l'idole du public, Vacieur kgreat aUractùm/ Avec un spectacle creux,
pourvu que l'artiste en vogue parût dans une seule pièce^ l'adminis-
tration théâtrale pouvait compter sur une magnifique recelte. Comme
influence attractive, le nom d'Elleviou sur l'affiche primait tous les
autres noms, même celui de Martin, le célèbre barj4on, dont la
royauté artistique ne s'affirma qu'après la retraite de son camarade,
et lorsque lui-même eut interprété le beau rôle de Joconde^ primitive-
ment destiné à Elleviou. Une brouille entre ce dernier et Etienne,
l'auteur du libretlOy provoqua celte substitution dans la distribution
des parties.
Elleviou. avait fait d'excellentes études. Pour occuper les loisirs que
lui laissaient ses congés périodiques, il écrivit les livrets de trois
opéras, le Vaisseau amiral, Delta et Werdikau et V Auberge de Bagnères,
qui furent représentés sur la scène de Feydeau.
En 4804, les artistes des théâtres de Fa vart et de Feydeau s'étant
réunis pour ne former qu'une seule et même troupe, Elleviou devint
l'un des cinq administrateurs de la nouvelle compagnie. Mais, pour-
quoi ne le dirions-nous pas? Sociétaire, directeur et auteur, il usa et
abusa de sa triple qualité pour se créer une position dorée au sein de
^es camarades, et, si l'on n'eût mis un frein k son ambition, il aurait
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absorbé k lui seul la subvention que TElat octroyait au théâtre de
rOpéra-Gomique.
Vers la 6n de sa carrière, Elleviou gagnait environ 84 mille francs
d'appointements par an; et, en 4812, il éleva ses prétentions jusqu'à
la somme de 420 mille francs. Mais PEmpereur s'opposa formellement
à ce que le Comité fit de nouvelles concessions à ce sociétaire orgueil-
leux et cupide. Froissé par un refus, Elleviou donna sa démission et
se retira du théâtre Tannée suivante. On assure qu'un mot de Napo-
léon contribua aussi à lui faire prendre cette détermination, et ce mot»
le voici :
Un soir que Napoléon était au spectacle et qu'on jouait les Maris
garçonsy opéra dans lequel Martin et Elleviou» sur le retour, représen-
taient deux jeunes officiers de hussards, quelqu'un ayant demandé à
TEmpereur s'il était satisfait, Napoléon répondit :
— Je n'ai vu que deux ventres et deux
Un incident marqua la première représentation des Maris garçons ;
Elleviou fut sifflé, à son entrée en scène. Thenard, qui jouait dans
la pièce, s'avança sur le bord de la rampe, et dit en s'adressant au
public :
— Messieurs, si l'entr'acte s'est prolongé outre mesure, c'est mol
qui en suis cause et non point M. Elleviou ; je suis spul coupable.
Et le parterre applaudit chaudement.
Elleviou parut pour la dernière fois sur la scène de i'Opéra-
Comique, le 40 mars 4843, dans Adolphe et Clara, le Tableau parlant et
Félix, Nous empruntons à la Gazette de France le compte-rendu de
cette représentation :
« Samedi, 43 mars 4843. — La représentation de retraite d'EUeviou
a été très-brillante, mais moins nombreuse qu'on ne l'aurait cru. Le
prix des places quadruplé a un peu refroidi la bienveillance de cette
partie du public, qui calcule plutôt ses moyens que sa reconnais-
sance. Les bureaux ont été ouverts toute la soirée, et ce n'est pas sans
plaisir que nous avons vu ces agioteurs de billets qui spéculent sur
la curiosité publique, dupés cette fois-ci de leur calcul : ils se sont
vus obligés de donner leurs billets au prix coûtant. Cependant la
salle était bien remplie , sans être encombrée ; la société était
choisie, et plusieurs applications flatteuses ont été faites avec beau-
coup de grâce par le parterre. On assure que le produit de la recette
a été de S3 mille francs. Elleviou, en se retirant, a reçu des témoi-
gnages non équivoques de bienveillance, et ses camarades se sont
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empressés de lui donner publiquement des marques d'amitié dans le
chœur final de Félix ^ où ils ont tous voulu paraître. »
La génération chantante actuelle, qui n'a foi qu*en elle et doute de
la valeur artistique des réputations éteintes, veut-elle que nous lui
fassions connaître Topinion d*un illustre maître sur Elleviou? Cédons
la parole à M. Auber.
a Elleviou raffolait de la musique de Eossini, et lorsque apparut
le Barbier de Séville, il en fit son élude de prédilection. Je me sou-
viens encore, — c'était en 1847 ou 4848, — avec quelle merveilleuse
facilité il exécutait les vocalises de Pair du 4» acte; c'était la per-
fection même } »
A quelque temps de là, Elleviou^ qui venait de contracter un bril-
lant mariage, fit l'acquisition du beau domaine de Eoraières, prés de
Tarare, dans le département du Rhône, où il se retira définitivement,
et où les honneurs ne tardèrent pas à le venir trouver. Il fut nommé
successivement maire de sa commune, membre du conseil général,
chevalier de la Légion-d'Honneur, etc., etc.
Une dizaine d'années plus tard, le hasard ayant réuni Elleviou et
M. Scribe dans le même hôtel, aux eaux thermales de Bade ou de Spa,
l'auteur dramatique crut faire plaisir à l'ex-premier ténor de l'Opéra-
Comique, en lui parlant de ses anciens succès, de ses triomphes
passés; mais, à sa grande surprise, son interlocuteur laissa échapper
des signes visibles de contrariété. M. Scribe s'empressa de donner un
autre tour à la conversation.
Enfin, en 4843, électeur et éligible, Elleviou brigua les honneurs de
la députation. Il était venu à Paris pour y solliciter l'appui du gou-
vernement qui l'avait agréé pour son candidat et lui avait promis de
le patronner dans l'un des collèges électoraux du département du
Rhône, lorsqu'un journal, ayant attaqué sa candidature, l'ex-artiste
dramatique se rendit rue Saint-Marc, au siège de l'administration de
la feuille agressive, où il eut une vive altercation avec l'auteur de
l'article injurieux. Elleviou, rouge de colère, prit congé de la rédac-
tion; mais à peine était-il au bas de l'escalier qu'il tomba pour ne
plusse relever, foudroyé par une attaque d'apoplexie.
Le lendemain, la famille du défunt envoya à tous les artistes de
l'Opéra et de l'Opéra-Comique une lettre de faire part ainsi conçue :
« M*« veuve Elleviou, née 3***, et sa famille, ont l'honneur de vous
faire part de la perte douloureuse qu'ils viennent de faire en la per-
sonne de M.
Jean ELIJEVIOU,
maire de X., membre du conseil général de Z., chevalier de la
Légion-d'Honneur, etc., etc. »
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— 309 —
Quaot à la qualification d'artiste dramatique, il n'en était nullement
question. Nous avons appris depuis que ce fut M»« Elleviou qui,
partageant les idées de son mari, s'opposa è ce qu'on mentionnât
cette qualification dans la lettre de faire part. Justement froissés, les
délégués des artistes dramatiques décidèrent qu'on s'abstiendrait
d'assister à la cérémonie funèbre. Et, le lendemain, les obsèques
d'Elleviou eurent lieu sans pompe et... sans cortège.
En frappant Elleviou rue Saint-Marc, presque sur le seuil du théâtre
de rOpéra-Comique, ne semblait-il pas que la mort eût voulu châtier
dans son orgueil l'artiste qui reniait son pas.sé? Et pourtant, â ce
passé dont il repoussait la solidarité, Elleviou devait gloire» fortune,
considération, honneurs !
AUGUSTK LaGBT,
Directeur d« théâtres inbTeotioiuiét de la ville
de Tonloiife
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REVUE DRAMATIQUE.
Lm Vieox GarçoDs. — La Vie de Bohème. — Les Poseare. — La Station
Chambaadet. — M^ Laurent. — Araal.
Après la reprise da Bossu et de la Jeunesse des Mousquetaires^ deux
romans mis en pièces, deux drames de cape et d'épée, qui n'intéres-
sent guère, mais amusent parfois ; après quelques vaudevilles nou-
veaux, qu'il esf charitable de ne pas nommer ici, le Théâtre des
Variétés nous a offert la première représentation des Vieux Garçons,
comédie en cinq actes, de Victorien Sardou.
Le succès que cet ouvrage a obtenu et obtient encore à Paris est
prodigieux. La foule ne cesse d'envahir la salle du Gymnase, devenue
beaucoup trop petite, quoique le prix des places ait été augmenté, et
le directeur de cet heureux théâtre, reconnaissant envers la déesse
Fortune d'une si belle chance, a doublé pour toute la durée des
représentations les appointements des artistes chargés de débiter au
public la prose de M. Sardou : hâtons-nous d'ajouter que cet acte de
munificence, il n'a pas oublié de le livrer à la publicité et de le faire
proclamer pompeusement par les mille trompettes de la renommée,
c'est-à^ire par tous les organes de la presse parisienne. Bien joué,
M. Montigny ! De son côté, la critique, repliant ses griffes, a fait patte
de velours avec M. Sardou, et n'a eu guère pour lui que des chatteries
et des caresses. Elle a même poussé In galanterie jusqu'à commettre
sur son prénom un jeu de mots, qu'elle a trouvé naturellement fort
spirituel : de Vietorien elle a fait Victorieux!
C'est donc une œuvre de premier ordre qui semblait nous attendre
au Théâtre des Variétés quand les Vieux Garçons sont venus y
réclamer nos applaudissements, une de ces œuvres puissantes et
originales dont l'apparition fait date dans les annales dramatiques, un
nouveau Mariage de Figaro^ par exemple : et nous nous disposions,
en conséquence, à mettre notre enthousiasme au diapason, le plus
élevé. Comment avouer maintenant qu'il nous a été impossible de le
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_ 344 —
porter à ce point-là, et qu'uo peu de déceptUn a été pour nous le
résultat définitif de la représentation ? Certes, la pièce est charmante,
il y aurait mauvaise grâce, il y aurait injustice ï le nier; seulement,
dirait le perfide Bassecourt des Faux Bonhomme^, seulement...
Annoncer une comédie, une grande comédie m cinq actes, sous ce
titre : les Vieux Garçons^ évidemment c'était promettre tout autre
chose qu'une de ces pièces d*intrigue, qu'une de ces fantaisies ingé-
nieuses et spirituelles avec lesquelles M. Sardoi a eu plusieurs fois
déjà Tart de nous amuser; c'était prétendre à donner une leçon, à
moraliser, à (aire acte, en un mot, de poète comique. Toute une
fraction importante de la société était en jeu, le cimpdes célibataires
se voyait menacé d'une attaque terrible, et le fiamum de Phyménée,
le directeur de cette grande usine matrimoniale dont les réclames
flamboyantes égaient si souvent la quatrième page des journaux,
M. de Foy, — puisqu'il faut rappeler par son no«i, — prévoyant de
nombreuses conversions au culte du dieu dont il est le grand sacrifi-
cateur, s'apprêtait k faire une nouvelle commande de demoiselles
ingénues et de veuves sensibles, destinées à combler les vœux de
mille éponsenrs improvisés.
« Remettez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude. » Les céliba-
taires en ont été quittes pour la peur. N'osant s'attaquer à l'armée
entière, M. Sardou a déclaré la guerre à un seul détachement, à celui
des vieux beaux, des viveurs émérites, des Jocondes continuant à
« parcourir le monde », comme dit la chanson, et à « courtiser la
brune et la blonde », quoique depuis longtemps d^à l'heure d'entrer
en ménage ait sonné pour eux. Voilà ce que signiient, dans le voca-
bulaire de notre auteur, les mots de Vieux Garçom; il ne s'agit que
de s'entendre.
Le nombre des ennemis à combattre se trouvant ainsi considéra-
blement réduit, les coups portés par l'agresseur en seront-ils plus
certains? Eh! non vraiment, car on le voit bientôt frapper à la fois,
par une étrange inadvertance, amis et ennemis, époux aussi bien que
vieux garçons. Les trois ménages qu'il met en regard de ses trois
célibataires sont, en effet, si peu intéressants, et en même temps si
troublés déjà, quoique datant de quelques jours à peine, par l'ennui,
par les craintes jalouses, par l'infidélité même, que l'homme le plus
déterminé à prendre femme est parfaitement en droit, devant un
tableau semblable, de faire un serment solennel, celui de ne jamais
abdiquer sa liberté. Quelques tirades plus ou moins bien senties ne
font rien à l'affaire; cela est plaqué, cela est postiche, et a d'autant
moins de portée que M. Sardou, écartant toute considération d'un
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~ 342 —
ordre élevé, ne nous invite à nous marier que pour satisfaire aux
aspirations égoïstes de notre nature, pour avoir toutes les aises de la
vie matérielle, bon gtte, bon feu, bonne table ! N'est-ce pas compro-
mettre une cause^ fût-elle la meilleure du monde, que de la soutenir
par des arguments de cette espèce ?
Dès le premier acte de la pièce, les trois vieux garçons, Mortemer,
Clavière et Veaucourtois, sont mis en présence des trois ménages,
comme trois loups dévorants rôdant autour de trois bercails. Morte-
mer, le coryphée de la bande, dresse le plan d'attaque. Malheur aux
trois maris ! ils ne tarderont pas à tendre une main fraternelle è
Ménélas et à George Dandin... Mais non ; ces préparatifs si menaçants
restent sans effet. Après avoir proclamé bien haut que la place du
célibataire est au sein du ménage... d'autrui, Mortemer renonce
brusquement à séduire toute femme mariée ; une jeune fille devient
l'objet de son amour, et le déshonneur de la pauvre enfant le seul
but auquel il aspire. Veaucourtois, de son côté, ayant ramassé dans
un fossé bourbeux une pêcheuse d'écrevisses, n'a plus d'autre occu-
pation que dé la lancer et d'en faire une cantatrice à la mode. Cla-
vières seul persiste dans ses premiers projets; mais quel triste
amoureux ! quel frileux personnage 1 et quel rôle piteux, dont ne
voudrait pas un échappé de collège, il joue auprès de M»« Du Bourg !
Est-ce \k un type, est-ce un caractère? C'est un homme comme il
y en a beaucoup, nous dira-t-on. Soit; mais il est tout au moins insi-
gnifiant. — Veaucourtois offre des traits plus accentués. Mais, en
vérité, c'est là un personnage par trop réaliste ; il ne peut intéresser
qu'au point de vue médical et aiiatomique, et nous croyons ferme-
ment que le théâtre doit s'interdire de pareilles exhibitions : la scène
n'est pas un musée égyptien. — Quant à Mortemer, le héros de
M. Sardou, celui-là l Mortemer, qu'il a créé avec tant d'amour et de
complaisance, Mortemer-Don Juan, Mortemer-Lovelace, ne le voyons-
nous pas cesser instantanément d'être lui-même? ce dangereux
séducteur, de qui nulle femme ne semblait devoir obtenir crédit ni
merci, n'est-il pas vaincu, terrassé, dompté à la première escar-
mouche? Et bientôt après, quand la cooiédie fait place au mélodrame,
quand une péripé(ie banale (où certain cachet maternel joue avanta-
geusement le rôle de la croix de ma mère//) lui fait reconnaître un
fils en celui qui vient de l'insulter et de le provoquer au combat, le
libertin sceptique du premier acte devient-il assez pleurard ! a-t-il
assez d'attendrissements et d'effusions pathétiques!... Il est à remar-
quer, du reste, que le théâtre contemporain abondé en personnages
de cette nature, en caractères qui, pour les besoins d'un dénouement
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— 313 —
heureux, se démentent (out-à-coup de la façon la plus piteuse. A ne
consulter, en effet, que le répertoire de Tan dernier, voyez Montjoie^
d'Octave Feuillet; voyez cet homme vraiment fort, comme il s'appelle
lui-même, cet Encelade bravant la foudre, qui, lorsqu'on lui dit :
« Prenez garde, il y a une Providence », répond avec une si magni-
fique audace ; « Nous verrons bien ! » le cinquième acte ne fait-il pas
de lui un candidat au prix Monthyon? Voyez aussi, dans le Démon du
jeu, de Théodore Barrière, voyez Raoul en proie, ainsi que l'indique
le titre de la pièce, à toutes les fureurs de cette aveugle passion t
quelle éclatante conversion au dénouement, et comme Fauteur parait
convaincu et prétend nous convaincre que son héros ne touchera
plus une carte ! Ah ! ce n'est pas ainsi qu'a procédé Régnard à l'égard
de son joueur; il n'a eu garde de convertir Valère, pas plus que
Molière n'a converti Harpagon ou Tartuffe. C'est qu'on sentait alors
que le but de la comédie n'est pas de renvoyer le public attendri et
content, mats de lui donner une forte leçon morale pour la haine ou le
mépris que ne doit point cesser de lui inspirer celui que le poète a
présenté d'abord comme odieux ou ridicule et dont il a fait la person-
nification d'un vice ou d'un travers. Cette leçon devient impossible,
si on rend cet homme-là intéressant, et si, par un miracle soudain, il
peut dire comme Pauline dans Polyeucte : a Je vois, je sais, je crois,
je suis désabusé i » Le spectateur ne jugera ni dangereux ni même
blâmable un défaut dont il est si facile de se corriger, et personne
évidemment ne se corrigera.
L'aimable personnage d'Antoinette est, sans nul doute, la meilleure
création de M. Sardou, dans ses Vieux Garçons. H y a là beaucoup de
grâce, de fraîcheur. Y a-t-il aussi beaucoup de naïveté? Nous crain-
drions de l'affirmer. Antoinette fait bien des questions, et il en est
dans le nombre qui semblent faites par une jeune personne malicieuse
et sournoise dans le seul but de provoquer des réponses passable-
ment embarrassantes. M. Sardou, voulant faire de l'ingénuité, a eu
trop d'esprit. — Il ne serait pas, croyons-nous, sans intérêt de com-
parer la gracieuse Antoinette avec Tadorable Cécile du proverbe
d'Alfred de Musset, Il ne faut jurer de rien, d'autant qu'elles sont sou-
mises l'une et l'autre à une tentative de séduction : on verrait
qu'Antoinette, protégée par son amour pour M. de Nantya, ne court
pas le moindre danger dans le salon de Mortemer, tandis que Cécile,
seule, la nuit, dans un parc, avec Yalentin, qu'elle aime tendrement,
et qui, chassé par la baronne de Mantes, a juré de se venger sur sa
fille, est vraiment exposée au péril le plus grand ; on verrait que, si
Antoinette dit des choses charmantes^ la pureté la plus angélique n'a
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— 3U —
jamais parlé un langage plus enchanteur que celui de Cécile ; on yer-
rait enfin la différence qu'il y a entre un poète comme Alfred de
Musset, — le premier poète du siècle, à notre humble avis, c'est-à<
dire le plus vrai, le plus humain, — et un faiseur industrieux, un
habile metleur en scène, tel que M. Victorien Sardou.
Le rôle d'Antoinette a deux autres jolies scènes : celle du cinquième
acte, où la jeune fille raconte k M. de Nantya avec une candeur
suffisante ce qui s*est passé dans le salon de Mortemer, laquelle scène
a un ravissant modèle dans Lady Tartuffe, de M»« de Girardin ; et
celle du deuxième acte, lorsque Antoinette revient de POpéra. Là se
trouvent plusieurs de ces questions perfidement ingénues auxquelles
nous avons fait allusion ; mais, en somme, la scène est fort bien
faite et très-agréable, et puis elle apparlieol entièrement à M. Sardou,
trop souvent coupable de cueillir les pommas du voisin, pour qu'on ne
lui tienne pas compte de nous avoir donné du sien en cette cir-
constance.
Ceci dit, ces réserves faites, reconnaissons hautement le savoir-
faire, l'adresse, la dextérité, l'ingéniosité surtout, qui .^e révèlent dans
l'ensemble aussi bien que dans les diverses parties de la pièce;
applaudissons à la verve souvent heureuse du dialogue (il ne faut p9s
trop parler du style, qui supporterait difficilement une analyse
sévère) ; admirons comme il convient ces mille détails scéniques qui
viennent à chaque instant raviver l'action et la rendre plus piquante.
Mais avouons, en terminant, que les Vieux Garçons ne nous semblent
préférables ni aux Pattes de Mouche ni à Nos intimes.
L'exécution des Vieux Garçons au Théâtre des Variétés a été k peu
près satisfaisante. M. Simon-Mortemer a mérité quelques applaudis-
sements ; M. Maxime-CIavières a tiré un excellent parti d'un assez
mauvais rôle, et M. Hamilton a déployé, dans celui de Veaucourtois
un véritable talent de composition. — Antoinette, c'est M*« Maxime,
et l'on peut douter qu'à Paris même elle soit aussi heureusement per-
sonnifiée : car ce qu'il faut louer, ce n'est pas seulement le charme
infini que M"»« Maxime a répandu sur tout le rôle, c'est encore le tact
parfait, le goût sûr et délicat avec lequel elle a su dissimuler ce que
le langage d'Antoinette a parfois, sous prétexte de naïveté, d'un peu
téméraire ou d'un peu indiscret. — Les autres rôles étant très-effacés,
on ne pouvait en faire que bien peu de chose, et c'est ce qui a été
fait.
— Une reprise des plus heureuses vient d'avoir lieu, c'est celle de
la Vie de Bohême, cette o&uvre délicieuse de Heni^ Murger, que l'ex-
périence scénique de M. Th. Barrière Ta aidé à ipettre au théâtre.
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— 316 —
Dans la pièce comme dans le romao, que d'esprit l que d'originalité !
quelle excoDlricité de condaite, et quel pittoresque de langage i Et,
sous tant de folie apparente, quelle émoUon sincère ! quelle passion
vraie et profonde dans quelques cœurs d'élite i comme on savait
aimer et se dévouer dans ce monde-là !... Elle n'est plus qu*un sou-
venir, hélas I cette Bohème fantasque, tour-à*tour si joyeuse et si
désolée, mais toujours si philosophe l C'en est fait du pays latin ; G*en
est fait surtout de ses griseltes, elles ont passé les ponts ! — Au premier
rang des interprètes de la Vie de Bohême (dont Alexandre Dumas fils
a si bien fait son profit dans les meilleures parties de sa Dame auœ
Camélias)^ nous retrouvons nos trois vieux garçons de tout à Theure,
MM. Simon, Hamilton et Maxime, et nous n'avons que des éloges à
leur adresser ^ mais une mention particulière est due à M<m Hamilton,
qui a donné la physionomie la plus touchante an personnage si sym-
pathique de Mimi et qui, dans les derniers moments de la pauvre
fille, a profondément ému tout l'auditoire : c'était simple et pénétrant,
c'était vrai, c'était admirable.
On a repris aussi les PoçeurSy comédie en trois actes. Nous devrions
dire ébauche de comédie, car les types qu'on y fait défiler devant
nous ne sont guère que des silhouettes. Mais ces silhouettes sont
habilement découpées, et leurs évolutions joyeuses donnent naissance
à mainte scène d'un bon comique. — Il nous est agréable de signaler
le début très-heureux et plein de promesses pour l'avenir qu'a effectue
dans cette pièce une jeune personne de notre ville. A beaucoup de
charme et de distinction, k un organe k la fois doux et mordant
ajoutez l'intelligence, le goût, déjà même la finesse, et vous com-
prendrez sans peine que les premiers pas de M"« Marie Morel sur la
scène aient été encouragés par les applaudissements de toute la salle.
Mentionnons en passant un vaudeville en trois actes, la Station
Chambaudety qui nous a mis récemment en fort belle humeur. C'est
une de ces bouffonneries irrésistibles comme le Théâtre du Palais-
Royal, ce Conservatoire de la gaité française, en a tant dans son
répertoire ; mais c^est aussi une de ces œuvres signées Eug. Labiche,
où la veine comique est si abondante et où se décèle, à travers les
facéties les plus téméraires, une observation si exacte, quelquefois
même si profonde. On est là sur un terrain solide ; aussi peut-on
rire franchement et de bon cœur, sans être honteux bientôt après
d'un tel excès d'hilarité. En digne héritier de Picard, Eug. Labiche
réussit particulièrement les intérieurs bourgeois : le deuxième acte
de la Station Charnbauàet est, sous ce rapport, une excellente comédie.
— Deux artistes parisiens, renommés à des titres divers, M"« Lau-
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— 316 —
rentetArnal, sont venus nous donner quelques représentations.
M*"* Laurent a produit de Veffet. Nous sera-t-il permis d*avouer
toutefois que les exigences criardes du mélodrame nous paraissent
avoir gâté un talent qui était si remarquable lorsque, en 4849,
M"« Laurent créait à TOdéon Madeleine Blanchct de François le
ChampiP Hélas 1 ce n'est pas impunément qu^on devient premier raie
de la Porte-Saint-Martin ou de TAmbigu^ et il en coûte cher à un
artiste de se faire l'éditeur du pathos solennel et déclamatoire de
M. Victor Séjour.
On a été un peu froid pour Arnai. On n'a vu en lui qu'un comédien
hors d*âge, qui devrait bien se reposer sur ses lauriers. Et cependant,
avec un peu de bonne volonté, on retrouverait facilement TArnal
d'autrefois, ce charmant diseur, si fin, si ingénieux, si original avec
le naturel le plus parfait. Si la voix s'est affaiblie, si le regard a perdu
toute vivacité, si les lèvres n'ont plus qu'un pâle sourire, il resle
encore dans le jeu, dans le débit, mille choses qui permettent de
deviner tout ce qu'il y avait jadis, et Ton a sous la main tous les
éléments d'un travail de recomposition, qui ne serait pour l'esprit ni
sans intérêt ni sans charme. C'est ainsi que sur une médaille ou une
pièce de monnaie antique un numismate rétablit par la pensée une
effigie à demi disparue, des caractères presque entièrement effacés.
E. AMàLElC.
ENSEIGNEMENT.
SaleUi doBBés en eompositloii an Haecalaurtet, à la sessloi.
de novemhw^ i8M, par la Faenlté des Lettres de Teoloase.
(Suite et Bu).
Réponse de Tite-Lite à les amis qui le priaient de retrancher de son bistoirt
réloge de Pompée pour ne pas déplâtre à Auguste :
n Se nihil mutatumm. Qua enim fides foret cateris, si hac, principis gratia,
oondonarentur? — Pratereà historici officium esse, non solùm sine odio Tel
gratiâ, sed etiam sine melu scribere. — Gaterùm meliùs se de Augusto sentire,
quem non fugiat, ademptâ libéré loquendi iacnltate, nuUam laudantibus auctori-
tatem superesse. — Se non felioes tantùm et triumpbantes laudare Telle. »
Ciceronis ad amicum epistola qui oratorem, à pbilosopbia studio, posl Casaris
▼ictoriam revocare tentaverat.
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Miratar hoc studii genus sibi ab amico propler iranitalem exprobrari. — Quùm
leges jadiciaqae opprimantar, quùm unius arbitrio reganlar public» ret, qui spe
aut ad forum redeat ant in senatu Terba faci&t? — Quod ad se atUnet, in phllo-
aopbiâ quietem ac 9o1atinm inyenit, qu» nemo seni et prasertim misero jure
inyideat.
Saint Basile à des esclayes païens que leur maître, devenu chrétien, tient
d'affranchir.
Jam non senros, sed iiberos hominet alloquor. Grato igitur animo herum co!i(e
qui Yot serritio exemlt, sed multd magis Ghristum qui mentem illius flexit, miti-
gayitque. — Quo autem pacto polissimùm Ghristo débita gratia referetur? Factis,
non verbis. Rectè vivatis, fratern& amicitii omnes homines prosequamini. Tum
Ghristus ?os multd majori etiam mercede donabit. Animum enim, ut corpus ves-
trum, senritute liberabit, et tos Ghristi famulos fieri dignabitur.
Valerius in Horatium, sororis sun interfectorem.
Verba facieoti adversùs Horatium inyidis crimen subeundum esse ; et profeclè
tacuisset, nisi de publicâ utilitate ageretur. — Superbumne adolescentem yictoriA
elatum patientur diyina humanaque jura conculcare, ità ut nemini dvium tutô
jam Ti?ere liceat?-^ At patriam serraTit... sno sceleri pana, ut virtuti merces,
debetur. — Per urbem victor oTans incedat ! — Psnas soWat méritas legum
yiolator.
Julianus imperator edicto yetuerat ne christiani, antiquitatis contemptores, ut
jactabat, et hnmaniorum litterarum eversores, scholas aut discipuli frequentarent,
aut regerent magistri. — Fingetis christianum quemdam, non modo pietate, sed
scientiâ et eloquentîA clarissimum, epistoU ad Imperatorem Julianum scriptâ,
orantem ut sibi fratribusque suis per edicta liceat discere ac docere litteras.
Péridès exhorte les Athéniens à bâtir un temple à Minerve.
Fortunam Urbis laudat. — Gujus autem numinis benefido hoc omnia debentur,
nisi Palladis, qu», quùm urbem suam à Persarum impetu servayerit, yiolata ipsa
et sacrilegis manibus incensa, quinquagesimum hune annum sub Dio habitat. —
iEdificandum igitur leinplum, ipsamque ebore atque auro constituendam Deam. —
Non defuturos tanto operi artifices, inter quos Pbidiam memorabit amicnm sunm,
propè di?ini mortalem ingenii.
GHRONIOUE.
Tout se prépare pour la prochaine Exposition des Beaux-Arts et
de rindustrie qui doit avoir lieu, à Toulouse, le 4 6 juin prochain.
Tandis que de nombreux ouvriers achèvent, sous la direction de
M. Tarchitecle de la ville, les travaux d'appropriation des Jacobins,
les demandes affluent déjà aux bureaux de la Mairie en vue de dési-
gner les produits et de déterminer la place dont chaque exposant
croit avoir besoin. Plus de cent cinquante lettres sont déjà parvenues*
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La région de TEsl, Lyon et Marseille surtout, paraissent deroir fournir
un riche contingent à FExposition toulousaine.
Les Beaux-Arts préoccupent aussi le Ck)mité d'organisation. Une
sous-commission est chargée de choisir, dans les bâtiments des
Jacobins, la place qui, par la distribution du jour et la salubrité du
local, convient le mieux.
Tous les travaux seront achevés avant l'époque fixée.
Par décret, en date du 18 mars, M. Lavocat, professeur à l'Ecole
vétérinaire de Toulouse^ a été nommé directeur de rétablissement,
en remplacement de M. Prince, décédé. Cette nomination, que jus-
tifient les longs services de M. Lavocat, son savoir et la parfaite
honorabilité de son caractère, a trouvé en ville une sympathie
générale.
M, N. Joly, professeur à notre Faculté des Sciences, vient de faire
h Paris de nouvelles Conférences sur les Générations spontanées et sur
VHomme fossile, La Revue de l'Instruction publique termine ainsi le
compte-rendu qu*elle leur a consacré : « Les deux Conférences de
M. Joly ont eu le succès qu'elles méritaient, et Téminent professeur
de la Faculté de Toulouse devra, ce nous semble, emporter un bon
souvenir de l'accueil fait à son talent, à son savoir et à la sincérité
de ses convictions. »
♦ ♦
Nous avons à signaler un nouveau vide dans les rangs de la presse
toulousaine : après beaucoup d'agitation et de bruit, VEtincelle a
cessé de paraître. Cette feuille justifiait son titre ; elle étincelait d'es-
prit. Jamais, à notre connaissance, « la petite presse n de Toulouse
n'avait rencontré pareil filon. Mais que d'alliage l Frondeur, violent,
ce journal était un emporte- pièce. Chaque rédacteur y prenait un
masque, souvent deux, quelquefois trois. De là le mal. Le masque
pousse à des hardiesses qu'on ne se permettrait pas à visage découvert.
On croit égratigner, on écorche ; on croit n'effleurer que la peau, on
va jusqu'au cœur. Qu'arrive-t-il ? c'est qu'à force de lancer des
pétards dans les jambes des passants, on indispose, on irrite, et
VEtincelle était devenue trop souvent un théâtre de provocation et de
lutte. Le métier de journaliste est très-embarrassant, nous le savons.
C'est toujours la fable du Meunier, son fils et l'dne ; on ne saurait plaire
à tout le monde. Et cependant, il faut des lecteurs ; on en veut à tout
prix ; et comme une fade tisane leur répugne, on leur sert des
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— 349 —
liqueurs fortes. 11 y a deux cents ans et plus. Fauteur cl*une gazette
en vers, Loret, exprimait ainsi cet embarras :
Voyez quelle est moD iofortaie I
Si je pique un peu, j'importune ;
El lorsque je ne pique pas,
Mes vers sont froids et sans appas.
Adieu donc Juliette, Caterînette, Ophélia, Rosalinde , Zézanna;
adieu Rigoletto, Lanfranc, etc., etc. ; les travestissements cessent,
le bal masqué est fini , et vous rentrez dans la vie commune. Allez-
vous y porter voire fougue et votre humeur hargneuse? Non, sans
doute. VEtlneelley —il faut dire le bien comme le mal, — commen-
çait à se ranger, quand la mort Ta surprise. Elle était moins agressive,
!»ans cesser d'être spirituelle. Ce changement datait de sa seconde
résurrection (à sa troisième ^ elle sera tout à fait sage), du jour où la
direction est passée à M. Edgard Pouget, un écrivain-protée, signant
Juliette y Desgenaii, Amalviva, Lionel, Didier^ etc., et toujours recon-
naissable, sous toutes ces métamorphoses, à Télégance de sa plume
et â la sûreté de son jugement. Mais, pourquoi VElincelle a-t-elle
cherché k se survivre? Pourquoi cette brochure qui s'étale à la
vitrine des libraires ? L'encre en est bien noire et la couverture bien
rouge. Nous regrettons de ne pouvoir appliquer k V Etincelle le
mot de Shakespeare : AlVs wel that ends well ; tout est bien à qui
unit bien.
*
Un recueil littéraire, qui a toutes nos sympathies comme il a celles
de toutes les personnes qui connaissent Texcellence de sa rédac-
tion, la Revue française est en péril. Frappée par un premier jugement
pour avoir empiété sur un terrain qui lui est interdit, la Revue est en
appel. Si nos vœux pouvaient la sauver, sa cause serait bientôt
gagnée.
Vllluslration du Midi a fait peau neuve. Par son luxe typographi-
que et la beauté de ses gravures, elle est aujourd'hui une des publi-
cations les plus remarquables de la province.
> Mous recommandons aux personnes qui suivent avec intérêt les
let^uresdu soir au Capitote^ une brochure, sans nom d'auteur, qui se
vend chez tous lt:s libraires. Ce compte-rendu est le plus exact qui
ait été publié sur les Conférences.
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— 320 —
♦
Encore une bataille gagnée en faveur de la décentralisation. Noas
lisons dans la Guierme, de Bordeaux :
« Le Théâtre-Français a donné hier la première représentation de
Nos Ennemis, comédie en trois actes en prose, de notre collaborateur
M. Charles de Balz-Trenquelléon. C'est un succès brillant, complet
et légitime. Le premier acte, favorablement accueilli par le public
distingué qui assistait à cette représentation, est semé de mots et de
petits jeux de scène qui ont été fort goûtés. Le deuxième acte, plein
de brio et de mouvement^ se termine par un coup de théâtre, qui a
fait éclater la salle en applaudissements de bon alol. A partir de ce
moment, la cause de Fauteur était gagnée, et le troisième acte, où
rémolion et la gaité sont combinées avec un art délicat, a paru le
digne couronnement de Fœuvre. Le nom de Pauteur a été proclamé
au milieu des bravos unanimes de rassemblée, qui voulait lui
décerner une ovation à laquelle il s'est dérobé. »
*
* *
L'Académie des Jeux Floraux a termina le jugement du Concours
de 1865. Sur huit cent-douze pièces de vers présentées, huit ont été
distinguées par l'Académie.
En voici la liste :
L'Ode à Alfred de Musset, par M. Léon Valéry, contrôleur des con-
tributions aux Sables-d'Olonne, a remporté l'Amaranthe d'or, prix du
genre et de l'année.
L'Ode intitulée : Les Voix de là Plage bretonne, par M. G. d'Audeville,
de Nantes, a obtenu une Amaranthe réservée.
La NiUure et Dieu dans Vkumanité, ode, par M^^* Nathalie Blanchet,
a obtenu une Violette.
La Maladeita, ode, par M. Stephen Liegeard, a reçu un Souci
réservé.
Babylone, ode du même auteur, a obtenu encore un Souci réservé.
Le Fond du Panier^ poëme, i>ar M. Paul Juillerat, a eu un Œillet.
La Dame du Lac vert, ballade, par M. Stephen Liegeard, a remporté
le Souci, prix du genre.
La fable Le Loup et les Agneaux, par M. Delphis de la Cour, a obtenu
une Primevère réservée.
Aucun des discours en prose, dont le sujet était : VEloge de Ray-
nouard, n'a été distingué par l'Académie.,
*
P. S. Au moment de mettre sous presse , nous apprenons la mort^
de M. Félix Assiot, un des plus honorables chefs d'institution de Tou-'
louse.
Toulouse, 4«» avril 4865. F. Lacoikti.
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ACADÉMIE DES JEUX FLORAUX. — CONCOURS DE 4865.
A ALFRED DE MUSSET*
ODE QUI k REMPORTÉ l'aMARàNTHR D*0R, PRIX DU QKKRI,
PAR ■• LÉOn VAURY (i).
Dort-tn content. Voltaire, et ton Udenx sonrirt
Yoltige«t^U encor sur tet oe déebarnéif
(AU. DE MUMIT, dus BoUa).
Dors-tu content, Musset?... Ce terrible mystère
Que l'œil ne peut percer et sonde en frissonnant,
Ce secret du trépas, qu'à l'ombre de Voltaire
Tu demandais en vain..., tu le sais maintenant!
Et je viens à mon tour interroger ta cendre :
Oh ! Dis-nous^ dans la tombe, où tu viens de descendre.
As-tu trouvé la vie ou trouvé le néant?
La mort, que tu cherchais, fidèle à ses promesses.
En soufflant sur ton cœur et desséchant tes os,
A-t-elle dans ton âme endormi tes tristesses ?
(1) Si Doos avions à assigner un caractère à notre ode, c'est dans le genre philo-
sophique que nous la classerions, tant pour la nature de la forme que pour celle
du sujet. C'est à ce genre, en effet, qu'elle se rattache par lee tendances du poète
dont nous parlons et par les funestes effets qu'elles ont exercés sur Fesprit de la
génération actuelle. Considéré à ce point de vue, le sujet se prêtait mal aux élans
impétueux du lyrisme, et nous avons écarté avec intention tout le fatras suranné
d'un enthousiasme factice, qui glace au lieu d'émouvoir. Ce que nous aurions voulu
mettre dans notre ouvrage, c'est la vigueur de la pensée, la clarté de Pexpression^
pour refléter ainsi, autant que possible, les qualités distincUves de Fauteur des NuiU
et de RoUa, Nous avons également employé un rhytbme familier à Musset, celui
des Stancet à la MaUbrm, pour rappeler ainsi sa manière favorite.
Tome xxi«, 6* Livraison. * S 4
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Ne t*arrive«t-il rien des terrestres échos?
La muse, qui t'aimait, te parie-t-elle encore,
On l'étemelle nuit n'est-elle que l'aurore
De l'étemel oubli, de l'étemel repos t
Dors-tu content, Musset?. •• Quels lugubres fantômes
Assiègent ton sommeil sur ton dur oreiller?
Combien faut-il au temps, petits comme nous sommes,
Pour consumer nos chairs, où les vers vont fouiller?
Ne sens-tu pas bondir ton squelette sonore.
Quand l'enfant-du Tyrol, Tamant de Belcobre,
De ses ricanements Frank vient te réveiller?
Oui, tu dois secouer ta lourde léthargie.
Quand il visite aussi ton ténébreux séjour,
Rolla, qui s'éteignit dans sa dernière orgie,
En outrageant la mort et profanant l'amour!
Tu dois sentir tes os tressaillir d'allégresse.
Quand don Paez, couvert an sang de sa maîtresse,
A ton morse cercueil vient firapper à son tour !
Où lesa-t-il trouvés, ton infernal génie,
Ces atroces amants qui nous glacent d'eSroi,
Ces blasphèmes sans nom, ces râles d'agonie f
Où les avais-tu vus, ces débauchés sans foi,
Ces types de damnés, aux faces convulsives?
Si tu nous les peignis sous des couleurs si vives,
Estril vrai qu'à dessein tu les calquais sur toi ?
VoilA, pourtant, voilà quel monstraeux cort^e
De spectres grimaçants, dans tes rêves éclos.
Fait passer sous nos yeux ta muse sacrilège !...
Et, pourtant, au milieu de ces hideux tableaux,
Un visage perfide, une maîtresse aimée.
Quêta bouche maudit, mais n'a jamais nommée.
Et dont le souvenir se mêle à tes sanglots t
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Oui^ toujours cette femme, image fantastique.
Qui miroite à les yeux et trouble ta raison ;
Et des cris étouffés dans ta voix sarcastique ;
Et, dans ses cris confus, le mot de trahison !...
U est là, le secret de cette étrange fièvre,
De ce doute rongeur qui fit pâlir ta lèvre.
Et dans ton jeune sang circuler lé poison !...
Eh ! qui de nous, Musset, ne porte une blessure
Dont le cœur saigne encore, et n'eut ses jours amers t
Qui de nous, qui de nous n'a senti la morsure
D'une dent venimeuse, attachée à ses chairs?
N'avons-nous pas aussi, par une loi commune.
Vu nos illusions tomber, une par une.
Et succéder le deuil aux rêves les plus chers?
Mais ne savais-tu pas que d'ombre et de lumière
Les plus brillants tableaux composent leur beauté *,
Qu'il n'est rien d'éternel dans la nature entière,
Et que tout ici-bas a son double côté ?
Mais ne savais-tu pas, par ta propre faiblesse,
Le néant de la vie et le peuque nous laisse
De nos enchantements l'ftpre réalité ?
Tu le savais, Musset ! Et quand notre existence
De joie et de douleur mélange ainsi son cours ;
Quand tu livrais toi-même aux vents de l'inconstance
Le plus pur de ton cœur, les plus beaux de tes jours ;
Quand rien ne peut remplir le vide de notre âme.
Tu suspendis ta lèvre aux lèvres d'une femme,
Et tu lui demandais d'immortelles amours !
Par quel égarement, par quelle folle envie,
Ta muse se prit-elle à distiller le fiel ?
Pourquoi repoussas-tu la coupe de la vie,
Parce qu'un peu d'absinthe avait troublé son miel t
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Insensé ! Pour un monstre oublier la nature ;
Calomnier Famour pour une âme parjure.
Et douter du soleil pour un nuage au ciel !...
Lorsque, ainsi tourmenté par cette triste histoire.
Qui parmi tes soupirs se trahit tant de fois,
Tu blasphémais le ciel, n'avais-tu pas la gloire,
L'amitié, qui jamais ne fut sourde à ta voix ?
Pour répandre à plaisir ton ironie amère.
Pour nier la vertu, que t'avait fait ta mère ?
Que t'avait feit le Christ, pour insulter sa croix?
Le Christ 1 n'avait-il pas, ce modèle sublime.
Assez vu d'apostats ? Et, marchant à leur rang,
Te fallait-il, Musset, à la douce victime
Verser encor le fiel et lui percer le flanc ?
Si tu n'aperçus pas sa divine auréole.
N'était-ce pas assez qu'il eût, par sa parole.
Régénéré le monde, inondé de son sang ?
Et tu ne songeas pas, toi, dont l'âme était pleine
De poignantes douleurs, de navrants souvenirs,
Qu'il avait essuyé les pleurs de Madeleine,
Et que lui-même fut le premier des martyrs!
Et rien ne t'inspira» dans ta longue souffrance.
D'aller à ses genoux demander l'espérance.
Et verser dans son sein tes humbles repentirs !
— « Il n'est plus, disais-tu, dans un sombre vertige !
» La croix du Golgotha, flambeau des anciens jours,
> Sur son pied vermoulu s'affaisse sans prestige,
» Et le temps loin de nous l'emporte dans son cours!..
Pour voir s'il vit encor, ce signe qu'on révère,
Regarde donc, Musset, à l'arbre du Calvaire
Aboyer l'athéisme et le saper toujours !••.
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Elle a porté ses fruits, la funeste semence
Qu'en creusant ton sillon tu jetas jusqu'au bout !
Vois ! la moisson est riche et le champ est immense
Ce sont là tes enfants qui surgissent partout...
Il a soufflé sur eux, ton fatal scepticisme !
S'ils n'ont point ton génie, ils ont plus de cynisme...
Et le Christ n'est pas mort, et la croix est debout !
Il n'est pas mort, Musset ! Tu l'avais dit trop vite !
Tu lui jetas trop t&t tes défis insultants ;
EUo aura beau germer, cette graine maudite
Des Frank et des Rolla, que tu semas vingt ans ,
Ils n'ébranleront pas la croix du divin Maître.
Eh! qui donc sera Dieu, si Dieu cesse de l'être.
Si, comme tu l'as dit, Jésus a fait son temps ?
Qui fera sur nos fronts, comme aux jours des Apôtres,
Luire l'esprit divin, en colonnes de feu ?
Si nos dogmes sont faux, montrez-nous donc les vôtres,
Orgueilleux, qui croyez pouvoir détruire un Dieu,
Parce que vous savez, avec un ton superbe.
Torturer le Sanscrit et conjuguer un verbe.
Dans la langue d'Eschyle ou dans un livre hébreu !...
Qui la remplacerait, la céleste doctrine ?
Quel serait le Sauveur, quelle serait sa loi?
Car tu l'as dit, Musset, un jour que ta poitrine
En généreux transports éclatait malgré toi ;
Oui, tu Tas dit: « A l'homme il faut une croyance,
« Puisque l'homme ici-bas a besoin d'espérance,
« Et puisque l'espérance est fille de la foi ! »
Et maintenant que j'ai recueilli pour ta gloire
Ces mots, tombés un jour de ta bouche de feu, ^
Où ton cœur, consumé par le besoin de croire,
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Faisait de son néant le solennel aveu.
Laisse-moi devant toi m'incliner, 6 poète !
Et, ma lèvre attachée à ta lyre muette^
Sur tes restes bénis pleurer et prier Ueu !
Laisse-moi, laisse-moi, Muse trop tftt éteinte !
Ecouter à genoux ces accents inouis,
Où ton luth éploré^ confident de ta plainte,
Soupirait tes regrets et tes mortels ennuis !
Que je m'enivre encor de cette voix, si tendre
Et si triste à la fois, qu'on dirait, à l'entendre,
L'ange de la douleur, sanglotant dans tes NuiU !
Dis-nous la Malibran, cette harpe vivante.
Ce nom mélodieux, par tes vers consacré,
Qui, pareil à celui de Béatrix du Dante,
Triomphera du temps, pour t'a voir inspiré !...
Oh ! qui ne les connaît ces stances, dont les charmes
Donnent tant de douceur et de prix à tes larmes.
Que l'on voudrait mourir, pour être ainsi pleuré !
Montre-nous ces tableaux, si pleins de poésie.
Qu'on sent, en les voyant, que, sur tes chauds rayons
Les cieux de la Sicile et de TÂndalousie
Ont, avec leur azur, versé tous leurs rayons ! ^
Peins-nous au sein des flots Venise et ses gondoles ;
Venise, s'endormant au chant des barcaroles,
Et Madrid, s'éveillant au bruit des carillons !
Dis-nous surtout ce chant, doux comme une prière,
— Au barde de Saint-Point hommage fraternel, ^ -
(4 ) C*iOiit06 dTEspagne et dlulie.
(î) Lettre à LamartiDe.
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Où ton cœur, effrayé de sa propre misère.
Pour y chercher l'espoir s'élançait vers le ciel !
Oui, dis-nous-Ie, Musset, que toute gloire estvaine^
Tout amour inconstant ; mais que, pour l'âme humaine,
U est un meilleur monde et qu'il est étemel!
Quand Dieu te l'inspirait, cet aveu qui console.
Et que tu confiais au sein de l'amitié;
Quand Dieu te l'inspirait, ft toi, chantre du sàulb !
C'est que de tes erreurs il dut avoir pitié ;
C'est qu'il avait au vrai ramené ton génie.
Et que déjà du Christ la clémence infinie
Voulait te pardonner de l'avoir renié.
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CONFERENCES ET LECTURES PUBLIQUES DU CIPiTOLE.
Séaice da S5 mars 4865.
L'aneteime Université de Tonloase.
MUDAMBS ET MESSIEURS^
Dans ma première Conférence, — Conférence qui ne pouvait néces-
sairement être qu'un cadre et un préambule, — j'ai signalé les quatre
grandes institutions qui dominent le passé de Toulouse et qui lui
donnaient jadis sa vraie physionomie sociale. Ces quatre institutions,
d'où découlait toute influence, qui attiraient tous les hommages et
autour desquelles gravitaient toutes les ambitions, sont l'Eglise, le
Parlement, le Capitoulat et l'Université.
Après avoir, dansquelques phrases sommaires, simplement énuméré,
tout au plus esquissé, ces imposantes figures du passé, mon plan, —
plan ambitieux peut-être si Ton mesure la grandeur du sujet à la
taille de l'orateur et si Ton considère aussi la brièveté du temps qui
est accordé à chacun de nous dans ces Conférences hebdomadaires, —
mon plan, dis-je, consisterait à détacher Tune après l'autre les insti-
tutions du Vieux Toulouse et à les étudier séparément.
Vous le voyez. Messieurs, le but est intéressant pour nous; il est
digne d'exciter la généreuse émulation des écrivains. Plusieurs Tont
poursuivi avant moi. Des érudits, des archéologues ont dirigé vers le
passé de notre ville leurs studieuses et patientes investigations. Sans
rappeler les ouvrages célèbres des Catel, des dom Vaissette, des
Lafaille, des annalistes et des chroniqueurs, nous avons vu de nos
jours le savant M. Du Mège réunir dans quatre volumes les résultats
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de ses laborieoses recherches sur les ÎDstitutioDs de la ville de Tou-
louse; nous avons vu surgir de remarquables monographies dues à
la plume de MM. Bénech, Rodière, Gatien-Amoult et d'autres mem-
bres disUngoés de nos Sociétés savantes. C'est pour moi un devoir
de constater, au début de cette Conférence, le charme et le profit que
j'ai Utmvés dans la lecture des travaux de mes prédécesseurs.'
L'histoire ne s'improvise pas, elle est le fruit de recherches succes-
sives, le résultat d'une série d'alluvions intellectuelles, il n'y a pas
plus de honte à profiter du travail de ses devanciers, qu'il n'y en a,
dans l'ordre industriel, à jouir des bienfaits que nous ont valus les
grandes découvertes du siècle.
Celui qui s'avance dans ce champ profondément labouré de l'his-
toire doit, en outre, y porter une r^le de conduite définie par ces
deux mots bien nets : Sineéritéf modération.
Sincère d'abord, l'historien dira, sans fard ni mensonge, ce que
l'étude et l'observation lui apprennent; il montrera le passé tel que le
lui révèlent l'examen attentif des faits et la critique impartiale des
idées. Il ne doit, sous peine de manquer é son mandat, chercher dans
les siècles écoulés ni un prétexte pour la flatterie, ni une occasion
pour le dénigrement systématique. Chaque pér